À rebours du violent racisme culturel que dirigent nombre de néoconservateurs français contre l’histoire des immigrations issues du Maghreb ainsi que du Machrek, et du négationnisme qu’ils promeuvent sur l’inhumanité de l’histoire coloniale et de ses répercussions sur la société française présentement, Paris en lettres arabes de Coline Houssais documente treize siècles de présences arabes en France.
Le 19/02/2025 à 11:42 par Faris Lounis
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19/02/2025 à 11:42
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Une longue promenade au fil de la Seine. Des silences. Le vent tourne les pages. Et voilà treize siècles d’une histoire française, tant charnelle que matérielle, qui se révèlent au lecteur solitaire. Les histoires locales et mondiales, les temps longs et courts se brouillent, s’entremêlent. Une exploration profonde des impressions mutuelles entre la France et le monde arabe, du passé et du présent de la Ville-Lumière. En publiant Paris en lettres arabes, Coline Houssais vient combler un grand vide historiographique français.
S’inscrivant dans les pas de l’historien Gérard Noiriel qui, dans Le Creuset français (Seuil, 1988), constatait que les présences immigrées sont un « non-lieu de mémoire » en France, le nouveau livre de la journaliste rend hommage, accorde une légitimité aux littératures des immigrations issues du Maghreb et du Machrek : « L’invisibilisation siècle après siècle de la présence de gens de lettres arabes, écrit-elle, aboutit a contrario à un positionnement dos à Paris, ces derniers s’appuyant sur l’expérience intellectuelle et personnelle que la capitale peut offrir tout en demeurant résolument tournés vers leur pays d’origine ».
Enseignants maronites, prêtres-traducteurs, diplomates chérifiens et ottomans, pionniers du journalisme, penseurs réformistes, ouvriers-poètes et romanciers, ces voyageurs de la plume et de pensée, par leur langue commune et leur pratique de l’écrit public, ont fait de Paris la capitale ex-situ des lettres arabes. À partir du XVIIe siècle, la visibilité de ces érudits et intellectuels prend de l’ampleur et ils vont apparaître sous une forme de plus en plus moderne.
En dépit de l’ancienneté des contacts entre les pays d’Islam et les royautés françaises, ce n’est que vers le XIXe siècle qu’une documentation abondante sur les présences arabes en France va se constituer. « Déjà hétéroclite, précise Coline Houssais, le Paris arabe est constitué principalement d’urbains, originaires de régions ouvertes depuis longtemps sur le reste de la Méditerranée. Les hinterlands nord-africains et proche-orientaux, tout comme la péninsule Arabique, sont ainsi peu représentés. »
Au moins depuis la moitié du XVIIe siècle jusqu’à la Révolution, les autorités françaises vont s’intéresser aux savoirs véhiculés par ces lettrés arabes et à leurs savoirs. Elles font appel à eux et ils seront accueillis généreusement, et bénéficieront d’un prestige et d’une reconnaissance académique. Mais, à partir de 1789 et l’essor du colonialisme, la cristallisation de la « mission civilisatrice », la « dynamique de la demande » va se transformer en une « dynamique de l’offre ». Ainsi, l’époque de la gloire des enseignants de langue arabe comme l’éminente figure prend fin.
Une certaine « inversion du regard » est actée. À présent, les hommes de lettres arabes sont a contrario invités à venir apprendre et à s’imbiber des « Lumières universelles » défendues par la République et les régimes qui lui succèdent. Cette inversion va contribuer à la construction d’un « Orient » stéréotypé, réifié et conforme à la vision dominante des puissances impériales européennes.
Plus tard, après la conquête et la colonisation de l’Algérie, et l’établissement de protectorats au Maghreb et au Machrek, les lettrés arabes évolueront dans une « curieuse dichotomie » où Paris est à la fois le « symbole de la liberté » et la France le « symbole de l’oppression » coloniale, en dépit du fait que la première est la capitale politique et économique de la seconde.
