En juin prochain, l'immeuble historique des éditions Hatier sera vidé de ses salariés et de ses bureaux, dans le cadre d'un déménagement décidé par le groupe Hachette (Lagardère-Vivendi). Les équipes de la maison d'édition scolaire s'inquiètent d'un projet mené au pas de course, qui fait peu de cas des « réalités des métiers de l’édition » et déboucherait sur « une dégradation générale et significative des conditions de travail », rapport d'expertise à l'appui.
Le 07/02/2025 à 15:34 par Antoine Oury
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07/02/2025 à 15:34
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Le 21 janvier dernier, une partie des 210 salariés de la maison Hatier, installée au 8, rue d'Assas, dans le 6e arrondissement de Paris, avaient débrayé pour manifester leur opposition au projet de déménagement de leurs locaux. Le groupe Hachette Livre prévoit en effet de céder l'immeuble historique de l'éditeur scolaire pour en relocaliser les équipes à Vanves, au siège du groupe.
Ce projet de déménagement, annoncé en octobre 2024 au comité social et économique, doit se concrétiser en juillet prochain. Des délais très contraints, donc, pour le déplacement de la totalité des travailleurs et des travailleuses au sein d'espaces de travail ouverts. Ceux-ci font craindre aux représentants du personnel et aux salariés « une dégradation générale et significative des conditions de travail ». Ce jeudi 6 février, la mobilisation s'est prolongée, peu avant un CSE extraordinaire, et doit reprendre dans quelques jours seulement.
Les inquiétudes et revendications des salariés, exprimées dans un cahier de doléances remis à la direction de l'entreprise, ont été « confirmées » par un rapport d'expertise commandé au cabinet Addhoc, agréé par le ministère du Travail, souligne l'intersyndicale CFDT-SUD Culture Solidaires.
« Ce rapport s'appuie sur les plans, les intentions et le projet économique communiqués par la direction, mais aussi des entretiens avec les directeurs et directrices de département », nous explique une proche du dossier. Présenté au cours d'un CSE extraordinaire, ce jeudi 6 février dans l'après-midi, le document « confirme et renforce les revendications faites par les salariés », indique une élue SUD Culture Solidaires.
Le rapport du cabinet Addhoc conclut en effet que le projet de déménagement, tel qu'il est prévu par la direction du groupe Hachette Livre, est « générateur de risques pour les salariés de Hatier », nous confie cette même élue. Par ailleurs, l'expert aurait souligné l'écart entre le projet et les attentes des salariés, en se basant sur une étude réalisée il y a quelques mois pour le projet de déménagement précédent — au sein de l'immeuble Viva, à Malakoff.
À l'époque (ce déménagement avait été suggéré fin 2023), le cabinet Addhoc avait établi, grâce à un taux de réponse de 93 % au sein des effectifs de Hatier, que ce projet réunissait 70 % d'avis défavorables, et 79 % d'opposants à l'organisation en espaces de travail ouverts (open space). Pour autant, cette installation dans l'immeuble Viva de Malakoff présentait une densité bien moindre à celle prévue au sein du siège de Vanves...
À l'issue de la présentation du rapport d'expertise au CSE extraordinaire, la direction des éditions Hatier « s'est étonnée de n'y voir aucun point positif mis en avant », nous rapporte-t-on. « L'expert a répondu que, par rapport aux objectifs affichés par le projet, les points positifs se limitaient à des éléments accessoires », comme les présences d'un jardin et d'un auditorium. Nous avons tenté de joindre la direction de Hatier, sans succès.
L'un des points saillants du rapport d'expertise porte sur l'organisation du siège de Hachette Livre à Vanves, dont la capacité d'accueil est conçue pour 1000 personnes. Pourtant, la direction prévoit au total un nombre de 1107 postes, ce qui indique que « le projet repose sur le fait que tous les travailleurs ne seront pas sur site en même temps », analyse l'intersyndicale.
