Maintenir l’ordre, au lieu d’enquêter, informer. Tel est le cap tracé par le pôle hégémonique des médias de nos jours. Accompagnant la radicalisation des élites culturelles et du projet néolibéral en France, les médias mainstream abandonnent la recherche de la vérité, pour se lancer dans ses croisades quotidiennes contre tout projet politique ayant pour finalité l’émancipation sociale. Autrice du livre Les médias contre la gauche (Agone, 2023), Pauline Perrenot a accepté de répondre à nos questions.
Le 13/02/2025 à 08:30 par Faris Lounis
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13/02/2025 à 08:30
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Nous aborderons dans la deuxième partie de cet entretien la radicalisation du projet néolibéral en France et les stratégies médiatiques mises au service de la fabrication du « consentement » autour de la délégitimation et du piétinement des principes démocratiques et des droits citoyens.
ActuaLitté : « Je commence à en avoir un peu marre de ces rapports qui nous disent qu’il y a des milliardaires et des pauvres », s’indigne Éric Brunet sur RMC le 21 janvier 2019. Le pôle dominant des médias, de quelle manière a-t-il imposé la doctrine néolibérale, dans sa version la plus autoritaire et violente, dans le débat économique, et dans le débat public d’une manière générale, depuis le début des années 80 ?
Pauline Perrenot : Difficile de résumer en quelques mots la fabrique de l’opinion en cette matière ! Pour un panorama exhaustif, je renvoie les lecteurs à la récente vidéo que notre association a réalisée pour le média indépendant Blast, où nous revenons précisément sur quatre décennies de propagande au service du capital.
L’unanimisme en faveur de l’économie de marché s’explique d’abord par la structuration des rédactions, dominées par des chefferies, directeurs, chefs de service et éditorialistes très largement acquis au prêt-à-penser libéral, lesquels sollicitent toujours les mêmes économistes, « experts » et journalistes pour commenter l’actualité économique.
Comme Le Monde diplomatique, nous avons largement objectivé ce monopole… et ses effets sur le débat public. En l’occurrence, délimiter le périmètre de ce qui peut être pensé en matière économique et laisser dans l’ombre ou stigmatiser ce-qui-ne-peut-être-pensé : la condition salariale, la propriété privée du capital, la distribution de la valeur ajoutée, les inégalités de patrimoine et de revenu, etc.
Le suivisme des grands médias vis-à-vis de l’agenda des acteurs dominants dans leurs champs respectifs (économique, politique, etc.) explique aussi que les idées du patronat bénéficient d’un écho disproportionné par rapport à celles d’autres forces sociales, notamment les syndicats, associations, ONG, etc.
Lorsque des think tanks d’inspiration patronale comme l’Ifrap ou l’Institut Montaigne produisent des rapports, les grands médias servent immédiatement de caisse de résonance : des problématiques rétrogrades (« travailler plus », « réduire les dépenses publiques », « diminuer le coût du travail », etc.) s’installent alors au cœur du débat public, deviennent « ce à quoi nous devons penser » et cadrent les discussions.
Dans ce périmètre, le sort que les médias dominants réservent aux tenants d’une pensée économique hétérodoxe alterne entre le discrédit, la silenciation et la marginalisation. Cette mutilation structurelle du pluralisme, on la doit en grande partie à la propriété capitalistique des moyens d’information et à la financiarisation des médias.
Les transformations structurelles ayant eu cours dans ce secteur au cours des décennies 1980 et 1990, impulsées par une emprise croissante des contraintes commerciales, ont profondément impacté le journalisme économique et social.
Cela coïncide, bien sûr, avec la financiarisation à outrance des marchés, la privatisation de pans entiers de l’activité économique, et le triomphe du paradigme néolibéral au sein des élites politiques et économiques : les vertus du marché, l’obsolescence de l’État-providence, les bienfaits de l’austérité, la célébration de la « modernisation » et de l’entrepreneuriat, etc.
Tous ces phénomènes ont favorisé la propagation et la naturalisation de croyances et de visions libérales et managériales du monde. Les grands médias en ont été partie prenante. Ils ont activement contribué à imposer la doctrine néolibérale comme une « évidence » indiscutable dans le débat public.
À propos du traitement policier de l’information, et de l’obsession sécuritaire de nombre de formations politiques françaises, vous parlez d’un « journalisme de préfecture ». Pouvez-vous nous dire quelles sont les principales caractéristiques de cette pratique journalistique ?
