Gérard Ousli est docteur en littérature comparée. Il interroge Guylian Dai, éditeur et auteur de Souvenirs de la maison de l’aube, roman à paraître le 11 mars 2025 au éditions Fables fertiles, tant sur la tension entre l’intime et l’universel que sur l’être et les états d’être, la question du surgissement, du doute, des failles, les limites de la conscience, de leur lien avec une possible crise systémique traversant nos sociétés contemporaines. Est également abordé le conformisme littéraire et la fiction comme espace critique ; l’altérité, l’identité et ses chemins revendicatifs. Une invitation à fabriquer du monde, élargi.
Le 25/02/2025 à 10:11 par Auteur invité
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25/02/2025 à 10:11
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Gérard Ousli : L’aube, dans le titre de votre roman, évoque un moment de transition entre nuit et jour, le seuil, la frontière entre « ce qui ou celui qui fut » et « ce qui ou celui qui sera », la porte à ouvrir ou à claquer derrière soi. Quelle symbolique avez-vous souhaité donner à ce moment liminaire ? Est-ce un moment de basculement, ou serait-ce le roman lui-même qui serait structuré, construit, comme un lieu de basculement ?
Guylian Dai : Vous me posez d’emblée une question essentielle au regard du projet, puisque « l’aube », dans ce titre, s’agissant d’un ordre symbolique, est celle d’une écologie, qui se manifeste dans une maison. Et le lecteur comprend vite d’ailleurs, à la lecture, que « la maison de l’aube » symbolise à la fois un état et un lieu à habiter – que la géographie de ce lieu n’est pas connue du personnage-narrateur au début, ni l’état qu’elle impliquerait. De la même façon, les « souvenirs » ne sont pas ou plus connus de ce même personnage, ce qui va le conduire à une exploration, sensorielle, spéculative, située dans un à venir.
La symbolique du seuil, ce lieu pour un passage, est donc bien présente en effet, mais celui-ci n’est pas le seuil de la maison encore, plutôt celui d’un saut dans une dimension largement inexplorée, ce moment d’un passage lors duquel une porosité se faire jour, de lourdes intuitions s’infiltrant insidieusement dans le monde vigile, marquant en cela l’enclenchement d’un processus irréversible. On pourrait dire en quelque sorte, pour garder ces termes de votre question, que la porte a claqué derrière le narrateur et ne peut plus être rouverte, puis que la porte, devant, ouvre sur l’inconnu.
Votre roman raconte une journée troublante (fatidique ?) d’Ilhan Jung. Et pourtant, le « je » qui porte le récit n’a rien d’un « je » nombriliste, on le sent dès la première page. On voit bien que ce « je » se conjugue au pluriel, qu’il est habité par des « moi » autres. Pourriez-vous nous en dire davantage sur cette tension entre l’intime et l’universel qui sous-tend le récit ?
Guylian Dai : C’est très juste, le « je » d’Ilhan, dès les premières lignes du rêve inaugural, n’est pas monolithique, mais multiple. Et ce qui est frappant au sein de ce rêve est qu’une partie de cette multiplicité, de ces « je », fragmentés, est située au fond d’un gouffre, dans des tombeaux, ensommeillée, ou agonisante. Ces « je » sont comme « décimés », ils ont cessé d’être en mouvement, de se mouvoir dans une dynamique relationnelle. Le « Je » qui les surplombe et les considère, du haut d’une falaise, menace lui-même de chuter.
Ça, c’est la part intime qui vient s’inscrire dans le rêve : Ilhan se saisit à travers celui-ci comme un individu amputé, arrêté, en danger. Et cela pouvait tout à fait constituer les prémices d’un récit qui aurait pu n’être ensuite qu’introspectif, « nombriliste », comme vous dites. Mais la tension entre l’intime et l’universel va très vite se révéler être une part constitutive, fondamentale, de la trajectoire de reconstruction d’Ilhan, puisque le personnage ne va pouvoir espérer bâtir, rebâtir, qu’à compter de la rencontre, refondée, avec l’altérité ; qu’à compter de son engagement reconfiguré dans le monde, dans l’interaction profonde — ce qui représente une rupture d’avec le jour d’avant, où toutes ces dimensions ont été perverties.
La relation de dépendance d’hier va ainsi laisser le champ, dans une dynamique processuelle, empirique, à une « interdépendance » positive, pour utiliser un concept éliassien.
