Figure majeure de la gauche syrienne et auteur d’une œuvre singulière qui pense l’espace carcéral et les résistances à ses chaînes mortifères, le penseur syrien Yassin al-Haj Salah synthétise dans Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil…et le monde sa philosophie de la libération dans un monde où prolifèrent les barbelés, les discours de haine, les pratiques coloniales et génocidaires.
Cinq décennies de gouvernance par la mort et l’atroce était l’idée directrice en Syrie. Des civils massacrés par milliers, famine et armes chimiques, disparitions forcées et torture systématique dans les prisons qui, au fil du temps, sont devenues des abattoirs humains. Tel était le règne fasciste et génocidaire de la dynastie des Assad au cœur du Levant : s’octroyer le droit de posséder un pays, d’en jouir sans limites et d’exterminer l’ensemble de ceux qui ne se contentaient pas de végéter sur les décombres de l’hubris d’un nihilisme apocalyptique.
Au lendemain de la chute de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, les images parvenues de la prison-abattoir-humain de Saydnaya étaient sidérantes. Mais pour les lecteurs familiers de la littérature carcérale syrienne, adab es-sojoun, l’exposition médiatique de la destruction systémique de l’humain dans ces cages assadiennes n’avait rien de surprenant : déjà en 2007, l’écrivain Moustapha Khalifé, lequel a connu treize ans d’emprisonnement, avait décrit au scalpel les orgies de la torture et des exécutions sommaires dans son roman intitulé La Coquille (Actes Sud) dans sa traduction française.
A rebours des aveuglements arabes et euro-étasuniens sur la nature totalitaire du régime Assad et de la collaboration de nombre de gouvernements avec lui, nombreux sont les Syriennes et les Syriens qui ont diagnostiqué les pratiques inhumaines de cet « État de barbarie » (Michel Seurat, 2012). Parmi eux, Yassin al-Haj, figure majeure de la gauche arabe, plume persévérante et penseur iconoclaste, se distingue par son œuvre qu’il échafaude depuis l’expérience de ses seize années d’incarcération (de 1980 à 1996).
Dans son livre qui vient de paraître aux éditions de L’Arachnéen, Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde, il prolonge et conceptualise ses réflexions précédemment développées dans des livres comme Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons (Les Prairies ordinaires, 2015), La Question syrienne (Actes Sud, 2016) et Lettres à Samira (Les Lisières, 2021). Dans ces publications, il poursuit son dialogue avec sa femme absentée de force, mais également avec la mémoire des enlevés et des martyrs séculiers de la liberté qui n’ont pas connu le parachèvement de la révolution syrienne entamée en 2011.
D’autres livres restent également à traduire comme Le Mythe des derniers. Une critique de l’Islam contemporain et une critique de sa critique (Beyrouth, Dar al-Saqi, 2012) – que les spécialistes du baratin « journalistique » et prétendument « scientifique » sur « l’islamisme » devraient lire en toute urgence –, et Le Livre de l’Atroce : réflexion sur la Syrie, sa destruction et sa formation (Beyrouth, Dar al-Jadeed, 2021), une sorte de peinture à la Théodore Géricault sur ce que mourir sous les Assad veut dire.
Quand on lit les ouvrages et les écrits journalistiques de Yassin al-Haj Salah dans Al Quds al-Araby et Al-Jumhuriya, c’est d’abord sa langue arabe innovante qui impressionne, la profusion de concepts et de néologismes, son style qui bat en brèche les conservatismes et les intégrismes religieux, nationalistes. Texte après texte, l’auteur libère le langage du carcan du populisme stérile et de l’identitarisme réactionnaire, clanique.
La philosophie de la libération que propose le penseur part des choses essentielles, de ce qui n’a pas de prix, du corps qui souffre et saigne, de la chair humiliée et privée délibérément du droit à l’intimité. C’est pour cette raison que le témoin et le sujet torturé invente une « langue habitée » des atrocités vécues pour évoquer sa révolte et empêcher le système carcéral de coloniser, d’aliéner son être.
Tout d’abord, Yassin al-Haj Saleh explique son chemin vers la liberté à travers le concept d’ « istihbas » qui « désigne la disposition psychologique du détenu qui a su en quelque sorte s’approprier sa condition en prison, en faire son chez soi, sa maison, et en alléger ainsi le fardeau. Cette adaptation agit comme une brèche de liberté supplémentaire, qui vient s’ajouter à celles que constituent l’intimité improvisée et les visites ».
La naissance de l’écrivain et la cristallisation de sa pensée se situe dans le clair-obscur de la condition de l’embastillé-révolté. A travers ce concept, l’istihbas, il donne à voir le chemin vers l’appropriation constructive et la neutralisation du béton de la prison, vers la création d’ « une maison alternative temporaire » qui aménage le temps long de l’enfermement.
