En mars 2023, Gallimard publiait dans sa collection L’imaginaire un grand succès de son catalogue paru en 1929, réédité à huit reprises puis repris en 1934 dans sa collection de poche : La femme qui boit », première oeuvre d’une jeune femme de 29 ans, Pauline Toutey. Par Marie Coat
Le 02/03/2025 à 19:56 par Les ensablés
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02/03/2025 à 19:56
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Sous le pseudonyme de Colette Andris, elle vécut en marge de son milieu familial d’universitaires, préférant à la carrière professorale que lui ouvrait sa licence de lettres le monde du music-hall et du cinéma : elle joua dans trois films et fut surtout connue comme danseuse de cabaret (elle fut sur scène la première danseuse nue française). Colette Andris publia deux autres livres — Une danseuse nue, L’ange roux — avant de décéder prématurément de la tuberculose en 1936. Pour la grande Colette, « Colette Andris, la plus nue et la plus gracieuse, fut trop prompte à mourir ».
« La femme qui boit », titre-choc pour un livre qui s’ouvre sur un constat glaçant : « Guita est une “femme qui boit” », pas une de ces « viragos au teint rouge et à l’allure grossière », mais une de ces « femmes jolies, fines, distinguées, qui, n’ayant su se créer un but dans la vie (...) se sont peu à peu laissées aller à “boire” (…) pour connaître cet état flottant où (...) tout semble nager au sein d’un néant consenti », menant une vie où plus rien ne compte que les « points d’alcoolisme ».
Ce sont ces points d’alcoolisme que Colette Andris décrit dans ce témoignage, sorte d’« autofiction » émouvante découpée en une trentaine de courts fragments affranchis de l’ordre chronologique, aux intitulés secs — « Mes cafés », « Insomnie », « Ethers », « Vision double », « Spasmes », « Cafard »…, — à l’exception, pleine d’autodérision, de « Chapitre sec ou Guita en Amérique ».
Dans celui qui ouvre le livre (« Initiation »), une mignonne Guita de huit ans se venge de son père — qui ne lui a pas offert le filet à papillons qu’elle réclame — en buvant du vin réservé aux adultes : toute la famille s’émeut du malaise de la petite fille, attribué aux ardeurs du soleil. L’expérience serait restée sans suite, mais huit ans plus tard, un jour de juillet caniculaire, la ravissante adolescente boit à la surprise des siens une absinthe puis le soir, avec des amis, du champagne.
Grisée et excitée, elle se laisse entraîner par leur hôte, Jacques, qui, amoureux d’elle (qui ne l’aime pas), la déflore. Pour Guita, c’est « le châtiment de son laisser-aller, de son ivresse insouciante » et elle se croit « obligée d’épouser Jacques. D’ailleurs, lui l’aimait. C’était toujours ça, un heureux sur deux ! »
Toujours gaie et insouciante en apparence — en fait déprimée — elle va voir un médecin recommandé par une amie (et non le médecin de famille, par honte de n’être plus vierge). Cet homme louche et indélicat profite d’elle, mais elle est sous emprise, car il est un amant expert et compréhensif : elle s’en veut et se console dans un café avec un grog ou un porto, puis plusieurs, pour ressentir une « sensation décuplée d’inconscience et de légèreté intérieure ». Cette vie où l’on voit double, voire triple, elle « s’en émerveille, elle s’en terrifie ». Mais rien n’est grave, on tourne la page…
Sous des dehors désinvoltes, Guita s’ennuie et bien qu’objectivement jolie, plaisante et intelligente, ne s’estime pas. Dès qu’elle se sent déprimée, elle va au café boire plusieurs verres avec l’illusion de tout percevoir avec lucidité et de s’amuser intérieurement, dans une « tempête de pensées précises et tournoyantes », avant de « revenir à son point d’attache chez le mari qui vous aime, qu’on n’aime pas et qu’on trompe », mais qu’elle estime pour « son amour loyal et pour sa bonté », lui pardonnant leur mariage, « ce viol physique et moral ». Lequel mari ne peut en rien l’aider, car « son immense amour était dépourvu de sens critique. Pourtant, s’il avait compris ! »
Toute tentative de confession échoue et « une sombre rancune demeura... contre celui qui, peut-être, l’eût affranchie, s’il avait su la comprendre ».