Les débuts du XIXe siècle seront un riche moment intellectuel marqué par de grands changements : « L’après-Révolution, estime l’autrice, introduit un changement de paradigme majeur quant à la relation entre gens de lettres arabes et establishment parisien, qui de demandeur de savoir devient fournisseur de ce dernier. Jusqu’à présent, et malgré l’invisibilisation, les lettrés originaires d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient étaient perçus comme pourvoyeurs d’une connaissance nécessaire et conviés à séjourner en France pour transmettre cette dernière. »
Les livres pionniers de réformateurs arabes, comme L’Or de Paris (traduit en français chez Sindbad en 1988) de Rifâ‘a al-Tahtâwî ou encore le très subversif récit autobiographique Al-Sâq ala al-sâq (La Jambe sur la jambe, 1855) signé par le traducteur et penseur libanais Fâris al-Chidyâq (1805-1887), illustrent parfaitement cette effervescence culturelle.
Elle aura pour nom la Nahda (un moment historique situé globalement entre la fin du XIXe et l’entre-deux-guerres), ce grand mouvement de renaissance culturelle et intellectuelle qui va contribuer de manière décisive « au mûrissement intellectuel qui aboutit aux premiers mouvements politiques pro-indépendance au Levant, et dans une moindre mesure au Maghreb ».
Après le moment des décolonisations, Coline Houssais consacre la dernière partie de son livre à l’émergence des États-nations arabes, et aux pratiques autoritaires du pouvoir qui vont pousser nombre d’écrivains et d’intellectuels à des exils qui ne cesseront de se prolonger, à l’exemple de Farouk Mardam-Bey, éditeur et directeur du département Sindbad aux éditions Actes Sud, qui vient de revoir son pays natal, la Syrie, après cinquante ans d’interdiction de séjour sous la dynastie sanguinaire et génocidaire des Assad.
Vis-à-vis de la France, les rapports des intellectuels maghrébins et levantins sont complexes. En fonction de l’histoire de chacun des pays arabes vont émerger deux formes de littérature : une tout entière « face à Paris » (c’est-à-dire écrite en français), puis une autre « dos à Paris » (c’est-à-dire écrite en arabe), « tournée vers sa société d’origine dont la Ville Lumière se ferait occasionnellement l’écho ». De ce point de vue là, les analyses développées dans cette dernière partie de Paris en lettres arabes donnent des éléments contextuels d’une grande importance pour comprendre les crispations françaises au sujet de nombre d’écrivains issus de l’autre Rive de la Méditerranée.
À l’aune de l’emprisonnement arbitraire de Boualem Sansal — dont j’appelle solennellement à la libération immédiate et inconditionnelle — et des poursuites judiciaires lancées par des associations mémorielles en Algérie à l’endroit de Kamel Daoud sur la base d’une loi liberticide (l’article 46 de « La charte pour la paix et la réconciliation nationale », votée en 2005 et promulguée en 2006), se pose l’épineuse question des porte-parole dits « légitimes » des Algériens, des Arabes et des musulmans en France.
Souvent par militantisme, ces derniers développent un discours réactionnaire, culturaliste et colonialiste dans les médias privés de droite dure et extrême, mais aussi dans certains médias d’État, multiplient éhontément les déclarations incendiaires et « dénuées de toute nuance » à l’encontre des populations les plus minorisées et précarisées. Pour eux, s’aligner sur le racisme absolument décomplexé qui émane de certains appareils d’État et de nombre de formations politiques et culturelles qui se croient « démocratiques » serait l’incontestable preuve de leur « courage » de la « nuance » et de la « dissidence ».
Comme l’écrit à juste titre Coline Houssais, de la « complaisance opportuniste consistant à jouer la carte unique d’un exotisme pour obtenir une place au soleil dans un milieu littéraire de plus en plus concurrentiel », certains intellectuels arabes, à l’image de Boualem Sansal et de Kamel Daoud, sont devenus des militants, des acteurs majeurs de la scène politique française qui, étonnement, parlent rarement de littérature, de leurs livres tout courts. Leur légitimation « indigène » de l’identitarisme anti-arabe que promeut le bloc bourgeois est la condition sine qua non de leur « excellence » littéraire.
