LeLivreaMetz25 — Leila Slimani est l'invitée d'honneur de cette édition du Livre à Metz. Hier, le festival s'est lancé sur une discussion très attendue entre elle et Laurent Gaudé. Ce samedi matin, elle donne à nouveau rendez-vous aux festivaliers pour présenter sa bibliothèque idéale. Et on ne rate jamais une occasion de récolter de nouvelles recommandations littéraires, surtout lorsqu'elles viennent d'une autrice comme Leila Slimani.
Prodige des lettres et chouchou des médias, Prix Goncourt dès son deuxième roman pour Une chanson douce en 2016, représentante personnelle du président de la République pour la francophonie, co-autrice de la cérémonie d'ouverture des Jeux Olympiques... laissez-nous nous permettre de le dire : Leila Slimani est la Kilian Mbappé de la littérature française.
Elle vient de sortir aux éditions Gallimard J'emporterai le feu, qui clos sa trilogie du Pays des autres, fresque familiale directement inspirée de la vie de ses grands-parents. Dans ce dernier volet elle raconte la vie de Mia et Inès, filles de la troisième génération de Belhaj qui grandissent dans les années 1980 et qui, comme leur mère, leur tante ou leur grand-mère, vont se battre pour affirmer leur liberté.
Aujourd'hui, Leila Slimani n'est pas là pour parler de son oeuvre, mais de celles qui l'ont marquée et incitée à prendre la plume. « C'était très difficile de choisir 5 oeuvres, nous dit-elle. Alors j’ai décidé de partager les livres qui me font écrire. Qui, quand je les ouvre, provoque en moi un pulsion créatrice. »
Cinq oeuvres déterminantes pour Leila Slimani, qui sont « tous des livres sur le corps, sur la domination, sur une forme de colonisation et sur la violence qu’elle engendre ». Le premier mis en avant est Un lit de ténèbres, de William Styron (trad. Michel Arnaud). Grand auteur américain, qui vient, comme Faulkner, du sud des États-Unis. Un homme qui s’est battu contre la ségrégation, notamment connu pour avoir écrit Le Choix de Sophie.
L'auteur touche Leila Slimani pour sa personnalité. C'est un homme qui a fait l'expérience de la dépression profonde, presque de la folie, il en a fait un livre : Face aux ténèbres. C'est aussi un homme, nous dit-elle, qui « s’est mis dans la peau de "l’autre" », avec son livre Les Confessions de Nat Turner. Pour cela il fut persécuté chez lui, forcé de partir vivre en Europe.
Un lit de ténèbres est un livre de 600 pages, qu'il a écrit à l'âge de 25 ans. Assez étonnamment, il y raconte l’histoire d’un homme agé, brisé par la vie : quand le livre s’ouvre, il attend le cercueil de sa fille décédée. « C'est hallucinant qu’un homme de 25 ans fasse preuve d’autant de maturité », remarque l'autrice. Leila Slimani nous en lit l'incipit — elle le fera pour chacun des livres présenté ce matin — et ne peut s'empêcher de conclure sa lecture par un « c'est beau » qui provoque les rires de la salle.
« Quand je suis bloqué, je l’ouvre, je lis quelques pages et quelque chose se passe en moi, j’ai à nouveau envie d’écrire », nous explique-t-elle. « Quand on lit ces pages, on a presque l’impression de sentir le whisky. Cette manière d’écrire l’alcool, l’addiction, la perte de repère… ça donne une langue d’une beauté extraordinaire ».
« C’est un auteur qui a cotoyé le mal. Il sait que l’homme est capable de désirer l’annihilation de l’autre ». Dans ce livre William Styron pose la question : « comment survivre dans un monde où un tel mal existe ? ».
La deuxième oeuvre présentée est L'oeil le plus bleu, de Toni Morrison (trad. Jean Guiloineau). C'est le premier roman, sorti en 1970, de celle qui deviendra plus tard Prix Pulitzer et Prix Nobel de Littérature. « Je pourrai parler d’elle pendant des heures et des heures », nous confie Leila Slimani.
Dans ce roman, Toni Morrison raconte l’histoire d’une petite fille qui rêve d’avoir les yeux bleus, et qui pense que si c’était le cas, tout serait différent, le monde serait beau : « c’est quelque chose qui m’a aussi travaillée dans ma vie personnelle : qu’est ce que c’est un corps, un corps différent, un corps dominé ».
« Mon corps était absent de tout ce que je lisais, de tout ce que je voyais, des canons de beauté, il n’existait nulle part. Ce rapport à la blancheur a aussi existé dans ma jeunesse », nous explique Leila Slimani. Ce qui lui a permis de « saisir immédiatement de quoi elle voulait parler dans ce livre : notre corps a une place dans ce monde qui n’est pas la même que les autres ».
Un roman d'une grande violence, aussi, « qu’on perçoit très bien, mais qui parait polie, jolie », précise l'autrice. Toni Morrison fut éditrice avant d’être écrivaine, « donc elle avait une vision très précise de ce qu’elle attend de ses lecteurs. Elle cherche à les bousculer, à les mettre mal à l’aise ». Dans L’oeil le plus bleu, elle nous met face à des scènes absolument épouvantables. Des scènes d’une grande violence. Il y a notamment le personnage du père, odieux, violeur, mais qui n’est jamais jugé par Toni Morrison, qui est presque traité avec affection. « Elle nous oblige à nous pencher avec la même attention sur chaque personnage ».