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Alors Guita s’enfonce dans une spirale infernale de dépendance, où les cafés faussement hospitaliers sont ses refuges et les cocktails — « vision d’enfer et vision de paradis » —, ses échappatoires. Pour en pallier les effets, il suffit de « savoir judicieusement absorber la liqueur exacte qui fera disparaître les effets de l’alcool précédent ».
Elle reste toutefois la gracieuse mondaine apparemment digne, le plus souvent souriante et légère, affairée, cultivée, fort appréciée lors des soirées où elle sait briller par son esprit (qu’elle éprouve tout autant in petto à travers le prisme de son ivresse : un convive fade est « L’eau minérale en personne »…).
Toujours et malgré tout auréolée de grâce juvénile, chasseresse qui est la proie, elle suit dans son enthousiasme factice tout homme qui lui manifeste son intérêt et ne compte plus ses amants, dont l’importance varie en fonction « des jours et des liquides absorbés ». Elle ne les aime pas, mais en recherche les caresses : éphémères moments d’une jouissance vite chassée — une fois dégrisée — par une atroce sensation de solitude « que n’apaise pas le sommeil imploré en vain », sommeil troué d’épouvantables visions où « elle craint de sentir sa raison sombrer ». Remplir le vide...
À vingt-deux ans, Guita se retrouve veuve et continue à mener une vie oisive et irresponsable, absorbant des quantités croissantes d’alcool qui ne parviennent jamais à calmer la vacuité d’une existence non maîtrisée, lourde d’angoisses et de découragements, sur fond de permanente autocritique : « j’ai tort, je sais que j’ai tort, mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir tort ».
Comportement qui lui répugne et inadmissible déchéance que, dans sa dignité bafouée, elle n’arrive pas à comprendre, faute d’éléments d’explication objectifs : aucun antécédent d’alcoolisme dans sa famille, aisance matérielle, atouts physiques et intellectuels... En société, elle se contrôle de plus en plus difficilement, ses rires sont inextinguibles et ses nuits un calvaire : à l’alcool, elle ajoute l’éther pour pallier ses maux de tête, brûlures d’estomac et malaises divers. Mais plus elle est ivre, plus elle éprouve « le sentiment d’une supériorité incontestable » et se réfugie dans un déni qui dépasse son propre entendement (« M’en fous ! ») : « Que ne prenait-elle conscience de son asservissement composé de mille asservissements, et des pires ! ».
Elle saura toutefois sauver une jeune cousine d’une probable addiction et rencontrera l’amour et l’amitié. L’un la maintient quelques mois dans l’abstinence, mais l’homme aimé meurt dans un accident : désespérée, amère, elle replonge dans la « boisson énergique aux vertus génératrices », source de fugitif bien-être et de profond malheur… Quant à l’autre, prodiguée par une amie véritable, elle ne pourra qu’accompagner et adoucir une pitoyable vie de souffrances, « vieille femme flétrie, navrante, au cerveau déchu », désormais guetté par la démence.
Entre témoignage cru et délire poétique, « La femme qui boit » est un ouvrage marquant qui décrit et fait ressentir les états sensoriels successifs liés à l’addiction, de l’analyse implacable au flou tantôt libérateur, tantôt terrifiant qui les accompagnent. Multipliant à l’infini les questions qu’engendre une angoisse terrifiante, la complexe Guita oscille entre lucidité et altération de ses repères et perceptions, vivant de plus en plus souvent, pour quelques moments de bien-être, déroute physique et peur panique.
Si l’ironie mordante et désabusée s’invite souvent (avec, par exemple, ce « code de l’ivresse » en six points !), le constat de calcination intérieure est poignant : Guita, qui se veut heureuse, libre et affranchie, vit sous un joug, hors d’elle-même.
« Les gens heureux ne boivent pas, décréta-t-elle. Qu’un peu de pitié, par grâce, accueille ceux qui cherchent dans la boisson un bonheur illusoire, ou plutôt le mépris du bonheur inaccessible. Ce vice, il est inutile de vouloir le combattre. Il serait vaincu s’il était possible de créer la joie en ce monde. »
Edition préfacée par Nathalie Kuperman et Léonie Pernet.
Par Les ensablés
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 13/04/2023
168 pages
Editions Gallimard
9,00 €
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NAUWELAERS
03/03/2025 à 00:06
Dernière phrase essentielle, unique, poignante.
CHRISTIAN NAUWELAERS