Luigi Critone et Fiammetta Ghedini, deux figures de la bande dessinée venues d'Italie, partagent une approche artistique rigoureuse et une volonté de proposer des récits à forte densité émotionnelle et visuelle. Deux artistes spécialisés dans des domaines distincts, qui parlent de leur travail avec la même énergie.
Le 27/01/2025 à 09:40 par Federica Malinverno
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Publié le :
27/01/2025 à 09:40
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ActuaLitté / Federica Malinverno : Quand et comment êtes-vous arrivés à Paris ?
Luigi Critone : Je me souviens du jour exact où je suis arrivé en France. C’était le 1er juin 2005, j’ai suivi ma compagne de l’époque, une fille parisienne rencontrée à Florence, où j’ai vécu pendant 15 ans. À l’âge de 32 ans, j’ai commencé à travailler sur ma bande dessinée qui allait être publiée en France, aux éditions Soleil [La Rose et la Croix, en 2009, NdR]. Contrairement à d’autres, je suis arrivé à Paris dans des conditions privilégiées, je n’ai pas eu à chercher de maison, d’amis ou de travail… Et ce fut un changement très excitant.
Je suis à Paris depuis une vingtaine d’années et j’aime revenir en Italie de temps en temps, mais je suis mieux ici maintenant. De plus, en France, j’ai pu rencontrer des talents extraordinaires, il y a beaucoup de gens qui font de la bande dessinée, et la bande dessinée est davantage prise en considération par rapport à l’Italie.
Fiammetta Ghedini : Je suis arrivée à Paris en 2009, un peu de la même manière, avec une vie, disons déjà préparée. J’avais fait une thèse à Pise et quand je suis arrivée en France, je travaillais dans un laboratoire de recherche. J’ai toujours dessiné et j’ai commencé à m’occuper de la communication de la recherche à travers la bande dessinée.
Avec Massimo Colella [fondateur de la Revue dessinée Italia, NdR], j’ai été coordinatrice éditoriale pour le projet ErcComics, un projet sur la communication par la bande dessinée soutenu par le Conseil européen de la recherche en 2016, dont le financement a duré quatre ans. Ensuite, j’ai ouvert une société, Riva illustrations, qui propose des animations de bandes dessinées uniquement pour la recherche. Puis, on m’a proposé de faire une bande dessinée en tant qu’autrice chez Dargaud.
Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ces projets liant recherche et bande dessinée ?
Fiammetta Ghedini : Dans mon travail de coordination éditoriale pour ErcComics, l’objectif était de mettre en relation le chercheur et l’artiste et de s’occuper de la construction de l’histoire et du dialogue entre les deux professionnels, toujours en essayant de laisser les artistes aussi libres que possible.
Nous ne voulions pas exagérer le caractère didactique de ces livres : nous voulions faire de vraies bandes dessinées qui pourraient être publiées par des maisons d’édition. D’ailleurs, certains projets ont été publiés en Espagne, en Italie, en Angleterre et en France (par Casterman).
Dans mon entreprise actuelle, Riva, je propose des projets plus petits, comme une ou deux pages illustrées, une vidéo, une série d’illustrations… Mes clients sont des chercheurs ou des doctorants qui veulent faire une page de bande dessinée pour leur thèse ou pour des projets de recherche. Parfois, des institutions qui ont besoin d’illustrations font également appel à mon entreprise.
Vous avez des clients français ou aussi italiens ?
Fiammetta Ghedini : Mes clients sont de différentes nationalités : française, italienne, américaine, par exemple. Le projet est basé en France, mais aurait pu être basé ailleurs. Mais il est vrai qu’en France, il est plus facile qu’en Italie de monter un projet de ce type, alors qu’en Italie, en vrai, je ne sais pas si cela aurait été possible…
Pensez-vous que la France est plus ouverte à ce type de projets ? Pourquoi ?
Luigi Critone : Si nous pensons à la bande dessinée, tout d’abord, en France, il y a plus de lecteurs, donc plus de ventes. Mais surtout je pense qu’il y a une culture d’entreprise différente. À mon avis, les situations italienne et française n’étaient pas si différentes jusqu’aux années 1970. Puis le marché s’est élargi davantage en France...