Je reviens encore à cette figure remarquable d’Ilhan Jung, qui semble occuper une place centrale dans votre œuvre, de L’Être relatif (Ed. Morrigane), votre premier roman publié en 2017, à Souvenirs de la maison de l’aube. Pourquoi cette récurrence, ce choix de revisiter un même personnage à travers des récits distincts ? Que représente-t-il pour vous ?
Guylian Dai : Le titre du premier roman permet d’apporter quelques éléments de réponse. Ilhan Jung n’est pas un être « absolu », de cette sorte d’absolutisme que l’on va rencontrer dans telle théorie de l’acteur tout puissant, et que symbolise par exemple l’idéal-type de l’individu libéral. Il est un être relatif, relationnel, qui se situe à la croisée de potentialités d’émancipations, soit tout ce qui consisterait à tenter de s’affranchir d’assignations, d’auto-assignations, intériorisées, d’essentialisations identitaires, sociales...
C’est en cela qu’Ilhan Jung est devenu un personnage récurrent. Dans L’Être relatif, il était déjà cet être d’une quête initiatique, où le processus de reconstruction était appelé par une amnésie liminaire consécutive à un accident routier, dans un monde où la société du contrôle était devenue de plus en plus efficace, efficacement oppressante. Ilhan est un pont, une promesse (le prénom Ilhan, et ses variantes orthographiques, est d’origines turque, hébraïque, arabe, et multiplie ainsi les significations avec, toujours, de très fortes résonances symboliques : « souverain du pays » ; « arbre » ; « inspiration » dans son sens spirituel...). Il symbolise la vie. « Jung », en outre, est le jeune, et plus largement, donc, le lieu des possibles.
En 2021, vous aviez fait publier un récit : Hold on, John — un voyage en Plastic Ono Band sur John Lennon » (Ed. Jacques Flament). Peut-on y voir une continuité de votre exploration de questions liées à l’Être ; à des états d’être — comme on parlerait d’états d’âme, ou à des façons d’être, ou de ne pas être, ou s’agissait-il d’un projet radicalement différent ?
Guylian Dai : Flaubert avait émis cette idée qu’« un artiste n’a jamais qu’un seul motif », soit cette idée que derrière la diversité apparente des œuvres, se trouve une profonde unité. Proust, Duras, Camus, et d’autres grands noms de la littérature ont exprimé des conceptions analogues. Je suis pour ma part tout à fait acquis à cela, et plus encore aujourd’hui, pour avoir été frappé par le regard rétrospectif porté sur ce nouveau livre, puis sur Hold on, John — Un voyage en Plastic Ono Band, que vous évoquez, mais aussi sur L’Être relatif, ou encore sur un recueil de poésies intitulé Au berceau des allées (publié en microédition, en 2021), ou enfin sur le regard porté sur tout ce qui demeure dans mes tiroirs.
Non seulement ces livres ou projets ne sont pas radicalement différents, mais la sensation, troublante, telle qu’éprouvée, est bien de n’avoir décliné que ce même « motif » — faudra-t-il dire « obsessionnel » ? —, qui tourne en effet autour de thèmes récurrents, comme ces questions autour des différentes formes d’aliénation de l’être, de l’identité, de la composante fondamentalement relationnelle de l’être humain et de ce qu’il en fait, socialement, culturellement, économiquement, politiquement. Il s’agit de tenter d’aller « voir », un peu, dans la part irréductible de l’être, ce qui coule et ce qui est empêché.
Vous êtes issu d’un milieu ouvrier en Seine–Saint-Denis, vous revendiquez une écriture, un style baroque, disruptif peut-être. Est-ce le territoire et un certain vécu qui auraient déterminé vos choix esthétiques, voire thématiques ?
Guylian Dai : C’est exact, je suis issu, non d’un milieu dit de « classe moyenne », mais d’un milieu modeste, populaire, que je ne porte pas comme un étendard, mais pour lequel j’éprouve la plus grande affection et auquel je porte la plus grande attention, tant les représentations exotiques que l’on en fait trop souvent attestent le plus clair du temps d’une grande ignorance, ou sont le sujet de mépris ordinaires – tant mon milieu d’origine est celui de l’apprentissage de la place assignée, profondément intériorisée, incorporée comme telle, sauf à se rebeller, à se révolter, un peu, beaucoup.
