Une action en justice pour violation de droits d'auteur a été intentée par Lynne Freeman, avocate spécialisée en droit de la famille, et écrivaine non publiée, contre Tracy Wolff, auteure de la série à succès Assoiffés. La première allègue que la seconde a plagié de nombreux éléments de son roman non publié, Blue Moon Rising, qui partage des décors, des éléments de l'intrigue et des traits des personnages.
Le 24/01/2025 à 17:17 par Hocine Bouhadjera
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24/01/2025 à 17:17
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Cette affaire débute à l'automne 2010 : Lynne Freeman, romancière en herbe, met la touche finale à son premier roman achevé, Blue Moon Rising (L'Ascension de la Lune Bleue). Le récit suit Anna, une adolescente qui, tout en tombant amoureuse d'un loup-garou en Alaska, découvre ses pouvoirs magiques.
Après avoir peaufiné son manuscrit pendant des années, elle entre en contact avec l'agente littéraire et fondatrice de l'agence Prospect, Emily Sylvan Kim, pour tenter de publier son œuvre. Tous les éditeurs refusent le manuscrit, jugé la plupart du temps insuffisamment original dans le marché saturé de la romance paranormale/young adult. À l'exception d'une seule maison, Entangled, inscrite dans le groupe Macmillan Publishers, et spécialisée dans la romance.
L'autrice et son agente mettent finalement fin à leur collaboration, sur décision de la seconde, malgré des années d'échanges pour améliorer le texte. Lynne Freeman a donc retiré son manuscrit du seul éditeur encore sur les rangs.
On est cette fois en 2021 : alors que Lynne Freeman et son fils se rendent à Santa Barbara pour se faire vacciner contre le COVID, elle découvre par hasard dans une librairie un roman intitulé Crave (Assoiffés) d'une certaine Tracy Wolff, publié par le même Entangled, qui accueille. Pourquoi avoir acheté cet ouvrage plutôt qu'un autre : « Elle aimait la couverture : noire avec une grande fleur blanche tachée de sang au centre. Cela lui rappelait Twilight », raconte Katy Waldman du New Yorker.
La lecture de Crave provoque chez Lynne Freeman une crise de panique, due à des similitudes troublantes avec son propre livre non publié, assure la journaliste. Les intrigues partagent des points communs : une héroïne qui quitte San Diego pour l'Alaska après un drame familial, des proches sorciers, une rivalité féminine, une scène intime sous les aurores boréales, et un vampire maléfique dont la libération annonce la fin du monde.
Certains détails, comme un échiquier fantastique ou une héroïne gargouille, viennent valider ses soupçons. Un exemple significatif : dans les deux cas, l’héroïne découvre ses pouvoirs liés à une infusion de thé. Un autre : un tribunal en marbre, présidé par une femme aux yeux verts. Dans les deux œuvres, les pouvoirs de l'héroïne sont liés au thé, et le protagoniste masculin est accablé par la culpabilité de la mort de son frère aîné. Bien que ces éléments individuels ne soient pas protégeables par le droit d'auteur, la combinaison et l'agencement de ces détails donnent une impression frappante de similitude.
Lynne Freeman découvre que Tracy Wolff, pseudonyme de Tracy Deebs, est cliente de son ancienne agente, Emily Sylvan Kim... Plus : les relations sont si proches entre les deux femmes, que Tracy Wolff a nommé un de ses personnages d’après la fille de Kim.
À présent convaincue que son travail a été utilisé comme base pour la série, la romancière sans oeuvre publiée engage un avocat, et,en février 2022, menace de poursuites judiciaires contre Emily Sylvan Kim, Tracy Wolff, l'éditrice de la maison Entangled Liz Pelletier, et leurs partenaires. Les accusés, de leur côté, nient catégoriquement, qualifiant les accusations de « spéculations, non fondées et facilement réfutables comme étant fantaisistes ». Le conseil d'Entangled affirme que « ni Liz Pelletier, ni Tracy Wolff, n'avaient jamais entendu parler de Lynne Freeman, lu son manuscrit vieux de dix ans ni été au courant de quelque détail que ce soit concernant son œuvre. » Et d'ajouter : « L'agente, Emily Sylvan Kim, ne se souvient de rien concernant ce manuscrit. »
L'accusatrice met alors sa menace à exécution : une plainte est déposée pour violation de droits d'auteur, qui s'appuie sur des centaines de similitudes relevées par elle-même et son équipe d'avocats. Une bataille juridique toujours en cours, qui a déjà coûté plusieurs centaines de milliers de dollars de chaque côté... Lynne Freeman a tout sacrifié pour poursuivre ce combat, allant jusqu'à vendre sa maison en Alaska.