Pauline Perrenot : Surreprésentation de la parole des « forces de l’ordre » dans toutes leurs composantes ; suivisme des services et des consultants « police-justice » en faveur de la communication préfectorale, souvent sans la moindre vérification ; appropriation sans distance critique du lexique policier ; recours aux euphémismes pour ne pas nommer les violences policières, quand l’usage de ce terme n’est pas explicitement proscrit par les directions éditoriales ; usage immodéré (et inconsidéré) d’images et vidéos fournies par le ministère de l’Intérieur, la Préfecture ou la gendarmerie ; reproduction de « notes » ou d’infographies réalisées par les services de renseignement ; focalisation sur les moyens d’action des manifestants — systématiquement discrédités, y compris les plus pacifiques —, jusqu’à leur criminalisation pure et simple, etc.
Voilà quelques-uns des symptômes ordinaires de ce « journalisme de préfecture », qui abdique sa mission (enquêter, recouper les sources, etc.) pour relayer la communication institutionnelle. Que l’on pense aux mobilisations syndicales et écologistes, aux actions des collectifs de familles dont des membres ont été tués par la police, aux révoltes dans les quartiers populaires, aux Gilets jaunes, aux manifestations de réfugiés, etc., le traitement médiatique des actions de police ou de gendarmerie est structurellement biaisé.
Et la tendance dominante est celle d’un accompagnement du durcissement autoritaire de l’État. Au-delà des routines professionnelles expliquant en partie ce phénomène (conditions de production de l’information, dépendance des journalistes à l’égard de leurs sources, etc.), l’enjeu porte sur l’idéologie qui domine au sein des directions éditoriales : une certaine conception du métier comme partie prenante du maintien de l’ordre.
Parce que nombre de journalistes considèrent les « forces de l’ordre » et les autorités comme des sources de référence, neutres et extérieures aux conflits en présence — alors qu’elles en sont partie prenante —, ils accordent une confiance a priori à leur communication.
À l’inverse, bon nombre de rédactions font preuve d’une défiance, pour ne pas parler de présomption de mensonge à l’endroit des témoignages provenant « de l’autre côté de la matraque ». Partant, le questionnement du « maintien de l’ordre » et la critique des institutions répressives sont impensables. Et, la plupart du temps, impossibles, ignorés ou dénigrés dans et par les grands médias.
En lieu et place se déploient des séquences d’hystérie sécuritaire. En période de mobilisation, la responsabilité des affrontements incombe généralement aux seuls manifestants, auxquels il convient d’adresser de fameux « appels au calme » et autres rappels à l’ordre. De même, les violences font « naturellement » l’objet d’injonctions journalistiques — les « condamner », s’en « désolidariser » — unilatérales, c’est-à-dire à destination exclusive des manifestants et de leurs soutiens, réels ou supposés.
Ces biais structurels favorisent régulièrement la diffusion de fausses informations dans les médias, les chaînes d’information ne faisant alors qu’exacerber les travers journalistiques ordinaires.
Les pages consacrées à l’hystérisation du débat public autour de la formation de la « Nouvelle union populaire écologique et sociale », après la réélection d’Emmanuel Macron le 24 avril 2022, sont saisissantes.
« Danger pour la République », « gauche régressive », « fascisme à visage humain », « radicalité monstrueuse », « un parti factieux » et « séditieux », « tentation totalitaire », l’insulte en politique a atteint son paroxysme. Par contre, l’idéologie vichyste et coloniale du Front/Rassemblement national demeure occultée du débat public. Comment, dans les médias mainstream, on en est arrivés à un tel degré d’amnésie, d’occultation de si graves faits historiques ?
Pauline Perrenot : Disons qu’il y a des facteurs internes et exogènes aux médias. Les contraintes commerciales induisent mécaniquement un formatage « low cost » du débat public : créer de l’audience, seule à même de générer des recettes publicitaires, et donc privilégier l’outrance et le clash aux reportages et à l’enquête, mais aussi l’opinion tout terrain, consacrée par les formats de bavardage qui ne coûtent pas cher, préemptés par les tautologues et les spécialistes de la « provocation ».
Ce (vieux) formatage du débat public s’est encore détérioré avec l’apparition de quatre chaînes de télévision en continu. Leur modèle de « débat » et de « priorité au direct » a eu des conséquences délétères sur le traitement de l’information. Le diktat de l’instantanéité notamment, qui commande des réactions de tous, partout, tout le temps.