Ce sont des territoires symboliques, autant que physiques, fortement marqués et marquants, où l’on est supposé accepter la place qui nous a été donnée, ce qui forme de puissants habitus primaires. Mon père, par exemple, ouvrier en fonderie, a toujours pensé qu’il était là où il « méritait » d’être, qu’il n’avait pas le droit, échine courbée, de prétendre à autre chose. Il dessinait, peignait, dans ses rares instants de loisirs, avait une vraie patte, mais l’idée même de loisir contenait pour lui une forme de dérive, de perversion, dans laquelle il se sentait bien peu à son aise, se sentant confusément coupable, à « ne pas travailler », pendant ces temps volés.
Pour ce qui me concerne, je me sais et me vis « migrant social », ce qui est ici et là fragilisant, tout autant que c’est une force. S’agissant de mon écriture, elle est en effet, du point de vue de certaines thématiques récurrentes, la résultante, pour une très large part, d’un tel terreau, d’une telle trajectoire. Sur un plan de l’esthétique linguistique, il me semble que c’est plutôt autre chose qui s’est joué dans Souvenirs de la maison de l’aube, même si cette esthétique est certainement, à la réflexion, traversée par ce processus, où l’univers affectif, fondateur, est venu côtoyer l’acculturation, seconde, à d’autres territoires — la « migration ». Eh oui, cette écriture a quelque chose de baroque. « Disruptif », je ne saurais dire.
Votre roman est traversé par une réflexion sur le rêve, son surgissement, le doute, les failles qui le caractérisent, les limites de la conscience, aussi. Pensez-vous que ces préoccupations traduisent une crise existentielle plus large dans nos sociétés contemporaines, face à l’urgence climatique, aux inégalités croissantes ou aux bouleversements technologiques ?
Guylian Dai : Il me semble que les réformes actuelles de la conscience de l’individu dit post-moderne, du moins celles pour lesquelles j’estime qu’il y a urgence à élargir les espaces de résistance — sont travaillées par un temps social devenu de façon globalisante celui de l’immédiateté d’une part, et, d’autre part, au sein de ladite immédiateté, celui d’un déversement continu, infini, de « contenus », déployés pour une part déterminante grâce à la puissance des technologies dites de l’information et de leurs institutions, de l’internet.
Ce double phénomène est une puissante attaque au sens de la durée vécue, où tout nous déborde, où tout « se fige », nous fige, ferme quantité d’accès au temps de l’élaboration (le temps pour telle compréhension, fine, du monde dans lequel nous évoluons ; celui de la connaissance ; de désirs autres que « cliquables » et donc moins évanescents ; d’une culture et d’un regard politiques...). L’individu, largement, consomme, et le sens ou le goût de la relation est par ailleurs en net recul. L’individu s’isole, comme « coupé », de plus en plus retranché.
J’ai lu récemment que vous citiez Ricardou pour évoquer une « aventure de l’écriture » ayant primauté sur « l’écriture d’une aventure », et qui se veut ouverte, presque illimitée. Comment concevez-vous l’acte d’écrire aujourd’hui, dans un contexte marqué par des injonctions à la rentabilité ou au conformisme littéraire ?
Guylian Dai : Je conçois l’espace littéraire comme un clos sensoriel, méditatif, mais aussi exploratoire, prospectif, où rien ne va plus de soi et où tout doit pouvoir témoigner d’une vocation indocile, surnaturelle. À défaut, on ne fait que rejoindre la dynamique de production d’objets de consommation éphémères d’une industrie productiviste. L’urgence de notre temps est de dérouter la confusion entre création et production, de résister à l’économie du trop, de s’insurger contre la politique d’une offre infinie à forts taux de rotation, dont le maître-mot, en premier lieu, est d’obtenir des gains externes à la littérature — à la littérature entendue, comme je l’entends, tel un ardent engagement.
L’enjeu, à mon sens, est ainsi d’opposer à la surabondance doloriste de soi à soi ; aux textes expéditifs tout autant qu’au tourisme littéraire de l’Ailleurs d’une aristocratie de la mobilité toute à son merchandising d’exotisme aventurier déconnecté des questions communes, globales, globalisées, ou encore à la best-sellerisation normative, d’opposer, donc, une sortie de l’emballement, de refonder, en profondeur, par la littérature, puisque la langue et l’écriture pensent, un renouveau, par des formes qui débordent. Il est urgent de nourrir une militance textuelle radicale ; de réinvestir une littérature engagée, exploratrice, dégagée de l’océan des graves manquements que sont ces paroles vantant une « liberté » de sombre forfaiture d’un unique penser-pour-soi.