Ce choix supposera une organisation conséquente pour ne pas outrepasser les jauges capacitaires. « En cas d'événementiel au rez-de-chaussée, il sera impossible, ensuite, de tous monter dans les étages pour travailler », pointe-t-on. De la même manière, si les étages de l'immeuble seront aménagés, l'infrastructure ne comportera pas plus de sanitaires, tout en restant dans le cadre des normes en vigueur.
Le passage en espaces ouverts ne sera pas indolore : l'intersyndicale pointe « une perte de 90 % des bureaux individuels », de « 60 % des espaces de stockage », ainsi que « la dissémination des équipes de Hatier sur plusieurs étages, avec des équipes Hatier et Hachette réunies aux mêmes niveaux, ce qui soulève des questions en termes de cohésion de services, d'identité des maisons et de confidentialité ».
Les directeurs et directrices de département, qui « adhèrent avec de fortes réticences » au projet selon l'intersyndicale, perdront parfois des espaces fermés, lesquels « permettent pourtant de gérer le prévu et l’imprévu, et assurent une confidentialité des échanges », pointe l'élue SUD Culture Solidaires.
La médecine du travail, représentée à l'occasion de ce CSE extraordinaire du 6 février, est venue apporter un peu plus d'eau au moulin des oppositions. « Il a été rappelé que les projets de conversion en espaces de travail ouverts sont à l'origine de pic de consultation de salariés qui ne se sentent pas bien », nous indique l'élue du personnel. « D'ailleurs, les salariés de Hatier sont déjà émus de ce qu’il se passe et se posent des questions sur leur avenir professionnel. La santé mentale et psychique en prend un coup. »
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Au niveau organisationnel, les allers-retours entre les étages, pour les équipes Hatier, sont aussi générateurs d'accidents. Enfin, quand les recommandations de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) suggèrent de limiter à 10 postes les espaces de travail ouverts, Vanves pourrait en compter jusqu'à 30... Au sein du siège de Hachette, l'enthousiasme pour plus d'open space est tout aussi mesuré : il y a quelques mois, le cabinet Addhoc, qui signalait 36 % de salariés en espace ouvert, mesurait que 57 % d'entre eux n'étaient pas satisfaits de cette organisation.
Les arguments de la direction pour justifier le déménagement, la vétusté des locaux et le manque d'équipement informatique de certaines salles, semblent difficilement défendables, aux yeux de l'intersyndicale : « S'il est vraiment nécessaire d’aménager les locaux et d’équiper les salles, cela était totalement faisable rue d'Assas. »
Fin janvier dernier, après le débrayage d'une partie du personnel et la rédaction d'un cahier de doléances, des négociations se sont ouvertes entre la direction et l'intersyndicale, cette dernière défendant, notamment, un meilleur accompagnement des équipes, une prime compensatoire, l’augmentation du nombre de jours de réduction du temps de travail, des horaires et des conditions de télétravail plus flexibles, une aide financière aux mobilités douces (Pass Navigo et vélo électrique), ou encore une aide au déménagement, pour les salariés concernés.
Cependant, le dialogue s'est rapidement interrompu, puisqu'« aucune mesure forte d’amélioration du projet et d’accompagnement n’a été proposée par la direction », souligne l'intersyndicale CFDT-Sud Culture Solidaires. « Les réponses de la direction ont été indigentes, consistant en de micro-avancées, comme une aide à l'achat d'un vélo. L'aide au déménagement a été portée de 2000 à 3000 €, mais ce montant reste loin de celui des aides accordées au moment de la relocalisation de Dunod, il y a une dizaine d'années. » Sur le télétravail, la signature d'un accord en août, juste avant l'annonce du projet de déménagement, nécessite une nouvelle réflexion sur les horaires.
Outre ces difficultés de dialogue, la méthode même derrière le déménagement a singulièrement évolué, au détriment de la coconstruction. Avant la prise de contrôle du groupe Hachette Livre par Vincent Bolloré, les salariés de Hatier avaient déjà été confrontés à la perspective d'un déménagement, avec cette fameuse option Viva, à Malakoff, abandonnée après le rachat.