La tradition populaire de la bande dessinée existe en Italie comme en France et ce qui fait vivre l’industrie ce sont les bandes dessinées grand public. Par exemple, en France, ce qui fait la richesse d’une maison d’édition comme Dargaud, ce sont les bandes dessinées classiques, qui permettent d’avoir une disponibilité économique et d’investir dans des projets plus risqués. Mais la différence pour moi est qu’il y a plus d’argent en France, et que ce mécanisme fonctionne mieux.
Fiammetta Ghedini : D’après moi nous, les Italiens, sommes créatifs, dans le sens où nous pouvons inventer quelque chose, mais nous avons ensuite du mal à la gérer et à la faire fonctionner. Par exemple, le festival de Lucques [Lucca Comics and Games, NdR] existait avant Angoulême, et c’était une référence…
Luigi Critone : Nous, les Italiens, sommes créatifs, oui, mais nous sommes aussi très conservateurs. À mon avis, les choses qui fonctionnent en Italie sont les choses qui restent inchangées. Dès que vous essayez de changer la formule, vous perdez des lecteurs. Par exemple, Tex fonctionne toujours et il ne faut pas le changer…
Fiammetta Ghedini : Et en fait, d’après ce que j’ai appris, les auteurs qui travaillent pour Bonelli [éditeur historique de BD en Italie, fondé en 1940, NdR] ont peu de liberté pour innover et expérimenter, ils doivent changer très peu de choses parce que le public est assez conservateur. À un moment donné, je me souviens d’une couverture de Tex (Tex color n. 8, 2015, NDR) faite par Tanino Liberatore, qui était différente des couvertures habituelles… Le public s’est révolté !
Même si la bande dessinée italienne est un secteur en croissance et certains auteurs comme Zerocalcare sont de véritables stars, les situations italienne et française sont d’après vous encore très inégales ?
Luigi Critone : Tout d’abord, d’après moi, il faut dire qu’en général, les Italiens aiment les stars, les personnages. Par exemple, Gipi était un personnage, il passait à la télévision... En France, en revanche, on peut être auteur de BD sans être un personnage. J’aime que ce soient mes livres qui parlent pour moi. Je préfère être dans les coulisses et faire des livres. Et j’aime aussi le fait que, si les compétences le permettent, en France, on a la possibilité de travailler sur des projets originaux, alors qu’en Italie, cela est plus difficile…
Fiammetta Ghedini : Il est vrai qu’en France, par exemple, il est courant d’utiliser la bande dessinée pour parler de choses qui ne sont pas classiques en bande dessinée. En Italie, en revanche, ce genre est considéré comme destiné aux enfants. Ici, la BD est utilisée d’une manière différente, il suffit de penser au succès de Le Monde sans fin (de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, Dargaud, 2021).
À mon avis, les Français ont un respect différent pour le médium, car ils ont accepté et reconnu le potentiel de ce langage. Et peut-être sont-ils plus perméables à ce médium précisément parce qu’ils ont grandi en lisant des bandes dessinées…
Luigi Critone : À mon avis, les Français sont en général un peuple de lecteurs, plus que les Italiens. De plus, en Italie, j’ai l’impression que le lecteur de bandes dessinées est un type particulier de lecteur. La bande dessinée, en effet, demande une certaine compétence, il faut savoir la lire, il y a des codes qu’il faut apprendre… Peut-être qu’en Italie, le lecteur moyen ne les a pas.
Je vous donne un exemple : en Italie, si je rencontrais quelqu’un et que je lui disais que mon métier est de faire de la bande dessinée, je devrais immédiatement m’expliquer, alors qu’en France, on me demande tout de suite : quel est ton éditeur ? Il y a donc une culture de la bande dessinée qui s’est développée et, à part la Belgique, le Japon et les États-Unis, c’est un cas rare dans le monde...
La popularité d’un auteur comme Zerocalcare pourrait-elle susciter un plus grand intérêt des Italiens — lecteurs et éditeurs — pour la bande dessinée ?
Fiammetta Ghedini : À mon avis, cela peut représenter un frein, car beaucoup pensent qu’il n’y a que ce style de bande dessinée et identifient le style Zerocalcare comme le seul possible... Ces succès colossaux peuvent fermer plus qu’ouvrir.