Pour prouver le plagiat, Lynne Freeman doit démontrer que Tracy Wolff avait accès à son manuscrit, et qu’il existe une « similarité substantielle » entre les œuvres. Si la loi protège l’expression d’une idée, les éléments standards d’un genre, comme les relations vampires-loups-garous, sont rarement protégeables...
À noter que dans le domaine de la romantasy, les tropes sont omniprésents, mis en évidence par la communauté BookTok de TikTok, du hashtag #ennemisàamants à #dagueàlagorge... L’autoédition a par ailleurs transformé le marché, favorisant des productions rapides et massives pour répondre à la demande, notamment via des plateformes comme Kindle Unlimited. Souvent avec une aide plus ou moins importante de l'IA...
Les mondes de la romance et de la fantasy sont devenus si fragmentés, et la production de contenu si rapide, que certains éléments considérés comme des tropes, tels que tomber amoureux d’un loup-garou ou d’un vampire, se sont transformés en véritables sous-genres. Ils se déclinent désormais à un niveau encore plus précis, comme les « loups-garous chasseurs de primes » ou les « vampires de l’espace ». Plus un trope devient spécifique, plus il devient difficile de prétendre qu’un détail narratif est réellement original.
En 2018, une autre querelle éclate, lorsque l’auteure Addison Cain accuse Zoey Ellis de plagiat, affirmant qu’elle a copié son univers lupin peuplé d’Alphas dominants et d’Omégas soumis. Addison Cain envoie une notification de retrait et engage des poursuites. En réponse, Zoey Ellis intente un procès, soutenant qu’elles s’inscrivent toutes deux dans le sous-genre de l’« érotisme kink loup », largement alimenté par des fanfictions disponibles gratuitement en ligne. Finalement, Blushing Books, l’éditeur d'Addison Cain à l’époque, a réglé l’affaire à l’amiable, tandis qu’un second procès intenté par Ellis contre Cain a été rejeté.
D'autres affaires marquantes révèlent la difficulté de faire condamner un auteur pour plagiat. En 2001, une certaine Nancy Stouffer accusait J.K. Rowling d'avoir plagié le terme Muggles et des éléments narratifs de The Legend of Rah and the Muggles (1984), pour son Harry Potter. En 2006, Michael Baigent et Richard Leigh accusaient Dan Brown d'avoir repris les théories de leur livre L'Énigme sacrée (1982) pour Le Code Da Vinci. Enfin, en 2010, Jordan Scott a prétendu que Stephenie Meyer avait plagié son roman The Nocturne pour Révélation, quatrième tome de Twilight. Dans chaque cas, les tribunaux ont jugé que les accusations ne tenaient pas juridiquement.
Ironie, au sujet de l'affaire Lynne Freeman : Liz Pelletier a été nommée pour le titre de Personnalité de l’Année 2024, par Publishers Weekly. Le média spécialisé a salué sa capacité à anticiper les tendances, comme de relancer le thème des vampires, près d'une décennie après la saga Twilight.
Cette action en justice survient dans un contexte de popularité croissante de ce qu'on désigne sous le terme récent de Romantasy, mélange de romance et de fantasy comme son nom l'indique. L'éditeur français Hugo Publishing a même enregistré le terme en tant que marque déposée, avec une protection légale valable jusqu'en 2032. Il offre, entre autres, une alternative jugée plus inclusive et moderne à la fantasy classique, vécue comme sexiste par certains.
Parmi les figures de proues du genre, Sarah J. Maas et Rebecca Yarros, qui dominent le marché, avec plus de 3,65 millions d'exemplaires vendus durant les seuls 9 premiers mois de 2024.
La série The Empyrean de Rebecca Yarros, dont deux tomes ont été publiés en France chez Hugo Roman, s'est écoulée à plus de 150.000 exemplaires, selon Edistat. Les éditions anglophones, publiées par Hachette, ont respectivement enregistré 6101 exemplaires et 15.250 exemplaires vendus en France. Onyx Storm, le troisième tome de la série, est sorti le 21 janvier 2025, chez... Entangled.
La série Un palais d'épines et de roses de Sarah J. Maas, publiée par La Martinière jeunesse, a aussi connu un succès impressionnant en France, avec un total de 331.053 exemplaires vendus sur cinq tomes. Le premier volume cumule 103.229 exemplaires, suivi du deuxième tome Un palais de colère et de brume avec 71.811 exemplaires. Le troisième tome, Un palais de cendres et de ruines, atteint 61.283 exemplaires, tandis que le quatrième, Un palais de glace et de lumière, enregistre 48.652 exemplaires. Enfin, le cinquième tome, Un palais de flammes d'argent, totalise 46.078 exemplaires. Le dernier tome en date de sa saga Keleana, Le royaume de cendres, publié en octobre, s'est écoulé à seulement 11.463 exemplaires en revanche.