« Ce projet n'était déjà pas rêvé, pour les salariés », se souvient l'élue SUD Culture Solidaires. « Mais il avait été défini dans le cadre d'un accord de méthode, avec une association des représentants du personnel aux différents phasages et l'accompagnement par des cabinets. Il était par ailleurs plus étalé dans le temps et prenait en compte les consultations. »
Les problématiques du déménagement de Hatier ne sont pas sans rappeler celles du groupe Editis, où un passage en flex office [des bureaux partagés] suscite aussi de vives résistances de la part des salariés. « Nous sommes solidaires de ces salariés, chez Editis, puisque ce projet, comme celui de Hachette Livre, dégradera les conditions de travail, avec des conséquences importantes sur la santé des travailleurs », souligne l'élue SUD Culture Solidaires.
Ce traitement des conditions de travail, infligée de manière unilatérale, est aussi l'un des symptômes de la prise de contrôle par de riches hommes d'affaires de maisons d'édition qui ne sont, somme toute, qu'une partie de leur activité capitalistique. Les spécificités des métiers, éloignées de leurs considérations financières, disparaissent des paramètres à prendre en compte.
D'ailleurs, de mêmes méthodes sont mises en œuvre, avec des délais très courts, peu de consultation des instances représentatives ou du personnel, une évaluation des risques minimale, voire inexistante, tout comme les compensations pour le personnel. Si Vincent Bolloré et Daniel Křetínský, propriétaire de Vivendi et CMI, assurent se distinguer sur un plan idéologique, leur gestion de la force de travail est curieusement semblable...
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L'intersyndicale de Hatier n'est pas parvenue à obtenir de garanties de la direction sur le maintien des effectifs, en cas de déménagement, et la crainte reste donc vive d'une restructuration, pour économiser et « rentabiliser » le rachat du groupe. Les perspectives de « ruissellement » sur les salaires sont en effet minces : « On voit bien qu’une perspective de concentration des espaces permet d'économiser, que ce soit avec la vente de l’immeuble, en plein cœur de Paris, ou la réduction des coûts de loyer : la personne chargée de l’analyse financière nous a invité à profiter des Négociations Annuelles Obligatoires pour aborder la question de la redistribution des bénéfices. »
Le 11 février prochain, à 8h30, le siège de Hachette, à Vanves, sera le théâtre d'une mobilisation commune de salariés de Hatier, de Kwyk [filiale de Hachette Éducation, aussi concernée par le déménagement] et de Hachette, « pour soutenir les représentant·es du personnel convié·es au CSE central ». Hasard du calendrier, le même jour, aux mêmes horaires, le siège d'Editis sera lui aussi occupé par les grévistes.
Photographies : à gauche, les salariés et salariées de Hatier mobilisés, ce jeudi 6 février 2025, rue d'Assas (DR), à droite, la façade de l'immeuble du groupe Hachette Livre, à Vanves (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
1 Commentaire
Cassandre
08/02/2025 à 16:01
Depuis plus de 20 ans, les autres secteurs d’activité vivent déménagements de Paris à banlieue, fusion, redéménagement… cycle vicieux qui permet des économies à très court terme au détriment du bien-être des salariés qui par conséquent démissionnent à hauteur parfois même de 20% des effectifs ! Une aubaine pour les économies.
Aujourd’hui le secteur de l’édition rejoint le troupeau, arc bouté sur l’idée que les conditions de travail ont une quelconque importance pour le groupe qui les emploie. Que nenni ! Pour faire plaisir aux syndicats, on sort un joli diagnostic social qui étrangement ne constate jamais un mieux mais n’arrête pas le projet : c’est ça la conduite du changement !
A titre individuel, on passe d’un bureau unique, à un bureau partagé, puis un open space pour finir en flex office. La nature du travail ne le permet pas ?! Qu’elle change ! Rassurez-vous, sous peu vous serez inutiles, remplaçables par une inintelligence artificielle, ici encore, bonne pour les économies.
C’est avec beaucoup d’émotions que je vous souhaite la bienvenue dans le monde réel, vous pouvez désormais rejoindre votre nouveau conapt !