Luigi Critone : À mon avis, Gipi et aussi Zerocalcare peuvent représenter une ouverture, mais à certaines conditions. Gipi l’a été pour une génération, mais s’il n’y a pas d’ouverture entrepreneuriale derrière, ça ne marche pas. Je suis convaincu qu’il y a des raisons entrepreneuriales et économiques qui sont à la base du développement de la bande dessinée en France.
Je m’explique : il me semble qu’en France, lorsqu’un projet ou un artiste se vend, on essaie de comprendre pourquoi. En Italie, il me semble que nous nous contentons souvent de « presser » la star et, lorsqu’elle ne se vend plus, nous allons à la recherche d’une nouvelle star…
De plus, le marché italien est aujourd’hui plus petit que le marché français. Pour ma part, travailler en France m’a permis, à l’âge de trente-deux ans, de vivre de la bande dessinée. En Italie, la situation est plus extrême : soit on est Gipi, ou Zerocalcare, soit on ne vit pas de la bande dessinée. Et en général, nous sommes un peuple religieux, nous avons une relation particulière avec le sacré, nous aimons vénérer…
Fiammetta Ghedini : Nous construisons des idoles, mais comme toutes les idoles, parfois nous les laissons tomber dans la poussière…
Mais il y a des stars de la bande dessinée également en France, non ? Comme Riad Sattouf, par exemple ?
Luigi Critone : Oui, il y a des stars en France aussi, mais il y a un théâtre de stars, pas une seule, il y en a plusieurs, ça dépend du genre de BD qu’on aime… Pour moi, la pluralité est importante. Et en France, il me semble que le travail de l’auteur, son œuvre, compte plus, alors qu’en Italie, nous entretenons plutôt le culte de l’auteur.
Avez-vous l’impression que les auteurs italiens installés en France font une bande dessinée particulière ?
Luigi Critone : Cela dépend. Il y a des auteurs comme Giacomo Nanni et Manuele Fior qui font une bande dessinée plus personnelle, disons d’auteur. Giacomo fait aussi de la bande dessinée d’avant-garde… Mais il y a aussi des Italiens qui travaillent pour la France depuis l’Italie, et beaucoup d’entre eux font de la bande dessinée classique. Je suis l’exception, j’ai toujours fait de la bande dessinée classique, mais je suis en France. Je me situe entre les deux tendances.
Fiammetta Ghedini : D’ailleurs, il me semble souvent que ces auteurs qui se sont installés en France parlent de leur expérience parisienne dans leurs bandes dessinées...
D’après vous, le contact avec le monde éditorial français a-t-il eu une influence sur la manière de concevoir des histoires de la part des auteurs ?
Fiammetta Ghedini : À mon avis, le succès d’un ouvrage comme Le monde sans fin a eu de conséquences sur la stratégie des éditeurs : Dargaud, par exemple, s’est ouvert à l’idée de publier des bandes dessinées scientifiques. En général, en France, je pense que l’écosystème est plus ouvert, qu’il y a beaucoup de genres différents et que l’on peut chacun apporter sa propre contribution.
Y-at-il une manière de faire de la bande dessinée à l’italienne ?
Fiammetta Ghedini : À mon avis, il n’y a pas de ligne de bande dessinée à l’italienne, ni même d’école italienne.
Luigi Critone : Maintenant tout est plus « délocalisé », mais, à mon avis, il y a une différence culturelle, parce que par exemple les livres de Gipi qui se sont mieux vendus en Italie sont autobiographiques, alors qu’en France, ce sont ceux dans lesquels il a fait de la fiction.
Fiammetta Ghedini : Peut-être que la différence est due au fait que ces bandes dessinées plus autobiographiques contiennent plus de références italiennes...
Luigi Critone : Peut-être... Mais il y a aussi une différence de goût, je crois. Par exemple, en France, les éditeurs préfèrent les bandes dessinées en couleur, parce qu’ils pensent que cela se vend mieux, plutôt qu’en noir et blanc. Il y a de petites différences, mais en tout cas, je ne parlerais pas d’une école italienne de la bande dessinée.
Crédits photo © Luigi Critone
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
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1 Commentaire
J.Cutler
28/01/2025 à 08:40
Alors je serais un peu italienne? Tant mieux ou tant pis? Les BD prennent de plus en plus de place en France...j'ai adoré tous les Astérix, ceux de Uderzo et de Goscinny s'entend...Tiens, à relire en honneur de la BD française.