Depuis la chute du régime Assad, la Syrie se cherche un nouveau destin, entre modernité, liberté et risques de décomposition, voire de régression.
Le monde littéraire syrien s'était largement développé dans le cadre idéologique de l'État avant la guerre civile, mais avec le conflit, il a subi une transformation majeure en raison de la répression, de l'exil et de la censure. Pendant la guerre civile, la littérature a pris un rôle plus testimonial, avec des écrivains exilés utilisant leurs œuvres pour dépeindre à la fois l'oppression du régime et l'impact dévastateur de la guerre sur l'humanité.
Cependant, dans l'ère post-Assad, en décembre 2024, la région est entrée dans une nouvelle phase de chaos et d'instabilité, dans un climat d'attente et avec une scène totalement inédite où un État pivot de la région, ouvert sur la Méditerranée, est désormais sous la domination et les bannières des djihadistes extrémistes de Hay'at Tahrir al-Sham (HTS). Ce groupe, qui n'a pas d'antécédents particulièrement libéraux, pourrait accentuer encore davantage la pression sur les intellectuels en Syrie.
Ces développements n'ont pas conduit à l'établissement d'un système politique et intellectuel pluraliste, mais ont plutôt vu la montée en puissance de Hay'at Tahrir al-Sham en tant que force dominante au sein du gouvernement, dirigé par Ahmed al-Sharaa, connu sous le nom d'Abu Muhammad al-Julani. Jusqu'à récemment, il était le chef d'Al-Qaïda en Syrie et un combattant dans les rangs de l'État islamique en Irak, étant classé par la plupart des pays du monde comme l'un des terroristes internationaux les plus dangereux. Même après son entrée au Palais du Peuple à Damas, les États-Unis offraient encore une récompense de 20 millions de dollars pour toute aide permettant de le capturer ou de l’éliminer.
Il est important de souligner ici que la transformation en Syrie n'est pas le résultat d'un processus politique démocratique ou de négociations entre les différentes factions syriennes, mais plutôt la conséquence d'une supériorité militaire imposée par les factions islamistes armées, soutenues par la Turquie et le Qatar. Ces deux pays se sont réunis en janvier dernier et ont nommé al-Julani président pour une période transitoire de cinq ans. Il n'existe aucune perspective pour les écrivains, journalistes et penseurs critiques du régime Assad de revenir dans une Syrie sous le contrôle de HTS.
Toutes ces factions adoptent une idéologie extrémiste, les rendant incompatibles avec toute autre force politique, notamment celles ayant des orientations civiles ou non islamiques. Ainsi, tous les mouvements de l'opposition syrienne internationalement reconnus, y compris les écrivains, journalistes, activistes et intellectuels qui ont lutté pendant des décennies contre le régime Assad avec une vision libérale, ont été marginalisés et exclus.
Ainsi, Abu Muhammad al-Julani est passé du statut de combattant d'Al-Qaïda à celui de président de la Syrie.
Ahmad al-Sharaa a commencé son parcours de combattant en Irak en 2003, rejoignant Al-Qaïda sous la direction d'Abu Musab al-Zarqaoui pour combattre les forces américaines. Après son arrestation et cinq ans d'emprisonnement, il est retourné en Syrie pour fonder le "Front al-Nosra" avec le soutien et l’orientation de son ami Abu Bakr al-Baghdadi, le chef de l'État islamique en Irak et au Levant, avant son élimination. Sous la direction d'al-Julani, le Front al-Nosra est devenu la branche syrienne d'Al-Qaïda, menant des attaques sanglantes contre des civils et des infrastructures.
En 2016, al-Julani a annoncé sa rupture avec Al-Qaïda et a rebaptisé l'organisation "Hay'at Tahrir al-Sham" après un différend organisationnel avec le chef d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri.
HTS a systématiquement arrêté des journalistes et des activistes sous des accusations ambiguës telles que "atteinte à la sécurité publique" ou "propagation de fausses nouvelles".
Cependant, l'organisation est restée sur les listes terroristes des États-Unis et de l'ONU, et Washington a continué à offrir une récompense de 10 millions de dollars pour toute information menant à l'arrestation d'al-Julani.
Après la chute de Damas, al-Julani est entré dans la mosquée des Omeyyades, le site historique le plus célèbre de la ville, en tant qu'apostat militaire, déclarant que "la victoire de la nation islamique a été accomplie". Cette déclaration a suscité de vives inquiétudes au sein des puissances internationales, renforçant l'hypothèse que la Syrie se dirige vers un modèle de gouvernance similaire à celui des Talibans en Afghanistan, où toute vie intellectuelle, artistique, médiatique et musicale est bannie.
Depuis sa prise de pouvoir, Hay'at Tahrir al-Sham a tenté de se présenter comme une autorité politique à caractère administratif, promettant d'organiser des élections et de former un gouvernement représentatif. Cependant, la composition du gouvernement annoncé reflète une réalité complètement différente : il est exclusivement composé de membres issus d'une seule orientation idéologique et sectaire, dont la plupart sont connus pour leur extrémisme et leurs crimes terroristes.