Votre trajectoire littéraire, à la fois écrivain et éditeur, semble nourrir une vision de l’écriture comme espace critique, non seulement de représentation, mais aussi de création d’un réel. Quel rôle attribuez-vous à la littérature dans notre société actuelle ? Est-elle encore capable de produire des ruptures dans notre manière de penser et de percevoir le monde, des ruptures comme celle que vit Ilhan dans votre roman ?
Guylian Dai : La question du rôle de la littérature, et avant tout de cette question assez fondamentale qui la précède, qui est celle de son « utilité », est un débat ancien. Il est, en cette fin de premier quart de siècle, puissamment réactivé, idéologiquement très clivé. Il est ceux qui prétendent que la littérature « ne peut rien », et ceux, dont je suis, qui pensent que la littérature est cette « première des sciences humaines », telle que l’a évoqué Tzvetan Todorov, qui peut sauver ou transformer des vies, bouleverser des consciences, des trajectoires.
Sartre, Camus, Orwell (qui raconte que la lecture des œuvres de Jack London l’a sauvé du désespoir, lui a montré le chemin d’un engagement politique et moral), louent les effets proprement salvateurs que certaines œuvres littéraires leur ont apportés. Et de transformer alors en art et en réflexions critiques les manques, et de possibles voies vers leurs dépassements. Oui, je suis donc profondément convaincu que la littérature, si elle est d’une exigence radicale, tant dans l’acte créateur que dans sa réception, peut provoquer de grands basculements (tout autant qu’elle peut infuser profondément, de façon bien moins spectaculaire, mais tout autant essentielle).
Votre roman explore les frontières de la conscience, de l’altérité et de l’identité, l’identité de soi tout au moins. Dans un monde où les identités sont de plus en plus revendiquées politiquement, comment votre travail dialogue-t-il avec ces questions d’appartenance qui débordent de plus en plus le cadre personnel de l’identité pour glisser vers le champ politique de la revendication ?
Guylian Dai : Je suis très inquiet de constater que dans un cadre républicain se soient invités et aient très largement diffusé en France, dans la dernière période, des survalorisations des différences culturelles, religieuses et ethniques, qui sont les faits d’idéologies différentialistes, communautaristes, identitaristes. Cela a marqué un recul important du vivre-ensemble, qui se fondait jusqu’à une certaine époque sur un pacte plus inclusif et dans un idéal plus universaliste, tendant à transformer, à transcender sans les nier, les effacer, les différences, au nom d’une adhésion à une idée de la nation, à des valeurs communes.
Je pense qu’il y a à se désoler doublement de telles évolutions, dans la mesure où l’une des conséquences à cela est que des membres d’une communauté nationale ainsi fragmentée se laissent détourner de questions politiques communes, par exemple la question de la progression constante des inégalités sociales et économiques dans notre pays, qui ne discrimine pas les individus selon telle appartenance religieuse ou identitaire exacerbées, mais selon leur appartenance commune à tel groupe social connaissant des situations sociales ou économiques parfaitement comparables.
Mon roman a, de ces points de vue, une portée allégorique qui questionne de telles problématiques, dans la mesure où Ilhan Jung va par exemple être amené à reconnaître certaine communauté de destin dans le miroir de certaine altérité, sous le vernis de ce qui le différencie de cet autre, qui, en fait, n’est autre que le semblable.
Le rêve et l’onirisme occupent une place centrale dans Souvenirs de la maison de l’aube. Diriez-vous que ces dimensions peuvent offrir une forme de résistance à l’hyper-rationalité de nos sociétés contemporaines, marquées par des logiques néolibérales ?
Guylian Dai : Mon avis est que nous manquons cruellement d’espaces, aujourd’hui, tant à titre individuel que collectif, non pour « échapper à la réalité », mais pour considérer comment tourne la fabrique de certain réel, en le mettant suffisamment à distance pour le reconsidérer sous d’autres angles, sensibles, sensitifs, plus librement. Pour considérer les places que l’on y occupe et pourquoi, pour quoi, pour qui ? L’un des effets, s’il fut contraint, des confinements, lors de la période Covid, est d’avoir ouvert des espaces.
