Le personnage de Malko Linge, héros de la série SAS, est le fil rouge qui relie entre elles toutes les intrigues imaginées par Gérard de Villiers à travers 200 romans. Agent free-lance de la CIA, Malko parcourt le monde au gré des missions que lui confie Langley, traversant ainsi les grands conflits de la fin du XXᵉ siècle. À l'occasion des soixante ans des éditions Gérard de Villiers et de sa série culte SAS, retour sur ce personnage, entre côté pile et face sombre.
Le 31/03/2025 à 17:04 par Nicolas Gary
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Publié le :
31/03/2025 à 17:04
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Issu d’une noblesse européenne désargentée (c’est un prince autrichien contraint de louer son château pour subsister), Malko Linge offrait un point de vue original – à la fois extérieur et très informé – sur la géopolitique mondiale de son temps. Mais n’oublions pas que l’appellation SAS, pour Son Altesse Sérénissime, la qualification honorifique usuelle, découle d’un grinçant clin d’oeil.
Quand le 19 avril 1956, Grace Kelly et du Prince Rainier III de Monaco se marient, Gérard de Villiers est présent sur le Rocher, comme journaliste pour France Dimanche. La faune locale – mafieux américains et autres gangsters de l’époque - était présente, et le journaliste retient cet acronyme, SAS, pour se moquer ouvertement de la famille princière, de l’ambiance monégasque et du grotesque de cette cérémonie. Par envie, peut-être aussi…
Gérard de Villiers a créé le personnage de Malko Linge en 1965, dans le contexte de la disparition d'Ian Fleming, l'auteur de James Bond. Son éditeur lui avait suggéré de combler le vide laissé par Fleming en développant un nouveau héros d'espionnage. De Villiers a alors conçu Malko Linge comme un prince autrichien travaillant en tant qu'agent contractuel pour la CIA, combinant des éléments de plusieurs figures réelles.
Selon les déclarations de l’auteur, Malko Linge est un collage résultant de trois personnes réelles : un chef de mission au Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage (SDECE), prédécesseur de la DGSE française. Vient ensuite un baron allemand possédant un château en Souabe et en dernier lieu un marchand d’armes autrichien, aristocrate désargenté.
Une terre d’importance, car le pays a toujours affiché une neutralité de circonstances — la réalité étant tout autre. De fait, l’Autriche est un « modèle » en matière de défense civile, et a un rôle très important dans le monde du Renseignement, pour les Français par exemple.
Or, si Malko Linge résulte d’une combinaison d’influences réelles et imaginaires, Gérard de Villiers cherchait un personnage d’espionnage crédible, mais surtout ancré dans la réalité géopolitique de son époque. Mais comme il se doit, le personnage tient aussi de son créateur : « Par exemple, Malko ne fume pas parce que je n’ai jamais fumé, donc je ne pense pas faire fumer mon personnage. Il aime les femmes, j’aime les femmes. J’aime les chats, il les aime aussi. Mais bon, ça se voit moins ! Il y a toujours une correspondance entre l’auteur et son héros : on se projette, plus inconsciemment que consciemment d’ailleurs. Je n’aurais pas créé Che Guevara », assurait-il à Jeune Afrique en 2012.
Qu’un journaliste et écrivain, reconnu pour sa connaissance approfondie des affaires internationales et des services de renseignement, imagine un agent dans le prolongement de ses propres centres d’intérêt, incarnant sur le terrain les intrigues que l'auteur explorait à travers son écriture, voilà qui n’a finalement rien d’inattendu…
Dès sa première apparition en 1965, Malko est plongé en pleine Guerre froide. Ses jeunes années d’espion le voient affronter les réseaux du KGB et du GRU aux quatre coins du globe : Berlin et Vienne en pleine partition Est-Ouest, le Vietnam et le Laos pendant les guerres d’Indochine, l’Afrique lors des luttes d’indépendance où Soviétiques et Américains se livrent une guerre par procuration…
À travers ses yeux, le lecteur assiste aux manœuvres clandestines qui ont jalonné ces crises. La force de la série SAS est d’insérer Malko Linge dans l’Histoire réelle : l’auteur s’est toujours nourri de faits authentiques ou de rapports confidentiels pour construire ses romans.
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Le personnage de Malko Linge partage certaines similitudes avec James Bond, notamment son rôle d’agent secret sophistiqué opérant dans des contextes internationaux. Toutefois, son créateur a souvent insisté sur le réalisme de ses romans, s’appuyant sur des informations obtenues auprès de contacts dans les services de renseignement. Comme le souligne un article du New York Times Magazine, de Villiers était réputé pour sa « maîtrise de l’intrigue politique », ce qui a fait de lui « l’auteur le plus lu en France ».
Ainsi, Malko est témoin de la lutte anticommuniste en Asie du Sud-Est sur plusieurs décennies (par exemple au Laos de 1968 à 2008 dans Retour à Shangri-La) ou encore des purges du bloc de l’Est (Le Défecteur de Pyongyang relate l’exfiltration d’un transfuge nord-coréen en 1987). Ce travail de documentation confère aux aventures du prince une étonnante valeur quasi-chroniqueuse. Ce sont des romans d’espionnage, mais aussi un peu des reportages rémunérés.