La romantasy est dominé par des autrices majoritairement blanches, souvent mères, qui utilisent l’écriture pour réussir en dehors des parcours professionnels traditionnels, analyse Katy Waldman. Rebecca Yaros ou Stephenie Meyer en sont des exemples caractéristiques.
#[pub-7]
Tracy Wolff, qui s'inscrit dans ce schéma, est une ancienne professeure d’anglais qui se consacre désormais à l’écriture à plein temps, depuis sa maison à Austin, au Texas, où elle vit avec sa famille. Sur son site, elle explique avoir plus de soixante romans à son actif, couvrant des genres allant des aventures d'action pour jeunes adultes à la romance pour « nouveaux adultes », en passant par la fiction féminine et l'érotisme. C'est seulement à partir de sa série Assoiffés, qui en est à son 11e tome, qu'elle a connu le succès, et pas des moindre.
Sa série Crave s'est vendue, depuis le premier tome de 2019, à plus de 3,5 millions d’exemplaires, avec plusieurs titres figurant régulièrement sur les listes du New York Times et de USA Today.
En France, le premier tome, Assoiffés, s'est vendu à 89.077 exemplaires, toujours selon Edistat, tandis que les autres tomes enregistrent les ventes suivantes : Foudroyés (48.171 exemplaires), Prisonniers (27.126 exemplaires), Convoités (33.464 exemplaires), Empoisonnés (21.209 exemplaires), Libérés (15.789 exemplaires), Envoûtés (11.391 exemplaires), Exilés (8382 exemplaires), Adorés (5598 exemplaires), et le spin off Sweet Nightmare (2522 exemplaires).
Le dernier en date, Enflammés, paru en novembre dernier, s'est écoulé à 3540 exemplaires. Un total de 266.269 exemplaires vendus en France. Le tout grâce à une romance entre un vampire et une gargouille, saupoudrée d'empowerment féminin, d'un humour décalé, de scènes de sexe, et d'un beau travail de marketing...
Contacté par ActuaLitté au sujet de l'affaire qui oppose Lynne Freeman à Tracy Wolff, son agente et son éditrice américaine, l'éditeur français de la série de Tracy Wolff, PKJ, a « pris acte » du procès en cours, et ne souhaite pas faire de commentaire.
Crédits photo : Eduardo González (Pexels)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 01/04/2021
576 pages
19,90 €
4 Commentaires
Gérard
25/01/2025 à 10:21
Et le plagiat de l'article du New Yorker de Katy Waldman et pour écrire le vôtre, on en parle, M. Bouhadjera ?
Je l'ai lu dans l'édition du 6 janvier du New Yorker, celui-ci est entièrement pompé dessus.
Ce n'est pas du journalisme professionnel. Et en plus vous prenez les lecteurs pour des incapables.
La preuve en suivant ce lien
https://www.newyorker.com/magazine/2025/01/13/did-a-best-selling-romantasy-novelist-steal-another-writers-story
Hocine Bouhadjera - ActuaLitté
27/01/2025 à 11:08
Bonjour,
Effectivement Gérard, il s'agit de ma source principal, la preuve, elle est citée dans le quatrième paragraphe, avec le lien qui renvoie vers le très long article en question...
Ici, il s'agit de présenter cette affaire aux lecteurs français, en y ajoutant une perspective française sur le genre de la romantasy, et l'affaire en question.
"Ce n'est pas du journalisme professionnel", c'est un point de vue, ce n'est pas un commentaire pertinent, ça en est un autre.
Lizzie
25/01/2025 à 13:50
Je pense que l’autrice qui a adressé son manuscrit à l’éditeur et, qui s’est vue opposer un refus de publier à l’époque, a bien raison d’intenter une action en justice si elle reconnaît son manuscrit publié sous un autre nom chez le même éditeur, même des années après. Ces pratiques sont inacceptables et bien plus répandues que ce qu’on imagine. Ce qui est étonnant dans son cas, c’est qu’elle était passée par le biais d’une agent littéraire donc même cela ne protège pas des pratiques sans scrupules.
Actualisante
26/01/2025 à 16:15
« L'agente, Emily Sylvan Kim, ne se souvient de rien concernant ce manuscrit. »
Typique des accusés qui nient en bloc... un peu trop en bloc. On se croirait au procès du financement de la campagne de Sarkozy, avec personne qui ne se souvient de rien !