En avril 2024, paraissait en France le recueil Enfants du lichen (Éditions Dépaysage) sous la plume de la poétesse innue Maya Cousineau Mollen. Atypique, son parcours l’est autant par son histoire familiale et ses origines que par ses engagements professionnels. Dès l’âge de quatorze ans, Maya se met à écrire, la poésie devient son exutoire. Par Florence Batisse-Pichet.
Il lui faudra suivre un long chemin avant qu’elle ne franchisse le pas pour accepter d’être publiée et se consacrer uniquement à sa passion des mots. C’est ce parcours contrarié sur lequel elle est revenue, lors d’un entretien qu’elle m’a accordé à Montréal en décembre dernier.
Née en 1975, Maya Cousineau Mollen appartient à la première génération autochtone à ne pas avoir subi les pensionnats. Adoptée par un couple de Québécois qui ne peut pas avoir d’enfants — ils adopteront deux enfants québécois en plus —, elle continuera de voir ses parents biologiques, sa mère surtout. Son père, qui vient de Montréal, a vécu sa vie sur la côte nord. Il est le frère d’Yves Cousineau, un grand danseur de ballet. Sa mère, plutôt artiste et cultivée, est douée de ses mains ; elle brode.
« C’était le choix de ma mère innue de m’envoyer en adoption pour me protéger. Car, après avoir subi les pensionnats puis s’être mariée, elle subissait à nouveau la violence. Je visitais donc ma famille innue. » C’est dans la perspective d’une vie meilleure avec des études à la clé, que ses parents adoptifs se sont engagés auprès de sa mère biologique.
L’objectif tacite étant ensuite d’aider les siens : « Ma mère innue et ma mère québécoise se connaissaient depuis longtemps. Elles m’ont donné, chacune à leur manière, beaucoup de caractère : elles voulaient que je sois forte en tant que femme et autochtone ! » D’ailleurs, son grand-père adoptif John Maloney avait entretenu des relations amicales avec son grand-père biologique, Sylvestre Mollen, un chef innu reconnu.
Enfant solitaire, Maya a quelques amis québécois. Si elle n’est pas forcément une élève très studieuse, elle s’arrangeait pour réussir chaque année scolaire. Que ferait-elle faire plus tard ? Elle n’en savait rien. Pourtant, elle confie : « Ma passion aurait été de m’occuper des chevaux. Mais dans ce cas, je ne serai ni devenue écrivaine ni militante. » Après ses études de sciences politiques à l’université de Laval, elle s’engage dans la défense des populations autochtones et devient militante.
Sa chance est de rencontrer celui qui devint son mentor en lui mettant le pied à l’étrier pour embrasser la cause des siens. Elle se souvient : « L’enseignement universitaire n’était pas du tout adapté. Il n’existait aucune matière pour aborder les populations autochtones : seule l’histoire du Canada était enseignée. Je me souviens que c’est moi qui suggérais à mes professeurs de mener des travaux sur les populations autochtones. Aujourd’hui, il est enfin envisagé d’en faire une maîtrise ! » L’écriture est en elle, mais elle ne lui accorde plus aucune place. Elle ne peut s’empêcher d’évoquer le rôle joué par l’un de ses camarades d’université — un Italien qui avait étudié sur les populations autochtones —.
Après avoir été humilié pendant la présentation de son sujet de maîtrise, il était parti sac au dos à la rencontre des communautés francophones du Québec. C’est sur son insistance qu’elle acceptera qu’il publie certains de ses poèmes dans une de ses anthologies. Puis, très vite, elle est aspirée par la cause de sa communauté : « J’ai tout de suite travaillé en politique autochtone, ce qui fait que j’ai plus de vingt-cinq ans d’expérience derrière moi ! J’ai eu la chance de rencontrer Claude Picard, le mentor de ma carrière : mon premier emploi à ses côtés est d’être assistante à la recherche. Cela m’a donné le goût de continuer à m’impliquer pour le monde des Premières Nations. Beaucoup d’entre nous travaillent pour la cause, moins par vocation que par obligation : car sinon, qui va le faire ? Nous restons dans une situation de vigilance, car il faut se battre pour obtenir des financements à tous les niveaux. »
Et de reconnaître qu’en travaillant pour les siens, elle a oublié sa voix d’artiste et de poète : « Je pensais que j’avais eu une enfance protégée et que j’étais sauvée grâce à des conditions matérielles décentes. Pourtant, la vie ne m’a pas épargnée. L’employée que j’étais dévorait l’écrivaine. J’ai dû décider de me retirer pour me retrouver. »
Maya ne peut s’empêcher de revenir sur sa rencontre avec Ariane Mnouchkine. Nous sommes en 2019. Un épisode houleux mobilise la communauté autochtone à la suite du projet de spectacle du québécois Robert Lepage. Invité par Ariane Mnouchkine qui lui avait permis de jouer au Théâtre du Soleil, à Paris — elle lui avait confié sa troupe —, celui-ci présente sous le titre de Kanata (« village ») un spectacle racontant l’histoire du Canada et de ses communautés autochtones.