Les créneaux d’interview politiques se sont démultipliés dans l’audiovisuel et parce qu’il joue le jeu — et même le provoque, souvent —, le personnel politique, largement droitisé, alimente le cercle vicieux. Et lorsque les réseaux sociaux, Twitter et les messageries instantanées sont venus se greffer au paysage, on a assisté en quelque sorte au triomphe de la « pensée » en 280 caractères, parfaitement modelée, du reste, aux attendus médiatiques de la « petite phrase ». Quand il critiquait l’hégémonie des « fast thinkers », Pierre Bourdieu n’imaginait sans doute pas toutes les mutations à l’œuvre dans les médias qui les serviraient encore davantage…
Le résultat, c’est un abrutissement du débat, donnant une prime au type d’outrances que vous citiez précédemment, et dans lequel les partis pris réactionnaires s’épanouissent. C’est là qu’on en vient aux facteurs exogènes, puisqu’on ne peut pas comprendre l’interminable dérive (extrême) droitière du débat public sans analyser la conjoncture politique dans laquelle nous sommes ni l’état d’esprit des élites économiques et politiques qui la dominent, et dont les dirigeants de médias partagent majoritairement les orientations.
Cette conjoncture, c’est celle d’une crise d’hégémonie prolongée du projet néolibéral, où s’intensifient depuis quarante ans les politiques de violence sociale et d’exclusion, en faveur du capital et au détriment des salaires et des services publics, nourrissant une progression constante des idées et des scores électoraux de l’extrême droite.
Son influence s’est encore accrue au cours des années 2010, où l’on a assisté à une légitimation graduelle de mots d’ordre sécuritaires, autoritaires, nationalistes et identitaires, en particulier à partir de 2015, à la suite de la série d’attentats qui ont endeuillé le pays. Les grands médias ont offert une caisse de résonnance aux campagnes réactionnaires contre les musulmans, les « woke », les « décoloniaux », les « islamogauchistes », les « éco-terroristes », etc.
Dans cette conjoncture, la gauche qui entend simplement redistribuer les richesses et remettre en cause les discriminations systémiques est devenue l’ennemi à abattre. Christophe Barbier, parfaitement représentatif de l’éditocratie, synthétise très bien l’état d’esprit des chefferies médiatiques : « Aujourd’hui, la peur de Mélenchon est plus grande que la peur de Le Pen. » (BFM-TV, 5 avril 2023).
À partir de là, tout semble donc permis. Y compris la désinformation de masse. Vous signaliez à très juste titre le traitement catastrophique de la Nupes en 2022, mais loin d’avoir été l’expression paroxystique de la violence médiatique, cette séquence n’a été qu’une étape dans normalisation des discours d’extrême droite contre la gauche.
Tout s’est considérablement accéléré autour de la question palestinienne, qui, de notre point de vue, est celle qui aura cristallisé le processus consistant à diaboliser la gauche — dont le prétendu « antisémitisme » est devenu une « évidence », par la seule force de son matraquage médiatique —, tout en normalisant et en promouvant l’extrême droite, lavée de tout soupçon à cet endroit comme en d’autres matières… en dépit des faits.
Depuis le 7 octobre 2023, nous assistons de fait à la plus vaste campagne maccarthyste que la sphère politico-médiatique ait entreprise à l’endroit de mouvements sociaux contestataires et de la gauche politique au cours des dernières décennies.
Il faut donc lire cette séquence pour ce qu’elle est : un symptôme de la radicalisation des chefferies médiatiques et d’un alignement croissant des représentants autoproclamés du « cercle de la raison » sur le pôle réactionnaire, tous deux communiant dans une fuite en avant autoritaire et islamophobe et nouant, désormais, des alliances objectives au plus haut sommet de l’État.
Votre livre propose certaines pistes et idées politiques pour émanciper le journalisme du joug de la pression financière. Que peut la gauche (de gauche) face aux médias acquis au néolibéralisme autoritaire et le racisme le plus décomplexé ?
Pauline Perrenot : Merci de poser cette question, car c’est l’une des missions de notre association que d’affirmer qu’aucune des dynamiques précédemment décrites n’est immuable. Les médias sont une question politique. Et comme toute question politique, elle peut être investie et doit faire l’objet de propositions. Il faut en effet parvenir à casser la financiarisation des médias, la concentration et la marchandisation de l’information. Et le cœur du réacteur, c’est la propriété capitalistique.
