Né en 1908 à Varsovie, Vladimir Malacki - devenu par la suite Jean Malaquais - quitta la Pologne à l'âge de 18 ans pour venir vivre en France. Cette période de sa vie fut marquée par une grande précarité et par la volonté farouche de vivre de sa plume. Mobilisé en 1939 puis fait prisonnier, il s'évada et émigra vers le continent américain. Par Isabelle Luciat
Il vécut une partie de sa vie aux États-Unis où il enseigna la littérature et obtint la nationalité américaine. Ami de Gide et de Norman Mailer avec lesquels il entretint des correspondances régulières (toutes deux publiées), Malaquais se revendiquait « métèque et apatride ». Il a publié trois romans : « Les Javanais » (prix Renaudot 1939, objet d’un précédent article), « Planète sans visa » publié en 1947 et « Le Gaffeur », son dernier roman publié en 1953.
Situé dans une société bureaucratique et totalitaire désignée sous le terme de la Cité, « Le Gaffeur » aborde les thèmes de la dissidence opposée au conformisme, de la poésie opposée à l’ordre et s’interroge sur la définition de l’héroïsme à une époque — celle de la narration, mais aussi celle des années 50 naissantes — où le collectif a pris le pas sur l’individuel, la technique sur l’humain.
À bien des égards, ce roman entre en résonance avec notre époque férue de nouvelles technologies et de réseaux sociaux, un constat que Norman Mailer établissait déjà en 1974, dans sa préface à la réédition du roman : « ... son roman ne faisait qu’inventer le monde que nous voyons enfin naître sous nos yeux, ce monde affreux de constructions démesurées, d’existence unisexe, livré aux ordinateurs et à mille flamboyances désincarnées où chacun reçoit le pouvoir de se conduire en superstar. » Et aussi : « Il se peut que le cours de l’Histoire débouche à la fin sur une forme de totalitarisme qui s’imposera moins comme volonté d’uniformisation que comme force manipulatrice programmée pour réduire l’autonomie des consciences. »
Il est intéressant de noter que Malaquais a commencé son roman en 1948 alors que Gide venait d’adapter pour le théâtre le « Procès » de Kafka (la correspondance avec Gide révèle que Malaquais avait été invité à la représentation de la pièce). L’influence de Kafka est certaine : l’absurde et l’arbitraire règnent en maîtres dans Le Gaffeur.
Mais le roman s’inscrit peut-être davantage dans la biographie de l’auteur, son expérience de la misère et de la guerre, la tragédie d’être juif dans la France occupée. Passé en zone libre, Malaquais réussira in extremis à obtenir un visa pour le continent américain (grâce à l’aide de Gide) après avoir entrepris de vaines démarches qui l’occupèrent plusieurs mois et ressenti l’humiliation d’avoir à quémander sans cesse pour sa survie.
En 1947, il confiait à Gide à propos d’un projet de demande de naturalisation française : « Il faut avoir été “étranger” pour en connaître le goût amer ; il faut avoir été “client” des préfectures, des commissariats de police, des mairies (…) à l’idée d’avoir à fournir des certificats de travail depuis vingt-cinq ans, des quittances de loyer de tous les hôtels borgnes et des asiles de nuit où j’ai vécu, des parchemins de moralité portant la signature bienveillante de tous les concierges de ma connaissance — ah, à cette idée-là, je préfère finir mes jours en glorieux apatride ».
Point d’amertume pourtant dans « Le Gaffeur », mais une prose serrée, une écriture nerveuse qui semblent portée par l’indignation et, surtout, une étrange poésie incarnée par le personnage principal, Pierre Javelin, ce gaffeur dont le regard est systématiquement décalé dans un monde où tout semble avoir été anticipé, pensé et évalué pour tout un chacun.
Représentant de commerce pour une entreprise de cosmétiques, Pierre Javelin est poète à ses heures, une activité qu’il cache à son épouse, jeune femme naïve qui cherche (et trouve !) toutes les réponses aux questions existentielles de son mari dans le magazine auquel elle est abonnée et qui le traite volontiers de « nihiliste endurci » lorsqu’il exprime quelques réserves. Cette sympathique routine est interrompue le jour où notre employé modèle est convoqué par sa responsable Mademoiselle Limbert qui lui annonce sa promotion.
Tout commence alors à dérailler.
Le soir venu, Javelin ne peut plus pénétrer dans son appartement, sa clé ne fonctionnant plus. Il a la surprise de voir la porte s’ouvrir sur un couple de quinquagénaires Monsieur Bomba et son épouse Kouka, des noms de clowns pour un véritable numéro de cirque qui confine davantage à la farce qu’à l’épouvante. Dès lors, Javelin errera seul dans une Cité hostile où plus personne ne le reconnaîtra. Au fil de multiples rebondissements introduisant de nombreux personnages (mention spéciale pour l’infâme Docteur Babitch), l’étau se resserrera inexorablement sur lui. La fin du roman restera ouverte, laissant au lecteur la liberté d’imaginer que la poésie est venue à bout de ce monde ordonné dont personne n’a plus véritablement la maîtrise.
Davantage que le thème du récit, assez classique dans les romans de science-fiction et souvent repris par le cinéma (« Brazil » de Terry Gilliam est immanquablement cité par les divers sites internet commentant « Le Gaffeur »), le principal attrait du roman réside, de mon point de vue, dans sa dimension poétique.