Le personnage continue d’exercer durant l’après-Guerre froide : alors que l’URSS s’effondre, il affronte de nouveaux antagonistes – mafias internationales, dictatures locales, et surtout terroristes islamistes. Dans les années 2000, il traque Ben Laden ou Carlos le Chacal, menant le lecteur au cœur de la lutte anti-terroriste globale. Par son exceptionnelle longévité romanesque, Malko apparaît rétrospectivement comme un témoin privilégié de l’Histoire secrète de la fin du XXᵉ siècle et du début du XXIᵉ.
Malko Linge a souvent été comparé à James Bond, l’espion de Ian Fleming, au point d’être surnommé « le James Bond français » dans certains médias. De prime abord, tous deux partagent quelques points communs. Ce sont d’élégants hommes blancs, cultivés et polyglottes, qui évoluent dans le monde feutré du renseignement international. Ils fréquentent les palaces, les casinos, les belles voitures, et séduisent nombre de femmes au passage. Malko comme Bond sont des patriotes prêts à risquer leur vie pour défendre le « monde libre » face aux menaces du moment.
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Néanmoins, les divergences sont notables : Malko n’est pas un agent officiel d’un service national, mais un contractuel indépendant. Prince apatride, il travaille pour la CIA (et jamais pour la DGSE française, une règle que s’est imposée l’auteur), et s'avère plus détaché que Bond, officier du MI6, au service de Sa Majesté au MI6 et de la Couronne britannique.
Ensuite, l’univers de Malko Linge se veut beaucoup plus réaliste que celui de 007. Pas de gadgets extravagants ni de savants fous à la Ernst Blofeld dans SAS : les ennemis de Malko sont des figures bien réelles (KGB, OLP, narco-trafiquants, djihadistes…) et les intrigues s’inspirent d’événements concrets. Là où James Bond affronte un génie du crime dans une base cachée sous un volcan, Malko Linge démantèle un réseau terroriste à Beyrouth ou à Kaboul de façon très terre-à-terre.
À bien y regarder, donc, vraiment rien à voir avec Fleming, sinon cette fonction d'espion. Chez SAS, pas d’avions, pas de voitures qui explosent, pas de cascades spectaculaires. Ici, l’espionnage se tient à hauteur d’homme, sans gadgets, sans glamour, sans grands méchants à neutraliser. Là où le Britannique s’adressait presque à des enfants — fascinés par les missions impossibles, les cigarettes au bout d’une main gantée et les James Bond girls —, l'univers de SAS diverge franchement.
De plus, le ton des récits diffère sensiblement. Bond évolue dans un registre glamour et fantaisiste, saupoudré d’humour britannique et de flegme, tandis que Malko opère dans des atmosphères plus dures, avec des scènes de violence crues et des descriptions sans fard de la cruauté humaine. L’érotisme est également plus appuyé chez SAS, où chaque mission est l’occasion de rencontres charnelles détaillées – un aspect bien plus édulcoré dans les James Bond classiques.
Enfin, la personnalité du héros diverge : Malko Linge reflète en partie les opinions très droitières de son créateur (anticommunisme viscéral, méfiance envers l’Orient, etc.), au risque de paraître réactionnaire, quand James Bond reste politiquement assez neutre. Avec le temps, ce trait a pu le rendre « fatigant et dépassé » aux yeux d’une partie du public. Bond, de son côté, a su être réinventé par les films pour coller aux évolutions sociétales et demeurer un héros relativement consensuel.
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Fun fact, à ce titre, les critiques des lecteurs laissées sur Amazon, pour les versions traduites et publiées aux États-Unis, montrent un certain engouement du lectorat. Certes, les Américaines détestent ne pas être les défricheurs, mais les commentaires saluent le réalisme des histoires, avec des comparaisons peu flatteuses pour l’agent 007…
Si Malko Linge n’a pas la notoriété mondiale de James Bond, il n’en demeure pas moins une figure majeure de la littérature d’espionnage. Sa longévité et son succès de librairie font de lui un personnage à part. Pendant des décennies, les SAS ont été des incontournables des kiosques et des gares. En définitive, Malko Linge est un héros à la croisée de plusieurs mondes, témoin et produit de son époque.
Or, il est aussi un produit de son époque, un héros façonné par une vision du monde où la domination masculine et le sexisme étaient banalisés.
S’il continue d’avoir ses lecteurs, son comportement et la manière dont la série traite les femmes sont devenus difficilement défendables dans un contexte post-#MeToo. Séducteur invétéré, viril à l’excès, et souvent moralement ambigu : un personnage avec une telle mentalité ne pourrait plus être conçu aujourd’hui sans subir de vives critiques ou nécessiter une réécriture complète pour correspondre aux sensibilités contemporaines.
