Le monde des livres sous l’Occupation a déjà été étudié par l’historien Jacques Cantier qui s’était intéressé à la trajectoire de l’une des figures maudites des lettres françaises avec sa biographie de Pierre Drieu La Rochelle (Perrin, 2011). Cette fois, avec Lire sous l’Occupation, publié en 2019 et en poche en 2024 aux Éditions CNRS, il nous présente un panorama global de la lecture entre 1939 et 1945. , par Nicolas Acker.
Riche en documents et sources, révélant par ailleurs les noms de nombreux auteurs ensablés, cette exploration foisonnante ausculte entre autres les différents usages de la lecture et les attitudes complexes du monde littéraire face à la censure et les pénuries. Les années noires entraîneront aussi l’éclosion d’une littérature clandestine, qui à la Libération, incitera les lettres françaises à faire peau neuve.
La volonté de tourner la page de la guerre sans oublier la valse des condamnations et absolutions, parfois toutes relatives, précipiteront dans l’oubli des livres et des auteurs pourtant très estimables. Cela les rend à nos yeux encore plus précieux.
Les instituteurs de la IIIe République avaient fait fortement reculer l’analphabétisme. La Première Guerre mondiale, explique Jacques Cantier, va pousser les Français à vivre une expérience collective au-delà de la simple lecture scolaire ou religieuse : les millions de lettres reçues et envoyées du front, les succès que rencontrent Gaspard de René Benjamin, Le Feu d’Henri Barbusse ou encore Les Croix de Bois de Roland Dorgelès révèlent ainsi « un pays qui place les lettres au cœur de son identité ».
Pendant les années 30, malgré la crise économique, l’évolution technique fait entrer le livre et la presse dans la culture de masse. Les bibliothèques publiques se multiplient. On peut acheter son roman en gare à bon prix. L’ère des 100.000 (exemplaires vendus) a commencé. Les livres sont devenus un moyen d’intégration et de transmission. Pourtant la France est divisée par de fortes tensions sociopolitiques, entre nationalistes et pacifistes.
La censure va pendant cette période surveiller de près toute littérature jugée suspecte, car face aux spectres d’une nouvelle guerre, honorer son devoir militaire est loin de faire l’unanimité. Ainsi, dans les Carnets de Moleskine, journal de la Grande Guerre de l’antimilitariste Lucien Jacques, la préface de son ami Jean Giono est considérée comme un appel à la désertion. Les livres des Témoins de Jehovah sont eux aussi interdits pour leur vision apocalyptique.
Dans le roman Gilles de Drieu La Rochelle, on coupe les célébrations de l’auteur de la nouvelle Allemagne (mais on ignore les passages antisémites). D’abord perçue comme velléitaire, la censure devient, après la signature du pacte germano-soviétique nettement plus ferme contre la propagande communiste. Vichy et l’occupant nazi reprendront le flambeau.
Pendant la Drôle de Guerre, l’Armée fournit aux soldats une « bibliothèque choisie » conforme à l’esprit de mobilisation, mais seule une minorité trompe l’ennui en lisant quelques romans d’aventures héroïques et des essais historiques. Faute de données concernant le « lecteur anonyme moyen », l’historien trouve dans les journaux d’écrivains mobilisés le témoignage d’une continuité de lecture. Sartre lit de 10 à 12 h par jour. Walter Benjamin se plonge dans les Mémoires du Cardinal de Retz. « À l’arrière », les livres réconfortants et optimistes comme la série des Brigitte de Berthe Bernage ont la faveur du public.
Les récits au long cours tels le Journal de Gide ou Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains sont très suivis.
Après le chaos provoqué par la défaite, la filière du livre comme le pays est mise au pas par la loi de l’occupant. Le livre est à la fois malmené et au centre des attentions culturelles des nouveaux maîtres. Des listes recensent les livres proscrits, d’autres incitent à s’intéresser à l’Allemagne triomphante. À Paris, les maisons d’édition, pour pouvoir reprendre leurs activités, expurgent de leur catalogue les indésirables et s’adaptent à l’influence collaborationniste : Drieu prend la tête de la NRF, Denoël fonde la collection Les Juifs en France, etc.
Dès 1941, les ressources en papier s’effondrent. Elles seront contingentées et soumises à des commissions de contrôle où l’on croise des lecteurs comme Ramon Fernandez, André Thérive, Dionys Mascolo ou encore Marguerite Antelme (Marguerite Duras). Les données réunies par l’historien sont éloquentes. La consommation de papier pour l’édition passe de 3500 tonnes par mois en 1938 à 134 tonnes en 1943 ! Spoliations et mises au pilon se systématisent et le marché noir vit ses grandes heures.
