Au sein de plusieurs groupes d'édition, les grandes manœuvres ont commencé, avec des déménagements et mouvements d'équipes menés au pas de charge. Chez Hachette (Lagardère/Vivendi), la direction reste sourde aux arguments et demandes des salariés de Hatier, Didier Jeunesse, Kwyk et du reste du groupe. Au risque de susciter le sentiment partagé « de ne pas recevoir de respect pour le travail accompli ».
Le 14/02/2025 à 15:07 par Antoine Oury
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14/02/2025 à 15:07
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Ce mardi 11 février, le fond de l'air, dans le secteur parisien de l'édition, avait un parfum de convergence des luttes ou, au moins, des crises sociales. Au même moment, des salariés des groupes Hachette et Editis, les deux poids lourds et concurrents, protestaient en effet contre des projets de déménagement et relocalisation des équipes très contestées.
Devant le siège de Hachette Livre, à Vanves, qui abritera bientôt plusieurs dizaines de salariés supplémentaires au sein d'importants espaces de travail ouverts, une soixantaine de salariés des éditions Hatier, Hachette, Kwyk et Hachette Distribution se sont réunis à l'occasion d'une réunion du comité social et économique (CSE) du groupe.
Au cours de celui-ci a été présenté un rapport d'expertise, signé par le cabinet Addhoc, consacré au projet de déménagement des éditions Hatier, Didier Jeunesse et de la filiale Kwyk au sein du siège de Hachette Livre, à Vanves, au sud de Paris. Le document, qui se penche sur la restructuration prévue pour accueillir l'ensemble des salariés, « présente des convergences avec le rapport précédent sur la concentration au sein des espaces, mais aussi sur les risques pour la santé et la sécurité des salariés », nous indique une participante.
Quelques jours plus tôt, la présentation d'un autre rapport d'expertise du cabinet Addhoc, cette fois à l'occasion d'un CSE extraordinaire des éditions Hatier, avait confirmé les craintes des travailleurs et travailleuses à l'égard d'un projet « générateur de risques ». Du côté de Vanves, l'arrivée des effectifs de Hatier, Didier Jeunesse et Kwyk soulèverait également des inquiétudes quant « aux modifications des conditions de travail », nous indique-t-on.
Selon nos informations, le CSE de Hachette a rendu un avis défavorable sur ce projet de déménagement, qui doit pourtant se concrétiser dès le mois de juillet prochain.
Le déménagement devrait installer au siège de Vanves 1107 postes, pour une capacité d'accueil conçue pour 1000 personnes à l'origine, en s'appuyant sur une organisation en « espace ouvert ». Un recours généralisé à l'open space « qui nous inquiète fortement », souligne une élue de l'intersyndicale CFDT-Sud Culture Hatier.
« Il existe une véritable incompatibilité des espaces ouverts densifiés avec nos spécificités métiers : nous avons besoin de calme, pour la concentration, mais aussi d'espace pour manipuler les livres et les stocker, ou pour échanger, parfois de manière informelle et imprévue, sur des projets d'ouvrages, sans déranger tout le monde et sans réclamer une salle de réunion des jours à l'avance », nous explique-t-elle encore.
Cette organisation du travail particulière est une véritable nouveauté pour les salariés de Kwyk, une plateforme pédagogique d'exercices en ligne rachetée par Hachette en 2014. Jusqu'à présent installée rue de Maubeuge, près de la Gare du Nord, l'équipe de 13 personnes a appris la perspective du déménagement le 25 novembre 2024, de manière officielle.
« Nous fonctionnons selon un principe de start up depuis le début, avec une flexibilité importante, une indépendance dans les choix, la participation et la prise en compte de l'avis de tous les salariés, nous n'avons pas l’habitude de nous voir imposer des décisions sans discussion », déplore Solène Vinet, qui travaille depuis 8 ans au sein de l'équipe commerciale de la plateforme.
Ici aussi, l'équipe craint « une dégradation de ses conditions de travail » et la perte de plusieurs avantages, notamment la localisation actuelle des bureaux, « plutôt attractive et agréable, comme les locaux eux-mêmes ». Si l'open space y est déjà pratiqué, c'est à une échelle moindre, et avec une salle de réunion toujours à disposition.
Les intérêts du déménagement, comme le fait de se rapprocher d'autres équipes Hachette travaillant sur le numérique éducatif, ne sautent pas aux yeux des principaux intéressés : « Nous craignons d'être sollicités sur d'autres projets dans le domaine, alors que notre charge de travail est déjà importante. Et la transversalité risque de toute façon d'être compliquée, avec les capacités d'accueil de l'immeuble et la politique de télétravail qui risque d'en découler. »
Par ailleurs, les locaux actuels de Kwyk bénéficiaient d'un loyer « plutôt bon marché pour l'immobilier parisien », quand le montant du loyer payé à Hachette pour l'espace à Vanves reste encore inconnu.