C'est ensuite au tour de Saison de la migration vers le Nord, de Tayeb Salih, auteur du Sud-Soudan : « À un moment ou à un autre de sa vie, quand on est un écrivain qui s'intéresse à la colonisation, au corps, à la langue coloniale dans laquelle nous écrivons, nous sommes amenés vers Tayeb Salih ».
Ce livre s'est forgé une certaine légende, car c'est le seul roman qu'a écrit Tayeb Salih, « il a écrit ce livre et il a disparu », nous explique Leila Slimani. C'est un auteur qui réfléchit « de manière extrêmement moderne » sur la question de la colonisation. Son personnage revient du Royaume-Uni, pays colonisateur, où il a fait ses études, et cherche un entre-deux entre « l’identité de l’humilié, et l’identité du résilient ». Mais on se rend compte que c’est un meurtrier : « un livre encore une fois très violent ».
Le personnage principal est « fasciné par cette violence, en même temps il sent qu’elle va le contaminer ». Ce livre nous montre ainsi comment « la violence de la colonisation peut faire de vous quelqu’un de monstrueux ». Enfin, l'autrice franco-marocaine nous dévoile une citation très importante pour son travail d'écrivaine, qu'elle tire de ce livre : « je parle anglais sans culpabilité, mais sans reconnaissance non plus ». « Une phrase que je pourrais moi-même utiliser pour la langue française », ajoute-t-elle.
Enfin, deux autrices majeures de la littérature européenne du XXe siècle viennent cloturer cette liste. Virginia Woolf d'abord, et son Mrs Dalloway (trad. trad. Marie-Claire Pasquier), qui fête son centenaire cette année. « Là aussi, comme Styron, c’est aussi un livre qu’on peut picorer, prendre des passages puis le reposer », avance Leila Slimani, pour rassurer ceux à qui la prose de Woolf ferait peur.
Écrit au début du XXe siècle, « un moment fertile pour le paysage littéraire, artistique et intellectuel en Europe », il présente la journée d’une femme de l’aristocratie britannique, dans tout ce qu’elle a, à première vue, de plus conformiste. « C’est un monde féminin, que les hommes du roman moquent parfois. Mais ce monde est infiniment plus complexe qu'il n'y parait, il est riche de poésie, d’angoisse, de profondeur... »
On suit donc Mrs Dallaway, mais aussi plusieurs autres personnages qu'elle croise dans la rue, qui ont eux aussi leurs propres pensées et leurs préoccupations. « C’est un des plus beaux livres qui n'ait jamais été écrit », annonce sans peur Leila Slimani.
Quand elle le lit, elle se demande : « comment a-t-elle fait ça ? Ça parait impossible ». « Elle a inventé une manière d’écrire d’une modernité et d’une humanité ahurissante, ajoute-t-elle, elle a réussi à saisir la voix qu’on a tous à l’intérieur de nous ».
Il y a aussi des idées politiques dans ce roman « contrairement au portrait qu’on fait souvent d’elle, Virginia Woolf était une autrice politique », nous assure Leila Slimani : « son suicide, qu’on décrit souvent comme l’acte d’une femme folle et dépressive, je crois plutôt qu’on peut le rapprocher du geste de Zweig ».
Dernier livre présenté : Un barrage contre le Pacifique, de Marguerite Duras. « Comme Woolf et Morrison, je considère Duras comme une de mes meilleures amies, nous confie Leila Slimani, elle me console, elle me soutient » . « J’ai tout lu d’elle, j’ai toujours avec moi son livre Ecrire », ajoute l'autrice.
Découvert à l'âge de 15 ans par l'autrice franco-marocaine, « Un barrage contre le pacifique a changé ma vie, dit-elle, ça a été une déflagration, une déflagration physique ». Ce roman, publié en 1950, raconte comment la mère de Marguerite Duras achète un terrain qui s’avère inutilisable, et comment elle essaye en vain de dresser un barrage pour sauver ce terrain.
Un livre qui a marqué Leila Slimani au plus profond « pour la moiteur de l’environnement, pour la manière dont elle décrit les corps, dont elle parle de la famille ». « C'est aussi un livre qui raconte la chute et la place qu’on laisse à celui qui est marginalisé », résume-t-elle.
Enfin, et c'est le point commun entre tous les livres présentés ici, Un barrage contre le Pacifique, qui se déroule en plein contexte colonial, comprend une dimension profondément politique. « On l'oublie peut-être, mais elle a été extrêmement critiqué pour avoir parlé "écorché l’image de la France" en parlant de la colonisation. Je ne sais pas si on mesure le degré de subversion qu’il fallait pour raconter une histoire pareil ».
Crédits image : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - À Metz, le livre tiendra tête (et dragée haute) pour le festival
Par Ugo Loumé
Contact : ul@actualitte.com
Paru le 23/01/2025
432 pages
Editions Gallimard
22,90 €
Paru le 01/01/2019
364 pages
Editions Gallimard
8,00 €
Paru le 01/10/1996
172 pages
Actes Sud
6,60 €
Paru le 01/05/1983
604 pages
Editions Gallimard
13,30 €
Paru le 07/11/2024
248 pages
Christian Bourgois Editeur
20,00 €
Paru le 01/08/2015
368 pages
Editions Gallimard
8,00 €
Paru le 27/02/2025
732 pages
Editions Gallimard
62,00 €
Commenter cet article