Si le premier s’affirme clairement comme le visage algérien de l’extrême droite française (en parlant quasi exclusivement à Valeurs actuelles, Atlantico, Boulevard Voltaire et en intégrant le « comité stratégique » de la revue d’extrême droite Frontières), le second (mettons de côté le « courage » de ses panégyriques à d’Emmanuel Macron !) adopte fièrement l’agenda de la droite dure, tout en recyclant dans ses éditos du Point les idées du Rassemblement national sur l’immigration, l’islam, la laïcité, l’histoire coloniale, la gauche et sa « radicalisation », La France insoumise et le Nouveau Front populaire — ces « extrêmes » qui voudraient « détruire la France » (parmi les merveilles du « courage » du prix Goncourt 2024, le lecteur pourra apprécier son éloge politique d’une eurodéputée du Rassemblement nationale, Malika Sorel, publié dans Le Point le 8 avril 2024).
Leurs écrits, dont la faiblesse historique et épistémologique est proverbiale, contribuent à la validation d’un racisme de type colonial dirigé contre le monde arabe, et surtout contre l’existence d’une Algérie indépendante du joug colonial français.
Si ces auteurs sont en « en rupture relative avec les milieux littéraires et le grand public de leur pays d’origine », la considération qu’on leur accorde en France, « par la simple vertu de leur identité » et de leur nationalité d’origine, sert à parler de sujets internes à la France pour mieux les exclure, les intégrer dans un récit extrême-droitier qu’ils adoptent énergiquement : celui du mythique « choc des civilisations » et de la prétendue « haine de la France » dont l’épicentre seraient « les territoires perdus de la République ».
Boualem Sansal et Kamel Daoud, les fallacieux Hérault des « Lumières », du « courage de dire non » et de la « liberté d’expression », sont des activistes de droite dure et extrême qui participent des « guerres culturelles » françaises menées contre la gauche, les universitaires et le pluralisme au sein de la cité (polis). Point de discussion, d’échange rationnel et argumenté des idées.
Les tristes évolutions du débat public le démontrent clairement : toute critique argumentée et documentée de ces deux écrivains est frappée du sceau de la « haine » viscérale de « l’Occident » et de la « lâcheté ». Les lynchages médiatiques se multiplient (l’exemple de Nedjib Sidi Moussa est paradigmatique). Le réel n’est plus dicible et les idées néofascistes d’Éric Zemmour sont baptisées « progressisme » quand ce sont des écrivains arabes qui les colportent.
L’appartenance, comme il a été mentionné plus haut, de Boualem Sansal au « comité stratégique » de la revue extrême droitière Frontières — qui « résiste », entre autres, contre des avocats prétendument « coupables » de « l’invasion migratoire » — et ses éloges des idées politiques (sur l’islam et l’immigration) du président du parti « Reconquête » dans L’Express (30/09/21) n’ont pas empêché une journaliste de Libération de voir en lui « Un trop libre penseur » (01/12/24), mieux encore, un « esprit de lumière » (06/07/23).
Pour paraphraser l’historien Henry Laurens qui critique le réductionnisme colonial de certains écrits postcoloniaux dans Le passé imposé (Fayard, 2022), et déclare parfois, non sans ironie, dans ses cours au Collège de France que « l’Occident est le lieu de rencontre de tous les Orients », je dirais, rejoignant une célèbre déclaration de l’écrivain Abdul Rahman Mounif, que Paris est toujours encore la « capitale [du “tout” littéraire] des Arabes » : le lieu d’expression d’obsessions identitaires pérennes hantant la scène culturelle française qui peine à dépasser ses tristes passions et impensés coloniaux.
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 12/06/2024
245 pages
Actes Sud Editions
23,80 €
3 Commentaires
JM Bourget
19/02/2025 à 22:04
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JM Bourget
19/02/2025 à 22:17
Suite et fin de l esprit d escalier Noiriel.est un sépulcre blanchi qui q pondu un livre contre Zemmour qui donnait envie de l apprécier.
Et pas un mot sur l histoire, le rôle fondamental et les bons coups de blancs bus avec Kateb Yacine. Un vrai grand écrivain, dramaturge et poète. En temps qu ancêtre. Je redouble de férocité.
J.Cutler
20/02/2025 à 08:48
A priori fort intéressant si bien écrit. Merci.