Mais la limite est que les instances intermédiaires manquent aujourd’hui pour agréger ces réflexions individuelles et ce qu’elles ont déplacé, pour en faire une aventure commune. Donc oui, le détour fictionnel, littéraire, la logique de la sensation, qui ne se refuse pas à l’espace onirique – lequel agit tel un « exhausteur », sans guère d’entraves, d’imaginaires – sont des espaces de résistance, face à la rigidification idéologique d’une telle « rationalité », dont il s’agit de faire croire qu’elle serait le fruit d’une science très resserrée, la rendant la plus pertinente, la plus « évidente », unique, pour avancer — telle hyper-rationalité dialoguant avec les notions de « réalité », de « réalisme », autres constructions déterminées qui seraient elles-mêmes naturelles, sans alternatives.
Dans un contexte où la littérature est parfois reléguée à un rôle élitiste, pensez-vous que l’écriture peut encore jouer un rôle d’émancipation politique, notamment pour les classes populaires ou les territoires périphériques dont vous êtes vous-même issu ?
Guylian Dai : Il faut revenir sur la notion d’« élitisme », déjà, qui là encore renvoie à deux grandes conceptions idéologiques très clivées, pour le dire à grands traits. L’une de ces conceptions, qui est celle de l’idéal républicain, consiste à lutter contre les inégalités des chances que constituent les discriminations territoriales, sociales et économiques, afin de favoriser l’accès de tous, et donc des plus modestes également, aux grandes écoles, à la culture...
Il s’agit en cela de tenter de donner à tous des outils permettant de s’affranchir de phénomènes puissants de reproduction, de structures de domination, dont on hérite. L’autre tendance, dont le préalable déclaré est toujours un dégoût de notre temps, une nostalgie de l’ordre d’antan, est celle qui consiste à dénoncer l’idéal républicain, lequel porterait constitutivement, « génétiquement », le projet d’un nivellement, « égalitariste », par le bas, contre l’élitisme. Les vertus individuelles d’une élite déjà là, tristement lucide, désabusée, seraient ainsi affreusement niées, déniées, au cœur d’un présent déplorable, ou d’un avenir dont la promesse ne saurait être que celle d’un présent renouvelé, en pire. Il s’agit-là d’un imaginaire de la réaction à la posture naturaliste.
Il a fini par donner tellement de voix qu’il irrigue aujourd’hui nombre de discours sur un large spectre politique et social, puisqu’il rencontre la sympathie de tous ceux qui, à gauche comme à droite, ont des stratégies personnelles de distinction à préserver, des places à garder ou à prendre, dans l’immédiat. S’agissant des porteurs de la réaction en tant que tels, on retiendra que la République, la démocratie, constituent LE problème, que ce sont des constructions où ne peut qu’être scellé le règne de la médiocrité œuvrant à la formation de légions de médiocres.
Le mot d’ordre, en gros, serait celui-ci : le bastion aristocratique, et tous ceux qu’il s’allie, contre le reste du monde (mot d’ordre que le petit-bourgeois, que la bêtise naturelle du troupeau insupporte, rejoint aisément, en général), bastion qui ne refuse pas, et joue même pleinement, la carte de retournements du champ lexical habituel des gauches : ce sont eux les véritables subversifs, les courageux insubordonnés, insoumis, dont la supériorité les oppose, avec constance tout autant qu’auguste affliction, à l’universelle crétinerie, naturelle, des masses.
Dans un tel contexte, le rôle que peut jouer la littérature auprès « des classes dangereuses », au XXIe siècle, qui ne sont autres, dans un arbre social des causes, que des classes en danger, est d’activer des contre-feux, comme eurent à les activer par exemple les auteurs réalistes du milieu du XIXe siècle, dont le projet artistique, de rupture, consista à représenter les conditions sociales, économiques et politiques problématiques de leur époque, les inégalités, le plus fidèlement possible, sans idéalisation, ou encore le surréalisme du premier quart du XXe siècle, mouvement artistique profondément politique en cela qu’il s’agissait alors de rejeter le rationalisme et le positivisme dont les premiers surréalistes estimèrent qu’ils avaient largement contribué à structurer un système d’oppressions mortifère.
La notion de surgissement que vous développez dans ce roman pourrait-elle s’appliquer au champ politique ? Voyez-vous dans le surgissement une métaphore pour des mouvements sociaux imprévus, comme les Gilets jaunes ou les mobilisations écologistes ?