Dans son rapport aux femmes, sexisme et misogynie sont latents : Malko les perçoit comme des objets de désir ou des instruments dans ses missions. Elles sont rarement développées en tant que personnages indépendants avec un véritable arc narratif. D'ailleurs, Gérard de Villiers leur accordait peu de profondeur psychologique, préférant se focaliser sur leur apparence physique et leur soumission potentielle à ses charmes.
Cette hyper-masculinité, aujourd'hui caricaturale, donnait à Malko les traits d'une masculinité dominatrice, froide et parfois brutale, où la séduction tient avant tout du rapport de force plus que d’un échange. Il ne doute jamais de lui-même et se moque des questions morales ou éthiques concernant ses relations avec les femmes.
L’univers de SAS regorge de prostituées et d’espionnes qui utilisent leur sexualité comme un outil. Certaines scènes de SAS qui relèvent de la contrainte ou de la coercition sexuelle passeraient aujourd’hui pour des agressions. Malko n'exerce pas de violence – sauf si on le lui demande –, mais n'hésite pas à instrumentaliser la sexualité des femmes pour les besoins de ses missions, les mettant en danger sans scrupule. En outre, s'il a des relations avec des femmes de diverses nationalités, le texte plonge alors dans l'exotisation et la fétichisation des femmes étrangères : pas des plus glorieux.
Véritablement délicieux, ce free-lance de l'intelligence manifeste un certain paternalisme, voyant souvent les femmes comme naïves, manipulables, ou incapables de prendre des décisions sans l’intervention d’un homme. Les rares figures fortes des récits sont alors présentées comme des exceptions ou des anomalies.
Et pourtant, cet agent de mèche avec la CIA, a quelque chose d'attachant... dans un volet plus narratif. Chose à des plus amusantes, les fameuses scènes érotiques, ou pornographiques, Gérard de Villiers en a fait un marqueur de ses romans… sans pour autant les maîtriser avec brio. Et peut-être même les redouter. De fait, l’écrivain achetait régulièrement des stocks d’ouvrages pornographiques du XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècle lors de ventes aux enchères.
Ces ouvrages relevant du domaine public, il se trouvait alors libre d’en recopier les séquences sexuelles qui l’intéressaient, pour les réécrire à ses sauces, au gré des frasques de Malko. Loin d’être à l’aise avec ces passages, Gérard de Villiers sous-traitait donc allégrement leur inspiration — et l’écriture devenait tout autre. Viril, Malko, mais pas avec un créateur fanfaronnant.
Enfin, Malko est fiancé à Alexandra Vogel, une relation marquée par la fidélité d'Alexandra et les nombreuses infidélités de Malko lors de ses missions. Cette femme, décrite comme blonde et pulpeuse, est souvent présentée en tenue d'équitation, reflétant une image aristocratique. Elle est consciente des activités d'espionnage de Malko et manifeste une jalousie notable envers ses conquêtes, bien qu'elle semble ignorer l'ampleur de ses aventures extraconjugales.
Alors pourquoi relire SAS aujourd'hui ?
Relire les romans de la série SAS de Gérard de Villiers offre une immersion unique dans les arcanes de la géopolitique contemporaine. À travers les missions de Malko Linge, aristocrate autrichien et agent contractuel de la CIA, le lecteur explore des événements historiques majeurs, tels que la Guerre froide, les conflits au Moyen-Orient ou la lutte contre le terrorisme.
La précision documentaire de l'auteur confère à ces récits une valeur quasi journalistique, mêlant fiction et réalités géopolitiques. Les travers qui aujourd'hui voueraient le personnage aux gémonies participent eux-mêmes d'un autre portrait de notre monde, débuté en 1965 avec SAS à Istanbul, la première publication, pour s'achever en 2013, avec La Vengeance du Kremlin, paru à titre posthume.
Ainsi, relire ses aventures aujourd'hui permet non seulement de redécouvrir des intrigues captivantes, mais aussi de réfléchir à l'évolution des mentalités et des normes sociales dans la littérature d'espionnage.
Crédits photo : extrait du film SAS à San Salvador
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 01/01/1988
Presses de la Cité
5,34 €
Paru le 16/05/2018
320 pages
Gérard de Villiers
7,95 €
3 Commentaires
Manuel Soufflard
01/04/2025 à 10:00
Un très bon résumé des forces et limites de cette série, pilier de la bibliothèque de mon grand-père (qui préférait néanmoins la gouaille de San Antonio) et grand souvenir de mes lectures adolescentes "clandestines", comme les missions de Malko.
François
01/04/2025 à 10:58
Vieux lecteur de SAS il y a bien longtemps, « je vous tire mon chapeau » (vous situez mon âge rien qu’à cette expression) pour la qualité de votre article.
Découverte
01/04/2025 à 14:22
C'est pareil pour moi : il y avait 4 exemplaires dans la bibliothèque de mon père (48 ans aujourd'hui), qu'il planquait à ses parents. Conclusion, le goût de l'interdit a prévalu et même si les éléments sont datés, les histoires restent prenantes.
J'ai adoré.
Mais j'ignorais qu'on en parlait encore dans les médias ! C'est top.