Depuis les premières esquisses du déménagement, fin 2024, les représentants du personnel s'efforcent de documenter et de prévoir les conséquences prévisibles sur l'organisation du travail, la santé et la sécurité des salariés. Les deux rapports du cabinet d'expertise Addhoc, l'un pour le CSE Hatier et l'autre pour le CSE Hachette, ont ainsi été présentés en présence des directions de Hatier et de Hachette. Dans le cas de Hatier, un médecin du travail est même venu apporter un regard sur les pathologies professionnelles, plus fréquentes dans les espaces de travail ouverts.
À la sortie du CSE Hachette de ce mardi 11 février, certains représentants du personnel se disent choqués : « Le rapport d'expert, la médecine du travail, les paroles des salariés, des élus, des organisations syndicales... C'est comme si tout cela n'existait pas. Le discours de la direction reste le même : “On va y arriver”. Et quand on pose des questions, les réponses sont autant de coquilles vides », déplore une élue CFDT.
« On nous demande de ne pas “jouer les Cassandre”, mais nous nous appuyons tout de même sur une littérature scientifique, des faits objectifs et éprouvés », souligne une déléguée syndicale Sud Culture. « Le dialogue social a atteint un niveau jamais vu », estime une représentante du personnel des éditions Hatier, qui décrit « une crispation forte de la direction, qui dénonce un rapport invalide parce qu'il ne met pas en avant les points positifs du déménagement. Il n'y a pas de négociations. »
Des participants du CSE de ce mardi 11 février pointent par ailleurs un « double discours » de la part de la direction, représentée par Arnaud Lagardère, président-directeur général de Hachette Livre, et Jean-Christophe Thiery, directeur général délégué. « Ils nous ont remerciés pour les bons résultats de l'entreprise et indiqué que des propositions seraient faites, que le but n'était pas de dégrader les conditions de travail. 10 minutes après, pendant le CSE, l'inverse a été signifié, avec un projet mené tel quel et d'éventuels ajustements “à l'usage”. »
Contactées à plusieurs reprises, les directions de Hatier et de Hachette Livre n'ont jamais donné suite à nos demandes.
En l'état, le projet de déménagement laisse plusieurs questions en suspens, notamment sur la densification des postes au sein de l'espace de travail. Côté Hatier, on s'interroge ainsi « sur les besoins de renforts en cas de période scolaire : où pourra-t-on les faire travailler » ? Chez Kwyk, la même question se pose, l'espace de travail ayant « été calculé en fonction de l'équipe actuelle : cela signifie que les effectifs ne bougeront pas, a priori, et comment accueillir des stagiaires dans de bonnes conditions » ?
Au sein de la start up, toujours, la potentielle dégradation des conditions de travail fait craindre une fuite des employés, et notamment des développeurs, qui pourraient rapidement chercher un salaire et une ambiance de travail plus attractifs. « En plus, certains ont déjà l'expérience des grosses structures, et n'ont aucune envie de retourner dans ce type d'organisations », pointe Solène Vinet.
Ces analyses sont partagées par les éditeurs, qui anticipent des impacts importants sur l'attractivité du groupe et la productivité de sa force de travail. « Nous avons déjà beaucoup de mal à recruter en raison des salaires peu élevés, mais si le cadre professionnel se dégrade également, cela sera encore plus compliqué. »
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Les résultats de Hachette Livre, malgré la crise économique que traverse l'édition, restent à la hausse : le chiffre d'affaires a atteint 2,87 milliards € en 2024, soit +2,2 % en données publiées et +1,9 % en données comparables, pour 295 millions € du côté du résultat opérationnel ajusté (+34,7 % par rapport à 2023). La vente de l'immeuble des éditions Hatier, rue d'Assas à Paris, ne parait pas une exigence économique pour un groupe en crise : son montant avait été estimé à 55 millions € il y a plus d'un an, au moment du projet Campus, un autre déménagement aujourd'hui abandonné. Au vu des fluctuations du marché immobilier, cette somme serait bien moindre aujourd'hui.
La rationalisation des coûts fait partie de la stratégie habituelle des grands groupes médiatiques, une fois les rachats effectués. Sollicités quant au maintien des effectifs des maisons d'édition par les représentants du personnel, les directions de Hachette et Hatier auraient répliqué : « Un effectif, c'est vivant. » Pour Kwyk, le but « serait de maintenir les effectifs, mais aucune garantie n'a été donnée à moyen terme ».
