Figure incontournable de l'afrofuturisme, Nnedi Okorafor est une romancière née en 1974 aux États-Unis de parents igbos nigérians. Ses œuvres, fortement marquées par ses origines, explorent des thématiques telles que l'identité et la culture africaines, le féminisme et le pouvoir des femmes, la technologie vue d'un prisme autre que celui de l'occident.
Le 04/04/2025 à 10:00 par Anne-Charlotte Mariette
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04/04/2025 à 10:00
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Son travail a été récompensé de nombreux prix comme le prix World Fantasy (2011) et le prix Imaginales (2014) pour son roman Qui a peur de la mort ?, le Nebula (2015) et le Hugo (2016) du meilleur roman court pour Binti ou encore le Locus du meilleur roman pour jeunes adultes (2018) avec Akata Warrior.
Avec La mort de l’auteur, Nnedi Okorafor signe un nouveau roman de science-fiction hors des clous et hors du temps, dans la collection Ailleurs et demain des éditions Robert Laffont (trad. Fabien le Roy).
Si le roman s’apparente au premier abord à une fresque familiale, le récit qui nous est offert par l’autrice prend une dimension sans égal à mesure que l’on progresse dans celui-ci.
Le véritable art du conteur a toujours été l’un des rares accomplissements de l’humanité que l’automation n’a jamais réussi à émuler.
L’histoire se concentre sur Zelu, la protagoniste. Issue des ethnies Igbos par son père et Yoruba par sa mère, notre héroïne vient de perdre son travail de professeure de création littéraire à l’université après avoir été trop dure avec l’un de ses élèves. Privée de l’usage de ses jambes après un accident lorsqu’elle était enfant, Zelu va alors s’inspirer de son vécu pour tisser la trame d’un roman de SF alors qu’elle est pas coutumière du genre. Pourtant, ce récit va bouleverser sa vie de bien des manières.
C’est dans une temporalité proche de la nôtre que prend place la triple narration de la mort de l’auteur. le point de vue de Zelu, tout d’abord, depuis lequel on découvre son quotidien de jeune femme paraplégique, les affres de sa vie d’autrice en mal de reconnaissance, et puis surtout sa famille, parents, frères, sœurs, cousins, qui offrent un autre point de vue au récit au travers d’interviews à propos de Zelu. Et pour finir, une narration en marge avec des extraits du roman « Robots rouillés », l’œuvre qui fera de Zelu une autrice mondialement connue.
La narration est l’un des moyens cruciaux par lesquels l’automation définit le monde. Nous, les Humes, avons toujours été clairs sur ce point. Les histoires sont le ciment qui lie toute chose. Ce sont elles qui leur donnent leur importance, et même leur existence. Le code qui nous anime est écrit de manière linéaire. Nos protocoles s’exécutent avec un début, un milieu et une fin. Regardez comment j’ai été construite. Mon système d’exploitation a une thématique Ankara, mon corps est gravé de motifs Ankara. Je suis l’incarnation d’une histoire humaine.
Parlons-en un peu de ce roman. L’histoire de « Robots rouillés » prend place au Nigeria et porte sur un androïde érudit, un Hume, retrouvé brisé dans un monde en ruines, dominé par les robots et hanté par des « fantômes » — des IA errantes dans les systèmes.
La Terre est presque vidée de ses habitants humains et c’est la dernière survivante connue qui répare l’androïde qu’elle baptise Ankara. Désormais doté d’une IA, Ankara évolue dans un univers où ces entités sont pourtant en guerre contre les Humes. Lorsqu’il découvre une information capitale qui pourrait sceller le destin de la planète, Ankara devient porteur d’un secret qu’il doit impérativement transmettre aux siens. Commence alors un périple périlleux à travers le Nigéria, théâtre de cette lutte pour la survie.
