Dans Islam et capitalisme, l’érudit et sociologue arabisant Maxime Rodinson rappelle que, loin de tout essentialisme philosophique, les religions émergent de la terre et ne « descendent » aucunement du ciel, et que d’anciens foyers de « commerce capitalistique » en Arabie sont, en partie, à l’origine de la naissance de l’Islam.
Le 03/02/2025 à 15:15 par Faris Lounis
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Publié le :
03/02/2025 à 15:15
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L’érudition de Maxime Rodinson et sa profonde connaissance de la culture arabe font qu’il pose la naissance de l’Islam, en tant que fait civilisationnel et confessionnel pluriel, dans un cadre profane. Une religion se construit sur plusieurs siècles, et ne se « révèle » aucunement. Cette civilisation est née à la lisière des deux grandes puissances qui contrôlaient le monde méditerranéen au VIe siècle de notre ère, les empires romain et sassanide, et s’est cristallisée en Arabie, dans « un foyer de commerce capitalistique ».
A rebours des réflexes essentialistes que développent certains autoproclamés porte-paroles d’un « Sud global » qui serait « progressiste », « anti-impérialiste », « anticolonial », « spirituel », pourfendeur de la « technique » et de la « sécularisation » par « essence », Maxime Rodinson, lui, convoque la raison et les faits, la connaissance profonde de l’histoire des pays d’Islam : des formations politiques plurielles et connectées aux grands espaces culturels de leurs temps, et qui ne sont nullement réductibles à une religion.
Pour lui, les thèses qui « supposent que les hommes » obéissent aveuglément et scrupuleusement « à une doctrine préalable, constituée en dehors d’eux » et qu’ils « s’imprègnent de son esprit sans transformation essentielle, sans qu’ils l’adaptent à leurs conditions de vie et à leurs modes de pensée » sont de pures illusions confortant des préjugés culturalistes et coloniaux dans certains cas.
Revenant en détail sur les réalités du « secteur capitalistique » dans l’âge classique arabe et sur l’influence réelle des doctrines idéologiques et religieuses sur les réalités sociales de l’époque, Islam et Capitalisme défait le partage mythologique entre « Orient » et « Occident » et replace l’Islam dans son berceau civilisationnel : la Méditerranée tardo-antique et ses cultures plurielles.
Pour Maxime Rodinson – qui lisait le Coran dans sa langue originale, l’arabe, le texte dit « sacré » de l’Islam n’est en aucun cas hostile au commerce et à l’accumulation du capital. Il « considère avec faveur l’activité commerciale, se contentant de blâmer les pratiques frauduleuses et de demander de s’abstenir de commercer pendant certains actes de culte ». Aussi, ce corpus religieux ne condamne aucunement l’esclavage domestique et n’oppose aucun refus à la propriété privée. Il recommande même de ne pas mettre en cause les inégalités et se contente simplement de condamner l’impiété ostentatoire des riches. Le salariat y est décrit comme un fait normal, légitime.
Le Coran, poursuit l’érudit, n’a jamais « élevé d’objection contre le mode de production capitaliste » et ses prescriptions n’ont en aucun cas « constitué une entrave au développement de ce mode de production dans la direction de la constitution d’une formation économico-sociale capitalise ». Larges et susceptibles d’une infinité d’interprétations, les préceptes de la religion musulmane n’ont joué aucun « rôle pour entraver ou favoriser la pénétration de la finance et de l’économie capitaliste ».
Contrairement à ceux qui pensent que les premiers musulmans étaient gouvernés par un « État dirigé selon principes révélés par Dieu », l’islam, surtout sous l’empire abbasside (750-1258), séparait nettement les enjeux commerciaux et des enjeux religieux. Dans Savoir et pouvoir en al-Andalus au XIe siècle (Seuil, 2022), l’historienne Emmanuelle Tixier du Mesnil rapporte qu’un gouverneur musulman de Bagdad du Xe siècle avait refusé la conversion de nombre de chrétiens nestoriens à la religion musulmane dans le dessein de récolter plus d’impôts !
Les traités purement économiques de l’Islam médiéval étayent efficacement cette thèse, ainsi que certains écrits de l’historien Ibn Khaldoun (XIVe) pour qui « le commerce est la recherche d’un gain par accroissement du fond de départ quand on achète des marchandises à bon marché et qu’on les revend plus cher, que ces marchandises consistent en esclaves, en céréales, en animaux ou en tissus. On appelle cet accroissement bénéfice ».
Si, au lendemain de la décolonisation, des pays arabes et musulmans ont eu des réticences vis-à-vis du « capitalisme européen », cela est dû, non à des considérations religieuses, mais à une longue histoire coloniale où ce mode de production et de génération des richesses représentait « une formation supérieure à laquelle il fallait se soumettre ou s’adapter ».