À l'occasion du rassemblement à Vanves, des salariés et élus craignent « une dilution de l'identité des maisons d'édition, pour qu'elles deviennent peu à peu des marques ». « À l'époque d'Arnaud Nourry [PDG de Hachette Livre de 2003 à 2021, NdR], l'indépendance des maisons d'édition était très importante, c'est ici que l'on voit la différence entre un industriel et un financier. Aujourd'hui, la direction n'a plus de vision sur le long terme », déplore une représentante du personnel.
Ce même Arnaud Nourry, limogé au moment du rachat de Lagardère par Vincent Bolloré, a bien compris ce que la situation actuelle révélait de ses propres méthodes de gestion. Il capitalise aujourd'hui sur une approche « familiale » de l'édition, dans laquelle chaque structure dispose de sa propre marge de manœuvre, avec son groupe Les Nouveaux Éditeurs...
L'intersyndicale CFDT-Sud Culture de Hatier prépare désormais un rendez-vous obtenu avec Gaëtan Ruffault, directeur des ressources humaines du groupe Hachette, pour « évoquer des points sur lesquels la direction de Hatier n'a pas pu nous fournir de réponses », nous indique-t-on. Des cahiers de doléances ont été rédigés par des salariés de Hatier, mais aussi de Kwyk, avant d'être transmis à la direction de Hachette Livre.
Les quelques mesures avancées par la direction du groupe ne suscitent pas l'enthousiasme, jusqu'à présent. Maintien de la carte Ticket Restaurant (pour les salariés de Kwyk), aide au déménagement de 2000 €, financement plus important du Pass Navigo — mais limité dans le temps —, ou encore aide à l'achat d'un vélo sont des propositions jugées insuffisantes par les instances représentatives du personnel, qui évoquent plutôt une plus grande autonomie dans le télétravail ou l'ajout de RTT, voire la recherche d'un autre lieu de travail plutôt que la concentration à Vanves.
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« Nous n'allons pas nous arrêter là », prévient l'intersyndicale des éditions Hatier, qui a trouvé des soutiens chez Hachette, donc, mais aussi chez Editis et Bayard, groupes qui mettent en œuvre des projets de déménagement et de rassemblement analogues. Le Syndicat national de l'édition, organisation patronale du secteur, sera prochainement interpellé sur les conséquences sociales de ces mouvements pour les métiers.
Deux autres sites Hachette Livre, à Montparnasse et à Malakoff, seront aussi concernés par ce projet de déménagement, puisqu'ils accueilleront des salariés du site de Vanves le temps de l'aménagement de celui-ci. Selon nos informations, une procédure d'information-consultation aurait été ouverte pour resserrer les équipes dans les bureaux, « où ils seront 5 ou 6, plutôt que 3 ou 4 auparavant ». Un aménagement temporaire, certes, mais qui fait néanmoins craindre qu'ils « ne retrouveront pas le même espace à leur départ ».
Photographie : Des salariés des éditions Hatier, Hachette, Kwyk et Hachette Distribution, le mardi 11 février 2025, devant le siège de Hachette, à Vanves (DR)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
7 Commentaires
florence mothe
15/02/2025 à 13:57
Que cette histoire s'inspire du slogan : la librairie Hachette mais ne vend pas.
florence mothe
15/02/2025 à 13:57
Que cette histoire s'inspire du slogan : la librairie Hachette mais nevend pas.
Rémi Vincent
17/02/2025 à 12:01
Qui coûte trop cher ?
Rémi Vincent.
Eric Mahi
17/02/2025 à 18:26
Qu'en est-il de ce boycott des éditeurs d'Hachette par quelques libraires indépendants dont Actualitté ne se fait pas le relais????
Antoine Oury
18/02/2025 à 12:40
Bonjour,
Nous avons fait état de ces mobilisations ici : https://actualitte.com/article/120479/librairie/pour-des-fetes-solidaires-et-engagees-boycottons-bollore
et là : https://actualitte.com/article/120702/edition/desarmer-bollore-apres-la-tribune-des-journees-d-actions-sont-prevues
Cordialement
Vengeur masqué
20/02/2025 à 19:09
Bon courage avec l'adjointe au DRH... une vraie mauvaise celle-là, à la DRH on l'appelle Cruella dans son dos!
Zontine
03/03/2025 à 08:59
Comment envisager l'avenir quand on est salarié d'une "mini" entreprise telle que Kwyk qui risque d'être noyée au milieu de centaines de salariés des grosses maisons d'édition ?
Si la rentabilité d'une entreprise tient essentiellement à l'engagement de ses salariés, c'est encore plus vrai quand on est ... 13 ! Ça n'est pas parce qu'il sont "petits" qu'il faut les considérer comme quantité négligeable.
La concentration s'inscrit dans un cycle. Dans 10 ou 15 ans, on déconcentrera considérant d'autres "impératifs" économiques mais avec toujours la même constante : le profit à tout prix...quelqu'en soit le coût pour les salariés qui s'adapteront pour préserver leur emploi !