Ainsi Mademoiselle Limbert, Monsieur Bomba et sa Kouka trouvent-ils un attrait, une dimension comique et poétique sous le regard de Javelin alors même que ces personnages se rangent dans le camp des oppresseurs. Mademoiselle Limbert semble sortie d’une toile cubiste de Picasso : « une face géométrique flanquée d’un nez vertical surmonté de sourcils horizontaux encadrés de verres rectangulaires ». Seule la bouche inscrit « une courbe trop parfaite » dans les traits rectilignes de ce visage. Pendant qu’elle lui tient un discours formaté, voilà les réflexions auxquelles se livre l’aimable Javelin :
« Plus d’une fois, j’avais éprouvé le désir (ce seul mot n’est-il pas en soi déplacé dans une Cité parfaite qui comble par avance tous les désirs de ses citoyens ? N’est-il pas quelque peu sacrilège ?) de faire sonner d’une pichenette ces lèvres d’un carmin moite, tracées au compas, j’imaginais alors qu’elles émettraient un tintement de verre à boire et que, sautant de leurs attaches, elles s’en iraient bondissant sur le tapis comme une cigale rouge. Je me précipiterais pour les ramasser et (…) j’avais bien la certitude qu’elles me mordraient le doigt. »
La bouche de Mademoiselle Limbert prend ainsi une vie autonome, échappe au contrôle de son austère propriétaire pour devenir une cigale, animal connu depuis La Fontaine pour sa liberté, sa fantaisie et sa prodigalité. Elle reste néanmoins menaçante, car il nous est rappelé qu’elle peut mordre ! Javelin est sans doute le seul personnage capable de ressentir l’ambiguïté, le doute, le second degré dans une société à la mécanique trop bien huilée.
Plus loin dans le récit, Javelin conclura sa dernière entrevue avec Mademoiselle Limbert sur une forme d’épitaphe qui sied parfaitement à ce personnage dont le conformisme a étouffé toute vie : « En elle et sur elle, rien ne devait jurer avec la vision qu’elle se faisait du monde et, puisque son monde était carré et pointu, elle s’organisait à sa ressemblance : carrée et pointue. »
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Bomba et Kouka sont les sympathiques habitants de l’appartement de Javelin qu’ils prétendent occuper depuis de nombreuses années. La description qu’en fait Javelin évoque l’image des marionnettes ou des poupées de chiffon que l’on offre aux jeunes enfants pour les distraire (ne s’agit-il pas de distraire ce jeune fou qui semble bien inoffensif, mais reste obsédé par l’idée fixe que cet appartement est le sien et que sa jeune épouse, qui a ourdi cette farce, l’y attend probablement ?).
Bomba et Kouka sont aussi des clowns, des personnages de farce. Bomba est « un géant chauve à moustache russe », ces cils sont « recourbés comme ceux d’une belle ». Kouka est courtaude, sa « face poupine » est « rehaussée de verrues roses », son obésité est « proprement indécente ». Kouka n’adresse jamais directement la parole à Javelin, mais, contrairement à bomba qui monologue et interprète la situation à sa guise en partant dans des digressions absurdes, elle paraît sincèrement se soucier de Javelin et commente sans cesse les faits et gestes de ce dernier tout en s’adressant à Bomba : « Qu’est-ce qu’il veut ? C’est ce qu’il dit ? Il s’est trompé de porte ? Il a peut-être faim ?... »
Cette succession de questions rappelle le poème de Jean Tardieu « La môme néant » (1951) dont la trame est constituée de brèves questions/réponses rappelant les comptines enfantines (« Quoi qu’a dit ? – À dit rin — Quoi qu’a fait ? – À fait rin.... ») qui se conclut par un définitif « A'xiste pas ». Que cette ressemblance soit fortuite ou pas, la conclusion du poème de Tardieu illustre tout à fait le but de Bomba et Kouka qui, en serviteurs zélés de la Cité, œuvrent activement à l’anéantissement de Javelin.
Un des autres intérêts du roman est la réflexion menée sur l’héroïsme. Malaquais nous livre ce constat par l’intermédiaire de son alter ego Javelin : « Le temps du héros est mort quand celui du troupeau commence (…). L’exploit héroïque, éminemment l’acte d’un solitaire, réclamait une perspective à la mesure exiguë d’un seul alors qu’une perspective amplifiée au centuple exige le gris, le monotone, l’anti héroïque labeur des multitudes. »
Ainsi, le « héros » moderne (Javelin, dans l’exemple qu’il en donne, se réfère implicitement à un pilote de chasse, mais il serait aisé de lui substituer aujourd’hui un pilote de drones et le constat n’en serait que plus édifiant) n’est-il plus que « le prolongement d’une manette », « le point focal d’un faisceau d’ondes ». Ses gestes et ses réflexes sont conditionnés. « Redescendu sur terre », il n’est pas une « divinité », mais une « loque. » S’ensuit une dénonciation rageuse de la vénalité des hommes attisée, dans les années 50, par l’avènement de la société de consommation.
Cette dénonciation se double d’un appel désillusionné à la révolte qui n’est pas sans rappeler la prose d’un autre « Voyage au bout de la nuit » :
« Hier le Minotaure me dévorait les rognons, mais je lui coupais la tête, aujourd’hui la Cité me triture l’âme, mais je fais le beau. Tenez, je plaide pour une race de preux qui ne fassent pas le beau : qui, cessant de saliver au son de la cloche, mettent le feu à la baraque. Le monstre étant ce qu’il est, il y faut plus de vertus que n’en auraient eues tous les Achille de l’Iliade ».
Il est sans doute exagéré et injuste de comparer ce qui relève du mythe à ce qui relève de la condition humaine, par essence faillible et limitée. D’ailleurs, chaque époque — y compris la nôtre — apporte son lot de héros. Néanmoins, la réflexion sur le conditionnement mental des hommes (« la Cité me triture l’âme ») semble plus que jamais d’actualité. Dans notre monde désigné de plus en plus par nos contemporains comme un « village planétaire ».
Isabelle Luciat, février 2025
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 14/06/2016
301 pages
L'Echappée
20,00 €
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