Elle appuya son crâne contre la tête du lit bleu marine rembourrée et ferma les paupières. La noirceur du vide intersidéral. La Terre sous mes pieds. Libre. Elle se pinça le menton, savourant l’idée. Elle pensa aux Chargeurs de Robots rouillés. Ils étaient capables de sillonner éternellement l’univers. Ceux qui restaient sains d’esprit, tout du moins.
A travers Robots rouillés, Nnedi Okorafor réalise un tour de maître : une mise en abyme audacieuse et intelligente qui questionne le rapport au corps et à l’identité et entre en résonance avec les événements que vit Zelu.
Cette dernière, forte du succès planétaire que reçoit son livre, se voit offrir une paire de jambes robotiques, sorte d’exosquelette ultra perfectionné, qui lui permet de marcher à nouveau sur ses deux jambes après 20 ans passés dans un fauteuil. Si sa famille voit cela d’un mauvais œil, c’est l’occasion pour Zelu de retrouver un semblant d’autonomie et d’estime de soi. Mais alors, la frontière entre Zelu autrice et les événement de son roman devient floue.
Nnedi Okorafor joue sur ces limites que l’on franchit aisément pour brouiller les pistes et renforcer le parallèle : est-ce Zelu qui se transforme en robot ou Ankara qui fait preuve d’humanité ? Les deux personnages semblent se refléter et leurs quêtes se répondre. Qu’est-ce qui relève alors de la fiction et de la réalité ? Où est la frontière entre Zelu et son œuvre ?
La mort de l’auteur est un roman qui questionne merveilleusement le rapport au corps et à l’identité. Le parcours de Zelu est une quête initiatique vers son individualité, son essence, ses racines. Les deux niveaux de fiction renforcent un sentiment de glissement entre la réalité et la fiction et ce récit dans le récit devient peu à peu une extension du parcours de Zelu, un miroir dans lequel elle se reconnaît autant qu’elle s’y perd.
Okorafor joue ici avec le concept de « la mort de l’auteur » popularisé par le critique et théoricien littéraire Roland Barthes, selon lequel une œuvre, une fois publiée, échappe à son créateur et devient l’objet de l’interprétation des lecteurs. Zelu vit cette dépossession de manière quasi-littérale : plus son livre prend de l’ampleur, plus elle semble perdre le contrôle de sa propre histoire.
Vous êtes celle que vous choisissez d’être, déclara sagement Wind. Écrivez ce qui vous plaît. Marchez comme il vous plaît. Aimez qui vous aimez. Faites entendre votre vision du monde. Soyez une personne bonne et laissez-vous porter par la vie. Vous ne pouvez ni tout avoir ni tout contrôler.
Au-delà de cette réflexion sur l’écriture, La Mort de l’auteur est aussi un roman profondément ancré dans les thématiques chères à Nnedi Okorafor : l’identité, la marginalisation et le combat pour se faire entendre.
Zelu, en tant que femme noire, handicapée et écrivaine de science-fiction, incarne une figure d’outsider à plusieurs niveaux. Sa lutte pour exister en tant qu’artiste, pour imposer sa voix dans un milieu dominé par d’autres, résonne avec les propres combats de l’autrice dans le monde de la littérature.s
L’histoire explore également la manière dont une personne peut être définie, voire enfermée, par la perception des autres. Zelu devient un symbole, une image figée dans l’esprit du public et des critiques, qui projettent sur elle des attentes et des interprétations qui lui échappent.
Dans ce jeu de reflets où elle perd pied, elle cherche désespérément à se réapproprier son propre récit, au sens figuré comme au sens littéral. Le final du roman mettra un terme aux interprétations de façon magistrale.
Avec La Mort de l’auteur, Nnedi Okorafor signe un roman d’une finesse désarmante et d’une intelligence émotionnelle forte, qui bouscule les frontières entre le réel et l’imaginaire. Son audace formelle et ses questionnements philosophiques peuvent déconcerter, mais son écriture franche et son héroïne complexe en font une lecture incontournable. Ce livre confirme, une fois de plus, que l’autrice est une voix indispensable de la littérature contemporaine.
Par Anne-Charlotte Mariette
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