Aussi, ajoute le sociologue, l’adaptation à cette forme de capitalisme était difficile pour des raisons de structure interne et parce que les conditions dans lesquelles elle devait se réaliser, à l’ombre menaçante de l’écrasante supériorité européenne, étaient quelque peu périlleuses pour « l’autonomie de décision des peuples en question ». Ce qui explique en partie les tentatives irréalistes d’ériger une économie inspirée d’un certain « socialisme islamique ».
L’identification de ces faiblesses structurelles n’a aucunement empêché Maxime Rodinson, et cela dès les années 1960, d’être lucide sur la démagogie qui maquille l’autoritarisme et l’intégrisme religieux que promouvaient les partisans de ce curieux « socialisme islamique ». Ce qu’il écrivait au sujet de l’Arabie saoudite demeure d’une frappante actualité : « Il suffit de rappeler que l’Arabie séoudite doit beaucoup de son revenu national (et le quart de ses recettes budgétaires) à l’industrie pétrolière, comme d’ailleurs plusieurs États musulmans de la côte du golfe Persique. Cela implique la présence sur le sol de l’État d’installations les plus modernes, d’une dimension considérable, au service d’une firme capitaliste américaine et l’emploi de nombreux ouvriers et employés indigènes comme salariés de cette firme ».
L’écoulement de plusieurs décennies sur ces analyses n’a fait que confirmer la compatibilité de l’islam, surtout dans sa lecture la plus rétrograde et réactionnaire qui est le salafisme wahhabite et ses diverses ramifications de par le monde, non seulement avec le capitalisme, mais aussi avec le néolibéralisme, l’extractivisme le plus débridé et les extrêmes droites euro-étasuniennes.
Contrairement à l’idéologie des néoconservateurs occidentaux promouvant de façon outrancière un mythique « choc des civilisations », et qui veut enfermer les Arabes et les musulmans dans un « Livre » supposément sacré, Islam et capitalisme ouvre la voie à une lecture profane et émancipée, à une connaissance scientifique des crises et des conflits qui fracturent et broient nombre de pays appartenant à l’espace de langue arabe : la concentration des richesses pétro-gazières, l’instrumentalisation du religieux à des fins de servitude volontaire, l’hubris nihiliste des régimes despotiques et leurs alliances pérennes avec nombre d’États euro-étasuniens, néolibéraux et extrême-droitiers.
L’« essence de l’islam » n’y est pas pour grand-chose.
Pour aller plus loin, une courte bibliographie récente :
La pensée religieuse en Islam contemporain. Débats et critiques (Geuthner, 2012) de Ziad Hafez
Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (La Découverte, 2013) de Timothy Mitchell
Le peuple veut. Une exploration radicale des soulèvements arabes (Actes Sud, 2013) et Symptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe (Actes Sud, 2017) de Gilbert Achcar
Pensée et politique dans le monde arabe (La Découverte, 2015) de Georges Corm
Récits d’une Syrie oubliée : sortir la mémoire des prisons (Amsterdam, 2015) de Yassin al-Haj Saleh
Islam, autoritarisme et sous-développement : une comparaison mondiale et historique (2019) de Ahmet T. Kuru
Aux pays de l’or noir. Une histoire arabe du pétrole (Gallimard, 2021) de Philippe Petriat
Histoire du Coran (Cerf, 2022) de Guillaume Dye et Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.)
La ville arabe et la modernité (L’Atelier, 2024) de Khaled Ziadeh
Les Inaccomplis. Désillusions politiques et personnelles d’une militante communiste égyptienne (L’Atelier, 2024) de Arwa Saleh
L’islam et l’examen scientifique de Mohammad Ali Amir-Moezzi (Cerf, 2024).
Crédits photo : Maxime Rodinson (Rob Mieremet — Nationaal Archief, CC BY-SA 3.0)
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 16/08/2024
429 pages
Agone
15,00 €
3 Commentaires
Milan Freeman
03/02/2025 à 16:02
L'extrême-droite ne fait son apparition qu'à la toute fin de l'article. J"ai failli attendre ! 😏
Je n'ai pas d'avis particulier sur le lien entre islam et capitalisme. Et ma foi, je n'en ai cure.
En revanche, faire un agrégat entre capitalisme, libéralisme (néo ou pas) et extrême-droite montre que ces concepts sont excessivement mal maîtrisés...
Bref, et donc, un ouvrage dispensable.
nico
04/02/2025 à 06:49
Il y a certainement une raison. J ai peut etre mal compris mais ne serait ce pas du fait que l extrême droite est islamophobe ?
Romain Luc
05/02/2025 à 14:05
Vous possédez surtout de mauvaises lunettes, relisez encore, de lire, votre esprit s'élèvera.