Nous en appelons donc à revenir à l’esprit du Conseil National de la Résistance qui, au lendemain de la guerre, édictait le principe « un propriétaire = un média ». Et aller plus loin : interdire le contrôle des médias par des firmes qui sont largement présentes dans d’autres secteurs d’activité économique et, en particulier, celles qui dépendent de l’obtention de marchés publics.
Acrimed formule également d’autres propositions pour libérer l’audiovisuel public des contraintes commerciales et de sa tutelle politique, mais aussi consolider le tiers secteur, c’est-à-dire les médias à but non lucratif, à qui les aides publiques pourraient être totalement ou largement destinées.
Conjointement aux syndicats de journalistes, nous plaidons également de longue date pour renforcer l’indépendance des rédactions : notamment, créer un statut juridique des rédactions, qui leur octroierait de véritables pouvoirs contraignants dans le rapport de forces avec les hiérarchies.
Ces perspectives peuvent paraître radicales, et elles le sont au sens où elles doivent prendre le problème à la racine : compte tenu de tout ce que nous avons décrit précédemment, il est évident que des réajustements à la marge du système médiatique ne suffiront pas, pas plus qu’on ne peut se contenter d’aménager la « déontologie » journalistique.
À LIRE - Pauline Perrenot : “La gauche est constamment sous procès médiatique” (1/2)
L’état de déliquescence du débat public et la dégradation des conditions d’exercice des métiers du journalisme réclament des transformations structurelles et une perspective d’ensemble. Il en va de la réappropriation démocratique des médias, du droit d’informer et d’être informé, deux principes fondamentaux qui devraient, par conséquent, nous être garantis.
Mais comme toute conquête sociale, il va falloir l’arracher : rien de tout cela ne pourra exister sans l’implication du mouvement social, ni sans l’apport des forces politiques qui, à gauche, poursuivent et construisent des projets d’émancipation.
*Les Médias contre la gauche paraîtra en « poche » le 18/04/2025 aux éditions Agone dans la collection « Éléments »
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 17/03/2023
310 pages
Agone
15,00 €
3 Commentaires
Eric Bourdon
13/02/2025 à 11:35
Dès l'incipit, le ton est donné. Le journaliste de Actualitte épouse les thèses de l'interwievée. Bof, bof.
Ces deux-là savent-ils au moins ce qu'est le libéralisme ? Et que le néo-liberalisme n'existe pas ; personne ne s'en réclame en tout cas aujourd'hui.
Pour l'anecdote, les seules personnes, jadis, à l'avoir fait (cf Walter Lippmann) étaient des libéraux s'orientant vers l'étatisme et le keynesianisme. Soit le contraire de ce qu'on reproche aux libéraux de nos jours, cad de s'éloigner du tout Etat.
Bref, avant de parler de libéralisme, faudrait déjà savoir de quoi on parle. Sinon le discours qui s'ensuit n'est qu'une vaine logorrhée.
Pour le reste, on retrouve les thèmes classiques de LFI et consorts. Le marché, c'est le mal et la police tue !
A une époque troublée et insécure comme la nôtre, conséquence d'un monde bisounours où l'enfant est roi, la victime parfois responsable et le bourreau toujours excusable - merci la gauche pour ce paradigme mortifère - c'est vraiment le genre de discours totalement à côté de ses pompes.
Continuez comme ça, dans la négation du réel, et le retour de bâton va être terrible pour vous. Un bâton nommé Trump ou Milei. Au moins là vous commencerez à comprendre ce qu'est le vrai libéralisme.
Pas celui que vous croyez distinguer en France, dans un pays champion du monde de la taxe et des normes. Ce qui est l'exacte contraire du libéralisme, justement !
Mazon
20/02/2025 à 07:37
Votre commentaire est un régal dans le sens où son contenu est l'exacte illustration de ce que dénonce l’interview de Pauline Perrenot, un seul exemple : vous reprenez la litanie de la France "pays champion du monde de la taxe" qui est soutenu par la petite cohorte des milliardaires qui justement fait partie de ce qui ne paie pratiquement pas d'impôts mais qui propriétaires de l'information en France se cache derrière ce qui payent l'impôt et qui le répètent à longueur de micros tendus par ces médias. Un tour de pass pass parmi tant d'autres.
dimitri lenoir
17/02/2025 à 17:06
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