L'ascension au pouvoir de Hay'at Tahrir al-Sham n'aurait pas été possible sans un soutien extérieur, la Turquie et le Qatar ayant joué un rôle crucial dans le financement, l’armement et la promotion médiatique de cette faction djihadiste.
Ankara exploite son influence sur les groupes islamistes armés en Syrie pour atteindre plusieurs objectifs : affaiblir les Kurdes, créer une zone tampon pour empêcher l'afflux de nouveaux réfugiés syriens en Turquie et poursuivre un agenda expansionniste au Moyen-Orient.
De son côté, le Qatar a fourni un soutien financier et médiatique massif à l'organisation. Des rapports des services de renseignement occidentaux indiquent que Doha a injecté des millions de dollars dans les opérations de l'organisation, en plus de lui fournir de puissantes plateformes médiatiques.
Dans le contexte du chaos résultant de la chute du régime, la Syrie a connu une escalade sans précédent des attaques de l'État islamique (EI), avec un triplement des attentats terroristes en 2024, selon un rapport de l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW).
Les experts avertissent que le vide sécuritaire laissé par l'effondrement de l'État syrien pourrait favoriser un retour en force de l'État islamique, à l'image de ce qui s'est produit en Irak après 2011.
Face à ces transformations rapides et imprévues, la communauté internationale oscille entre prudence et reconnaissance tacite. Bien que Hay'at Tahrir al-Sham soit toujours classée comme organisation terroriste, certains pays occidentaux commencent à adopter une approche plus pragmatique dans leurs relations avec elle.
La plupart des experts estiment que l'arrivée au pouvoir de Hay'at Tahrir al-Sham, une organisation djihadiste extrémiste, constitue une menace grave pour la sécurité régionale et mondiale et pourrait avoir des répercussions négatives sur la France, l’Europe et les pays méditerranéens.
La communauté internationale doit agir de manière décisive pour contrer ce développement dangereux et empêcher la Syrie de devenir un bastion pour les djihadistes et les extrémistes.
La vie intellectuelle syrienne, en particulier les écrivains, joue un rôle crucial dans la tentative de transformer la situation politique actuelle du pays, malgré le risque croissant de basculement dans le djihadisme.
Les écrivains syriens ont une longue tradition d'engagement politique et social. Depuis des décennies, ils ont utilisé leur plume pour dénoncer la répression, la dictature, la torture et la terreur. Leurs œuvres, qu'il s'agisse de romans ou de poésie, ont souvent témoigné des réalités politiques et sociales de la Syrie, même lorsque la parole politique était étouffée. Ainsi, des auteurs comme Moustafa Khalifé ont écrit sur leurs expériences personnelles de la prison, mettant en lumière les abus du régime. Cette littérature engagée a contribué à maintenir vivante la mémoire des souffrances du peuple syrien et à sensibiliser l'opinion publique internationale.
La révolution syrienne de 2011 a marqué un tournant dans l'engagement des intellectuels. Le soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad a été suivi d'une répression sanglante, poussant de nombreux révolutionnaires à s'engager dans la lutte armée. Les écrivains ont joué un rôle actif dans ce mouvement, utilisant leurs œuvres pour exprimer les aspirations du peuple syrien à la liberté et à la démocratie. Des associations comme l'Association des écrivains syriens, créée en 2012 et basée à Londres, ont vu le jour pour soutenir les créations artistiques et littéraires pendant cette période de révolution. Ces initiatives montrent que les intellectuels syriens sont déterminés à influencer le cours des événements politiques, même face à des risques considérables.
La montée du djihadisme en Syrie représente un défi majeur pour les intellectuels. L'intervention de groupes se réclamant de l'islam politique et les ingérences étrangères ont rendu le conflit syrien particulièrement complexe et opaque. Les écrivains syriens doivent naviguer dans un environnement où les forces djihadistes, comme Daech, exercent une influence significative et représentent une menace pour la sécurité et la stabilité du pays. Malgré cela, ils continuent de produire des œuvres qui reflètent les réalités du conflit et les défis auxquels la société syrienne est confrontée. Leur engagement littéraire vise à contrer les discours extrémistes et à promouvoir des valeurs de tolérance et de pluralisme.
Enfin, les écrivains syriens en exil jouent également un rôle important dans la préservation et la promotion de la culture syrienne. De nombreux intellectuels ont été contraints de quitter le pays en raison de la répression et des violences. Depuis l'étranger, ils continuent de publier des œuvres qui témoignent de la situation en Syrie et contribuent à maintenir l'attention internationale sur les enjeux politiques et humanitaires du conflit. Leur travail est essentiel pour préserver la mémoire collective et pour imaginer un avenir différent pour la Syrie, loin des extrémismes et des violences. En somme, les écrivains syriens, par leur engagement et leur courage, tentent de façonner un discours alternatif qui pourrait contribuer à la reconstruction politique et sociale de leur pays.
Crédits illustration Pexels CC 0
Par Auteur invité
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