Mais en ne les consultant pas pour intégrer leurs points de vue, il commet une grosse erreur. Comme le souligne Maya : « Son travail de recherche était incomplet et sans une réflexion approfondie, d’autant que la période était explosive sur ces sujets-là. Nous étions encore très invisibilisés… Aussi, quand j’ai découvert cette affaire dans un article de presse, deux autres femmes et moi-même avons décidé de publier une lettre ouverte à Ariane Mnouchkine dans le journal “Le Devoir”. » Il s’en suivit une discussion réunissant cinq heures durant Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, ainsi que des représentants de la communauté autochtone.
Résultat : « Nous ne sommes même pas parvenus à nous mettre d’accord sur un communiqué collectif. À la fin, Ariane Mnouchkine est venue me voir en me proposant que l’on s’écrive. Durant nos échanges, je lui donnais la température de la société autochtone et de certains drames en cours, comme celui de la mort violente de la jeune Tina Fontaine, et d’autres cas de jeunes femmes. Le terreau était alors très tendu. Au fil des mois, notre échange est devenu plus amical. »
Entre-temps, le spectacle a été annulé au Canada. En vue de sa programmation à Paris, Maya fait partie des deux personnes autochtones invitées à la première : « En ce qui me concerne, je n’ai pas forcément suivi le grand mouvement des détracteurs du théâtre du Soleil. Comment juger sans connaître ? Je voulais arriver dans une attitude de curiosité et surtout vivre l’expérience du théâtre — je suis très vigilante sur la justesse de perception : c’est un réflexe que j’ai acquis de mon parcours d’enfant adoptée —. Mais juste avant la représentation, j’ai été prise à partie par des individus qui m’ont gâché l’expérience. »
Peu après cet incident, l’obtention d’une bourse lui permet d’accepter un mois de résidence au Théâtre du Soleil. Avec la distance, Maya concède : « L’expérience de cette résidence m’a sortie de mon ethnocentrisme. J’ai aussi compris que le Théâtre du Soleil avait été malgré lui pris dans une affaire non maîtrisée, aucun représentant des nations autochtones n’ayant été sollicité. »
Quand les mots de la poésie pansent les maux vient le temps de militer autrement. Désormais, le combat continue pour Maya mais par sa voix de poétesse : « J’ai levé le pied pour me préserver et suivre mes projets. Je donne des conférences, j’anime de temps à autre des ateliers d’écriture. Mon souhait serait de monter des ateliers dans ma communauté en y amenant des comédiens. »
Son premier recueil « Bréviaire du matricule 082 » a été publié en 2019 : « Quand on naît, on a un numéro comme les juifs ! Ça continue aujourd’hui ! Ainsi, je suis le matricule n° 082 XX XXX d’où le titre donné à mon recueil. Nous avons en effet un statut, mais pas de carte d’identité. L’objectif de cette loi est de nous assimiler ou de nous faire disparaître, bref de nous soumettre. »
En 2022, elle a été récompensée pour son deuxième recueil Enfants du lichen par le Prix du Gouverneur général, la plus haute distinction littéraire du Canada. Ce dernier a été publié en France, il y a un an, en avril 2024 grâce aux Éditions Dépaysage, une maison soucieuse de « rapprocher le lointain et d’éloigner le proche à travers deux collections : l’une consacrée aux études autochtones, “L’entaille d’Orphée”, et l’autre aux grands problèmes contemporains abordés par les sciences humaines et sociales en général, et par l’anthropologie en particulier, “Sous l’écorce” ».
Accueillie en résidence avec deux autres poètes de la communauté innue, Maya Cousineau travaille actuellement sur un autre ouvrage ainsi que sur un conte pour enfants.
Extrait de son recueil « Enfants du lichen » :
J’apprivoise cette monture rétive
Qu’est la solitude exigeante.
Sans doute qu’elle me permettra
De galoper des déserts nouveaux
D’admirer les lunes des jardins secrets
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 19/04/2024
122 pages
Editions Dépaysage
14,00 €
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