Enrico Pinto, auteur de L’écran blanc (trad. Laurent Lombard) a publié cet étonnant album chez Presque lune, en octobre 2024. Entretien autour d'une dystopie, où, dans ce futur proche, la République française a basculé dans un régime autoritaire, raciste et policier.
Le 24/01/2025 à 10:41 par Federica Malinverno
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24/01/2025 à 10:41
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Federica Malinverno / ActuaLitté : Comment êtes-vous arrivé en France et comment avez-vous commencé à écrire L’écran blanc ?
Enrico Pinto : Après mon diplôme d’architecture en 2017, je cherchais du travail un peu partout en Europe. Je suis de la génération Erasmus et je rêvais d'une vie prolongeant ce changement de ville et de pays. Après un bref séjour à Berlin, je suis arrivé à Paris début 2018 et j’y suis resté. C’est ici que j’ai commencé à approcher la bande dessinée, le dessin de presse et en particulier le roman graphique.
Avec le confinement, j’ai pu m'octroyer de plus en plus de temps pour produire des planches et mieux comprendre ce qu’elles devenaient. Et c’est plus au moins en 2019 que L’écran blanc est né.
Au départ, c’était un recueil de croquis, des portraits réalisés dans le métro. Tout a commencé peut-être avec des portraits dans mes carnets : pour m’entraîner, apprendre à dessiner, un peu comme le personnage principal, Salvo. Une professeure de l’université de Barcelone — où j’ai fait mon Erasmus – me l'avait conseillé : croquer des gens dans le métro. Un dessin pour chaque arrêt. Et de cette expérience j’ai tiré l’idée initiale de L’Écran blanc, car je me suis demandé : que se passerait-il si quelqu’un s'en rendait compte ou dérobait mon carnet ?
Comment est née votre passion pour le dessin ?
Enrico Pinto : Depuis l'enfance jusqu’au lycée, j'ai toujours dessiné – des histoires sur mes profs ou mes camarades de classe. Ensuite, à l’université, j’ai un peu mis cette passion de côté. Je faisais des croquis pour des dessins d’architecture, mais j'ai délaissé ces croquis que je faisais pour m’amuser, avant de les reprendre à Barcelone.
Quand j’étais gamin ou adolescent, je lisais beaucoup des bandes dessines comme Dylan Dog et Topolino [Mickey Mouse, NdR], mais c’est en arrivant en France que j’ai découvert le format du roman graphique. En particulier, j’ai été très impressionné par Blast de Manu Larcenet (Dargaud, 2009). J’ai découvert que la BD fournissait un outil fantastique pour raconter des histoires. Et que je voulais essayer moi aussi.
Existe-t-il un lien entre le dessin d’architecture et la bande dessinée ?
Enrico Pinto : Pour moi il y a une relation de discontinuité, d’un point de vue conceptuel et technologique. Par exemple, dans un cabinet d’architecture, on dessine de moins en moins à la main, on utilise principalement Autocad ou des logiciels de 3D.
J’ai cependant trouvé plusieurs points communs entre le travail d’architecture et la réalisation d’une bande dessinée. Par exemple, lorsqu’on réalise un roman graphique, il faut une certaine capacité de planification, une sorte de division du projet en étapes qui rappelle les phases d’un projet d’architecture.
Finalement, je pense qu’en feuilletant mon livre, on voit immédiatement qu’il y a un vrai plaisir à dessiner l’architecture.
Comment se sont déroulées la conception et la réalisation d’une bande dessinée d’une telle ampleur ?
Enrico Pinto : Du point de vue de la production, ça a été très long. Ça m’a pris presque deux ans, mais c’est peut-être lié aussi à ma façon de concevoir les planches. Par exemple, j’aime mettre très peu de texte dans les bulles, comme dans un vrai dialogue ou dans le scénario d’un film. De cette façon, je peux aussi bien gérer le rythme de la narration.
Ce n’était pas très sage de se lancer dans un projet si ambitieux, j’ai même pensé abandonner plusieurs fois et recommencer par quelque chose de plus court… Mais je suis très reconnaissant à l’éditeur italien Giovanni Ferrara (Coconino Press), qui m’a aidé à assembler toutes les pièces du roman graphique.
Qu’est-ce qui est français et qu’est-ce qui est italien dans cette histoire ?
Enrico Pinto : Le personnage principal est un immigré italien, un « rital », à l’image plus ou moins déformée de moi-même. Je suis arrivé ici sans parler français, je l’ai appris plutôt rapidement, mais j’ai dû affronter ce que j’appelle le racisme « de seconde catégorie », parce qu’il n’est pas aussi violent que d’autres types de racisme. Une partie de l’humour du livre est liée à ce malentendu, au malaise du protagoniste qui essaie de s’intégrer à une société très xénophobe.
D’un point de vue artistique, après avoir découvert des artistes français comme Larcenet et Sfar, j’ai essayé de me faire ma propre culture de la bande dessinée italienne et j’ai très vite découvert Gipi, qui m’a beaucoup influencé par sa façon de raconter des histoires très intimes d’une manière viscérale, drôle et pourtant poétique, sans jamais tomber dans le dramatique ou le mélodramatique. Je pense qu’il y a une forte influence de son travail sur moi.