Guylian Dai : Si l’on considère le phénomène de surgissement en son sens qui me paraît être le plus manifeste, soit ce qui émerge d’une façon soudaine, inattendue, oui, assurément oui. Je pense que cela s’applique totalement au phénomène Gilets jaunes, et de façon plus relative peut-être, aux mobilisations écologistes, qui bénéficient d’outils théoriques et pratiques issus de dynamiques processuelles inscrites dans une temporalité plus longue, dans des militances structurées au long cours, même si, là aussi, les surgissements peuvent exister — que l’invention n’est jamais exclue, dans les formes que peuvent prendre les ferments de l’action.
À l’heure où le langage est souvent instrumentalisé dans des logiques de pouvoir — qu’il s’agisse de novlangue politique ou de slogans publicitaires —, comment la littérature peut-elle contribuer à déjouer ces mécanismes de domination-aliénation par les mots ?
Guylian Dai : J’aborderai cette question par un angle critique moins habituel que celui relatif aux pièges, bien réels, de la novlangue et des slogans. Il est un présupposé en philosophie, mais qui interroge le champ littéraire également, hérité d’un certain idéalisme classique et qui à la vie dure, qui consiste à scinder style et pensée. L’idée sous-jacente est que le style serait une forme contingente d’un langage, alors que le langage se devrait avant tout d’être une « grammaire pure » pour penser, soit d’être le véhicule le plus efficace et le plus transparent possible d’une narration, d’une intrigue.
Le langage serait ainsi le moyen d’expression d’une pensée qui lui préexiste : le sujet pensant viserait du sens indépendamment de tout signe, puis utiliserait des signes pour l’exprimer. Le fait est que les apports de la sémiotique et de la linguistique attestent clairement du contraire, d’assez longue date maintenant : le langage, entendu comme simple véhicule, comme simple moyen, comme instrument, a posteriori, est un raisonnement causal naïf (« aporétique », dira-t-on encore, soit qui se cogne à une contradiction), une illusion. Ferdinand Saussure, dans son Cours de linguistique générale, fait du langage et de la pensée les modalités d’une relation indissociable. Le langage ne reflète donc pas la pensée, il la constitue, il est substance de la pensée, d’où cette autre formulation que j’ai utilisée précédemment : la langue pense (tout autant que la pensée fait langue).
J’ai emprunté ce court détour pour poser cette idée que « déjouer les mécanismes de domination par les mots », pour revenir à votre question, consiste à avoir préalablement cette conscience aiguë que le langage est l’enjeu majeur de la pensée, et cela probablement bien au-delà de ce que l’on peut couramment imaginer (on pensera ici à cette expression commune, après que tel a utilisé un mot pour un autre : « Ce n’est pas très grave, tu vois bien ce que je veux dire ! » Il y a des moments où l’on aurait juste envie de rétorquer : « c’est peut-être un peu plus grave que tu ne le penses, et non, je ne vois pas si bien ce que tu veux dire. »).
La littérature peut agir de bien des façons pour déjouer les mécanismes de domination-aliénation par le langage, en assumant par exemple que l’esthétique linguistique, le style, soient tout autant une exploration qu’une vision, dans une conception très proustienne ; en faisant en sorte que « l’écriture de soi » ne soit pas ce seul noyau d’une intimité anecdotique ; en s’appropriant ou en se réappropriant le langage comme étant ce complexe qui va permettre d’activer des interactions constantes, infiniment riches, entre la dimension du sujet et la vie phénoménale, portant le regard de soi à un investissement du monde — ce qui constitue un puissant engagement, celui de l’expérimentaliste, qui crée les conditions pour que les choses adviennent.
Votre roman explore « l’ouverture à l’amour et à la grâce de l’aube. » Dans une époque marquée par un pessimisme ambiant et un scepticisme croissant et généralisé, pensez-vous que la littérature peut encore réintroduire des espaces d’espoir, d’optimisme, de réenchantement, la possibilité d’une aube ?