La Révolution nationale veut corriger les mouvements d’éducation populaire et révoque à tour de bras. La censure autorise quelques livres jusqu’aux camps de prisonniers. Il s’agit d’une littérature « d’évasion » a priori inoffensive : Pierre Benoit, Henry Bordeaux, Frison-Roche, etc. Si la lecture a des bienfaits consolateurs sur certains captifs, elle ne calme pas tout le monde : Georges Hyvernaud dans La peau et les os ironise sur l’hypocrisie d’une supposée lecture rédemptrice.
Les Académies et jurys continuent d’officier tout au long de la guerre. Jacques Cantier a la bonne idée de présenter des tableaux récapitulatifs des parutions et des prix délivrés pendant la période. Jean Malaquais fait une entrée remarquée avec son premier roman Les Javanais qui remporte le prix Renaudot en 1939 (on en parle ici). On respecte la recomposition du champ culturel malgré quelques velléités de révolte contre le pouvoir : en 1942, Georges Duhamel et François Mauriac parviennent ainsi à attribuer le Grand Prix de l’Académie française à l’Orage du Matin de Jean Blanzat, résistant suspecté (dont vous trouverez ici la chronique de son roman Le Faussaire).
Jean Prévost (lui aussi résistant) est lauréat du Grand Prix de Littérature de l’Académie en 1943, célébré lui aussi à maintes reprises par les Ensablés.
Le panthéon littéraire est depuis l’armistice âprement contesté. Vichy impute la défaite aux mauvais maîtres d’une littérature immorale et fuyante « fermée à l’espérance » (Rolland, Gide, Proust). Des pamphlets comme Les beaux draps de L-F Céline ou Les Décombres de Lucien Rebatet fulminant contre « la dégénérescence » française s’arrachent aux côtés des manuels de vie pratique (se chauffer ou bien s’alimenter en temps de guerre !).
Le nouvel ordre réclame un assainissement littéraire : manuels scolaires remaniés, anthologies classiques et régionalisme. Les écrivains du terroir sont ainsi instrumentalisés par l’idéologie pétainiste pour illustrer l’idée « du retour à la terre » : Jean Giono, Henri Pourrat avec son Vent de Mars, célèbre auteur du Gaspard des Montagnes (chroniqué ici). Campagne, le premier roman (Prix Femina 1937) de Raymonde Vincent est réédité en 1944.
La littérature dissidente va elle aussi replonger dans le passé pour susciter la résistance à l’ennemi. « Faire naître des sentiments interdits avec des mots autorisés », telle est la mission de Louis Aragon en redécouvrant la langue « cryptée » des troubadours médiévaux. La poésie et ses allégories supplantent le roman. On convoque les figures et textes patriotiques comme Apollinaire ou Le Père Milon, récit sur 1870 de Maupassant.
D’autres écrivains résistent à leur manière en cessant de publier pendant le conflit. C’est le cas de Jean Guéhenno par exemple qui livrera après la guerre un Journal des Années Noires (l’article sur son Journal d’un homme de quarante ans de 1933 est consultable ici).
Jacques Cantier inventorie également les revues critiques repliées en zone sud, qui, moins soumises aux contraintes, constituent des relais pour la littérature clandestine de la Résistance. Les Cahiers du Sud à Marseille (où le jeune Robert Laffont fonde sa maison en 41), Confluences à Lyon ou encore Fontaine à Alger. Une bibliothèque de l’ombre se forme ainsi, passant de quelques feuillets ronéotypés à des livres plus élaborés. Le premier volume des Éditions de Minuit paraît en 1942 avec le « Silence de la mer » de Vercors (Jean Bruller), synthétisant Résistance et ambition littéraire.
À la Libération, le Conseil National des Écrivains (CNE) tentera d’appliquer le « juste châtiment des imposteurs et des traîtres ». La refondation du monde littéraire est en marche. On craint les poursuites pour avoir trop appliqué « l’armistice de l’esprit » (Bernard Grasset). Robert Denoël est assassiné. Le procès des intellectuels conduit quelques journalistes et écrivains au peloton (Robert Brasillach). C’est que, « dans les lettres, le talent est un titre de responsabilité », nous rappelle l’historien en citant de Gaulle.
Après plus de 10 millions de livres volés ou détruits pendant le conflit, l’après-guerre consistera à « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ». Jacques Cantier apporte pourtant les preuves que lire sous l’Occupation a été plus que jamais un « vice impuni et consolateur » (Valery Larbaud), ce qui permet de mesurer le pouvoir des mots : évasion hors d’un quotidien éprouvant, refuge imprenable, exil intérieur, réarmement moral.
Dans son Journal tenu jusqu’à son arrestation, l’étudiante juive Hélène Berr n’aura cessé d’écrire ses impressions sur ses nombreuses lectures, presque au mépris de la réalité, comme un pied de nez à la tragédie qui se resserrait autour d’elle. Les derniers mots qu’elle y écrira sont empruntés à Macbeth et résument l’univers mental de ce passé hanté « qui ne passe pas » : Horror! Horror! Horror!
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 16/05/2024
568 pages
CNRS
12,00 €
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