Enfin, je dirais que ma bande dessinée est très européenne et qu’elle parle de la génération des expatriés.
Le livre L’écran blanc est-il né d’abord en Italie, puis en France ?
Enrico Pinto : Je suis très heureux d’avoir publié le livre avec Coconino Press, parce que, tout simplement, c’est ma maison d’édition préférée. J’ai eu beaucoup de chance parce qu’ils ont lancé un appel à projets juste au moment où j’envisageais de quitter mon emploi. J’ai envoyé un synopsis plutôt détaillé et les premières vingt planches. Même si le projet n’était absolument pas abouti, ils ont vu quelque chose, surtout dans l’histoire, qui leur a plu et on a commencé à travailler ensemble.
Puis, l’année dernière j’ai rencontré l’éditeur de Presque lune au Festival d’Angoulême et j’ai senti toute de suite une bonne connexion humaine. Surtout j’ai apprécié qu’il ait voulu me pousser encore plus loin en me demandant de retravailler quelques planches. Aujourd’hui je suis très satisfait de l’édition française et du fait qu’elle soit retenue dans la Sélection officielle du Festival d’Angoulême.
Le choix du noir et blanc est-il un choix esthétique particulier ou est-il lié au type d’histoire que vous vouliez raconter ?
Enrico Pinto : Le noir et blanc est un choix très classique pour les auteurs de bd, surtout au début. Je crois qu’il faut toujours y passer. J’ai fait beaucoup de test avant de me lancer dans la réalisation du livre. J’ai commencé avec l’iPad, puis je suis passé au travail analogique, à la main. J’ai découvert le plaisir de dessiner sur papier, d’avoir un objet fini entre les mains, de faire des aplats à l’encre et pas seulement sur Photoshop.
J’ai voulu donner une sorte d’atmosphère de roman noir, avec des contrastes très forts, surtout dans les scènes de nuit. En effet, je me suis amusé à créer des effets d’ombre et de lumière avec beaucoup de points et traits.
De plus, il y a une autre couleur dans le livre, le bleu, dont j’avais besoin pour représenter une réalité numérique, à travers une sorte de pointillisme numérique, qui donnait l’idée de pixels. Cette technique sert d’une part à décrire une autre réalité, et d’autre part à faire respirer davantage la bande dessinée, à créer des pauses, à contrôler le rythme. Au début, j’avais envisagé beaucoup plus de pages bleues, mais je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas essentielles à l’histoire.
À l’avenir, j’aimerais utiliser plusieurs couleurs, toujours en fonction de la narration.
Aimeriez-vous travailler à quatre mains à l’avenir, ou illustrer les histoires d’autres personnes ?
Enrico Pinto : En fait, j’ai déjà collaboré quelques fois avec mon collègue d’atelier Marius Segond, sur des projets de bd et illustration auto-produits. A priori, vu que la bande dessinée est si chronophage, je ne suis pas très attiré par l’idée de dessiner une histoire écrite par quelqu’un d’autre.
En revanche, je me verrais bien faire le contraire. J’ai commencé à travailler sur plusieurs récits, pour lesquels je n’aurai probablement pas le temps matériel de dessiner, alors j’aimerais bien pouvoir les confier à quelqu’un d’autre.
Comment les mondes de l’écriture et du dessin s’articulent-ils dans votre travail ?
Enrico Pinto : Pour moi, ces deux mondes sont très difficiles à séparer, et c’est la beauté de la bande dessinée. En effet, je pense souvent en termes d’images associées au texte. Dans le cas de L’écran blanc, je suis parti d’une idée disons scénaristique, celle du vol du carnet dans le métro.
Puis, très vite, des images ont commencé à s’encastrer au récit principal, notamment celle des manifs de Gilets jaunes et des transformations de Halles. Aussi, j’ai lu un recueil d’articles de André Fermigier sur la « bataille de Paris », la reconquête sociale du patrimoine architecturale qui risquait d’être détruit. Donc parfois ce sont les images qui ont ensuite entraîné l’histoire.
Pour faire un autre exemple, l’image de la forêt inaccessible de la Bibliothèque Nationale de France, et notamment l’idée de pouvoir y entrer, est devenue par la suite très importante pour l’intrigue.
Quelles sont vos lectures ?
Enrico Pinto : Je lis très peu de romans ou plutôt moins de ce que je voudrais. Au festival de Colomiers, j’ai découvert la magnifique bande dessinée Tut de Pauline Lecerf, aux éditions Magnani. Puis récemment j’ai lu la trilogie de Miguel Vila, édité aussi chez Presque Lune.
J’ai beaucoup aimé la façon très juste et pertinente dont il raconte une banlieue vénitienne dysfonctionnelle et grotesque. Par ailleurs, j’ai également aimé le livre de Michele Peroncini I moti celesti (Coconino Press) et L’aventurier, d’Alessandro Tota et Andrea Settimo, qui vient de paraître chez Glénat.
Un extrait de la bande dessinée est proposé en fin d'article.
Crédits photo : Enrico Pinto © Fulvio Risuleo
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 25/10/2024
352 pages
Presque Lune
25,00 €
Paru le 06/11/2009
208 pages
Dargaud
24,50 €
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