Guylian Dai : C’est un cheminement sur un « fil de crête », mais qui, à mon sens, est plus que jamais indispensable, dans l’époque : combattre nos affects tristes, lesquels constituent l’un des puissants ressorts de contrôle social, car qui est parfaitement désabusé, « désillusionné », se retire des affaires du monde. Et c’est en effet ce que j’ai tenté de proposer dans Souvenirs de la maison de l’aube : ouvrir des espaces où il est possible de retrouver des notes d’espoir, de réenchantement. L’exercice est délicat, dans la mesure où la revendication de la possibilité d’une pensée critique sous-tend toujours une revendication muette de ce droit consistant à désenchanter le monde pour en analyser les ressorts, les structures, les mécanismes. Je revendique pour ma part un double mouvement : désenchanter, puis réenchanter, de nouvelle main.
Dans un contexte où l’art et la littérature sont de plus en plus subordonnés à des logiques marchandes, pensez-vous que l’écrivain peut encore jouer un rôle politique d’intellectuel ? Autrement dit, cette figure de l’intellectuel, existe-t-elle encore ?
Guylian Dai : Je pense que la figure de l’intellectuel, de nos jours, est bien abîmée, au regard de ce qu’elle était, de façon extrêmement féconde, il y a de cela environ un demi-siècle. Pour remonter plus loin encore, la figure de l’intellectuel, en France, émerge publiquement au moment-clé de l’affaire Dreyfus. L’intellectuel se constitue et est défini en figure de courage, d’engagement, déterminé, « total », dépassant son seul domaine de compétence initial, pour une défense résolue, sur la place publique, de valeurs telles que la justice, la vérité, les droits de l’homme.
Je serais tenté de dire que cette figure idéal-typique de l’intellectuel n’existe plus vraiment dans l’espace public, médiatique « mainstream », aujourd’hui, ou, lorsqu’elle cherche à exister, qu’elle est avalée, aspirée par cette autre figure qui est celle de l’intellectuel dévoyé au regard de ce qu’il fut, soit un intellectuel dont l’idéologie et le souci de ses investissements personnels supplantent les idéaux qui le transcendent (de justice, de vérité, de solidarité...). L’intellectuel qui l’emporte ainsi est moins cet intellectuel qui vient à être médiatisé que l’intellectuel médiatique qui prend une place qui devient sa place dans la place.
L’écrivain, en un sens, s’il est avant tout un artiste, est l’auteur de créations que l’on peut situer dans le champ intellectuel, ce qui ne fait pas de lui, nécessairement, un « intellectuel », mais ne l’empêche en rien, en effet, d’endosser un rôle politique au sein de son médium, ou à partir de son médium.
Avec les bouleversements récents de l’intelligence artificielle, notamment dans le domaine de l’écriture, comment percevez-vous l’avenir de la création littéraire ? Pensez-vous que l’humain pourra préserver un espace singulier pour raconter ses propres récits ?
Guylian Dai : Oui, l’humain à la possibilité — je serais tenté de dire « le devoir » — de préserver des espaces singuliers, au sein desquels son fonctionnement sous-optimal, plus efficient qu’efficace, sa rationalité limitée, sa plasticité organique, sensorielle, sont à mon sens ses meilleurs et plus beaux atouts, au regard de la perfection machinique. Il doit, absolument, rester maître de ses récits, et l’IA, demeurer l’outil, au mieux. Mais tout tient à ce que l’on appelle « récit ».
L’heure à mon sens est au réinvestissement du mythe ici et maintenant, à la re-création de nouveaux imaginaires qui auraient valeurs « refondatrices », de la même façon que nos ancêtres eurent dans l’Antiquité à élaborer leurs grands Récits fondateurs pour tenter de penser et réguler les grandes questions de leur temps.
Si vous deviez adresser un message à travers Souvenirs de la maison de l’aube, quel serait-il ?
Guylian Dai : Mon message serait d’inviter à prendre le risque d’entrouvrir des portes, comme autant de potentialités d’expériences et d’explorations de nouvelles régions largement insoupçonnées où refonder, tels des êtres de devenir que nous devons pouvoir être. D’accepter, pour ce faire, quelques errances, les intuitions. Et, surtout, de nous faire Terre d’accueils.
Il est écrit dans l’avant-propos de Souvenirs de la maison de l’aube que le livre est « une offrande à la possibilité de nos aubes. » C’est le message que j’adresse.
À paraître le 11 mars 2025.
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 11/03/2025
102 pages
Editions Fables fertiles
15,00 €
1 Commentaire
Eliane YOLE
12/03/2025 à 08:53
Un article très fouillé, très stimulant