L’aboutissement de ce chemin de résistance est la « prison consentie », la transformation de cette dernière en un « environnement propice à l’épanouissement » à travers « la lecture et l’apprentissage » dans le dessein de « ‘‘sortir’’ de la prison », d’empêcher les barreaux de « coloniser » l’être, l’« habiter intérieurement ». Détruire les murs intérieurs et réduire la charge carcérale des obstacles extérieurs au monde des geôles. Une entreprise humaine d’une grande valeur révolutionnaire visant l’abolition des enfermements que le philosophe nomme « émancipation ».
Et ce n’est qu’à travers ce labyrinthe carcéral que Yassin al-Haj arrive à penser et à construire sa propre définition de la notion de liberté, dans un dialogue serré avec et contre toutes les formes de prisons, contre toutes les tortures et les humiliations : « La liberté est un acte par lequel on sort, on se dissocie, on entre en conflit ; elle peut s’avérer tragique. Ce texte est une libre réflexion sur la liberté. Il s’apparente à une fable tissée de concepts abstraits, à un récit d’aventure jalonné de toutes sortes de dangers ».
En ce sens, la liberté est fondamentalement un mouvement « non confisqué, non entravé », une prise de risque, un attrait pour le vaste et l’inconnu. Elle implique l’idée de sortir, d’aller au-delà, de ne pas s’attacher à un lieu précis, un makan. Par conséquent, elle va à l’encontre de la prison qui, elle, réduit la capacité de mouvement à un périmètre donné.
Quant à la maison, elle « est le lieu dont nous sortons et auquel nous revenons », le lieu de « ce mouvement pendulaire » que nous perdons en prison en raison du fait que cette dernière dérobe la liberté de l’être : un espace qui « s’oppose à l’acte de sortir (d’une maison) » : « La prison n’est en aucun cas une maison. Nous ne la possédons pas, nous n’avons pas le droit d’en sortir ni de nous affirmer à ses dépens (de modifier sa constitution). Elle est plutôt ce qui nous « possède » et s’affirme à nos dépens ». Son intention est de défaire la liberté du détenu, de le figer dans une image immuable.
Ensuite, et toujours en référence à son expérience carcérale, Yassin al-Haj repolitise le rapport à la « maison », réinscrit cette dernière dans le champ de la citoyenneté et des luttes politiques. L’acte régulièrement répété de « quitter la maison, franchir la barrière, partir au loin » nous conduit inéluctablement à l’arpentage et à la connaissance « de nouveaux territoires » qui annulent « le caractère barbare du dehors » : cet acte de sortie fait « de ce dehors une maison ou une extension de notre maison ».
Dans cette perspective, le philosophe propose un autre concept, celui d’une baytiya (forme de l’espace domestique) ouverte qui « implique d’aller vers les autres en même temps que les autres viennent vers nous, afin que l’agrandissement de notre maison rencontre l’agrandissement de la leur. Nous créons ainsi des foyers partagés, et l’autre ne reste pas autre » (contre une baytiya fermée, agressive, possessive, exclusiviste et excluante).
Être en mouvement, sortir, mais « pas toujours de la même manière ». Enjamber les obstacles, se confronter au danger et échapper au schéma de la sortie précédente. Une expérience de liberté qui découvre à chacun de ses pas quelque chose de nouveau au milieu des lieux inconnus qui s’offrent à nous. « Comme le dit Al-Mutanabbî [dans un poème célèbre], il faut arriver à un fatka bikr (« un accomplissement phénoménal et sans précédent ») ». En un mot, la liberté, pour l’auteur de Récits d’une Syrie oubliée, est l’acquisition, la maîtrise « de nouvelles connaissances » qui changent, transforment radicalement l’être et le monde dans lequel nous évoluons.
Diagnostiquant les impasses de « la modernité dans le monde arabe » qui demeure incapable de « générer une tradition » sociale et politique susceptible « de produire une société » ouverte et la faiblesse épistémique et imaginative inhérente aux formations islamistes (ces dernières, « en divinisant le passé » qu’elles « n’habitent pas », tentent d’éterniser « un présent » qu’elles « contrôlent ou souhaitent contrôler »), Yassin al-Haj dessine dans son nouveau livre les sentiers de la libération des prisons qui entravent l’espace arabe : le despotisme militaro-pétrolier et l’intégrisme religieux.
En attendant la renaissance d’une Syrie libre, souveraine et démocratique, Yassin al-Haj poursuit ses réflexions sur la « restitution présente » du passé qui sera l’expression de la « capacité à établir une relation libre avec l’Histoire », en concevant le projet de transformer la prison en un musée des curiosités. Depuis son exil berlinois, il rajoute de l’ouverture au monde en imaginant le concept d’istinfa’, ce néologisme qui désigne la capacité, « bon an mal an », de l’exilé à « faire sien son pays d’asile, de se l’approprier comme étant sa nation », de l’éprouver comme l’espace « d’une liberté possible en exil ».
Pour demain, espérons avec l’auteur de Lettres à Samira, une « maison » cosmopolite ouverte et enrichie de ses « invités », sans distinction aucune entre les nationalités, les origines, les cultures, les genres, les âges, les religions et les croyances.
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 15/01/2025
160 pages
L'Arachnéen
16,00 €
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