Fawzia Koofi. Ce nom ne vous dit peut-être rien, mais sa voix, elle, résonne fort depuis des années. Première femme vice-présidente du Parlement afghan, nommée pour le Prix Nobel de la Paix, cette militante infatigable n’a jamais cessé de dénoncer l’oppression des talibans. Dans Lettre à mes sœurs (trad. Cyrille Rivallan, Michel Lafon), elle retrace son parcours, ses luttes pour la liberté des femmes, et son combat acharné contre un régime qui les réduit au silence. Entretien.
« Le fait de voir des femmes travaillant dans des cuisines, dans des cours ou collectant de l’eau dans des puits peut engendrer des actes obscènes. » Cette justification, avancée par le porte-parole des talibans le 29 décembre 2024, accompagne une nouvelle mesure en Afghanistan : l’obligation d’obstruer les fenêtres donnant sur les espaces de vie des femmes.
Une annonce rapportée par Politis, dans un pays où la répression s’aggrave chaque jour sous le joug des talibans, revenus au pouvoir en août 2021 en reprenant Kaboul. Depuis, Fawzia Koofi, l’une des quatre femmes de la délégation officielle afghane ayant mené les négociations de paix avec les talibans à Doha en 2020, vit en exil.
Victime de deux tentatives d’assassinat, dont une juste avant ces négociations, elle continue de dénoncer, depuis l’étranger, ce que l’ONU qualifie d’« apartheid de genre » envers les femmes afghanes. Dans Lettre à mes sœurs, elle livre un nouveau récit géopolitique de sa lutte acharnée pour les droits des femmes afghanes.
ActuaLitté : Pourquoi avez-vous choisi le livre comme moyen d’expression, plutôt qu’un autre support ? Pensez-vous qu’il puisse trouver des lecteurs en Afghanistan ?
Fawzia Koofi : J’ai choisi le livre pour qu’il traverse le temps et offre une vision différente des femmes afghanes. On évoque souvent leurs luttes, la répression et leur situation actuelle. Avec ce récit, je voulais mettre en lumière les petites victoires gagnées dans ce combat pour le changement. J’espère qu’il inspirera la solidarité des femmes du monde entier envers elles, et qu’il soit lu en Afghanistan.
Quelles femmes, ou quels hommes politiques vous ont inspirée pour la rédaction de cet ouvrage, et plus généralement pour la construction de votre carrière politique ?
Fawzia Koofi : J’ai toujours admiré les femmes leaders comme Indira Gandhi ou Margaret Thatcher. Enfant déjà, leurs discours et leurs accomplissements me fascinaient, et je me demandais comment une femme pouvait parvenir à un tel niveau de pouvoir.
À cette époque, je n’imaginais pas devenir un jour femme politique. Lorsque j’ai rejoint le Parlement, l’Afghanistan était sous le joug des talibans. Cette période de répression a marqué ma vie : l’emprisonnement de mon mari, mes visites en prison, et la façon dont les talibans déshumanisaient les femmes. Ces expériences ont été un tournant, m’incitant à m’engager pour changer les choses.
Ces figures féminines sont toujours restées dans mon esprit. Leur parcours illustre combien il est difficile pour les femmes d’exercer le pouvoir, même dans des pays comme l’Inde ou le Royaume-Uni, pourtant perçus comme plus tolérants à leur égard.
En publiant Lettres à mes sœurs, un livre très critique sur l’Afghanistan, vous prenez manifestement des risques, d’autant plus que vous avez déjà échappé à deux tentatives d’assassinat en raison de vos engagements politiques. Vous êtes aujourd’hui reconnue comme un symbole de la liberté d’expression des femmes. Comment décririez-vous la situation actuelle de cette liberté en Afghanistan ?
Fawzia Koofi : La liberté d’expression en Afghanistan est dans un état désastreux. Les médias sont censurés : les talibans ont fermé des chaînes de télévision, interdit les voix féminines à la radio, et surveillent les réseaux sociaux. Toute publication qui leur déplaît peut entraîner arrestation et/ou emprisonnement.
Mon premier livre, Lettre à mes filles (trad. Nathalie Gouyé-Guilbert, Pascal Loubet et Aurore Guitry, Michel Lafon, 2022), a suscité des réactions contrastées, y compris dans ma famille, en raison de sujets sensibles comme les sept mariages de mon père ou les violences qu’il a infligées à ma mère. Ce nouvel ouvrage, je le sais, dérangera aussi. Mais je reste convaincue qu’il faut défendre ce qui est juste, car on ne vit qu’une fois.
Dans votre livre, vous soulignez que certains responsables politiques, malgré leurs hautes fonctions, sont illettrés et incapables de lire les textes de loi, révélant une grave incompétence institutionnelle. Quelle place est accordée à la lecture, et plus généralement à l’éducation, dans l’Afghanistan d’aujourd’hui ?
Fawzia Koofi : L’éducation est un pilier essentiel pour le progrès d’une société. Au Parlement, j’ai constaté que, comme d’autres femmes éduquées, je me sentais plus forte grâce à la connaissance, qu’on apprend à l’école et en lisant. En face de nous, se trouvaient souvent des hommes armés, mais dépourvus d’éducation, ce qui les plaçait dans une position de faiblesse. Il en va de même lors des négociations avec les talibans : les femmes éduquées y sont nettement plus puissantes.
Sans éducation, je serais probablement mariée dans une ville d’Afghanistan, privée de liberté et réduite au silence. L’éducation est donc la clé du développement d’une société, et les talibans en ont bien conscience. C’est pour cela qu’ils ciblent l’éducation : ils savent combien elle est cruciale.
Vous écrivez : « Parfois, ne pas être au pouvoir est une bonne chose, car cela permet d’exprimer ouvertement une opinion différente. » Comment parvenez-vous à contourner l’autocensure lorsque vous rédigez un ouvrage aussi critique envers le pouvoir en place ?
Fawzia Koofi : Je ne me suis pas autocensurée en écrivant ce livre, et je pense que cela pourrait provoquer des réactions en Afghanistan. Mon approche est directe et sans détour. Certains apprécieront cette franchise, tandis que d’autres se sentiront peut-être bousculés...
La situation politique en Afghanistan peut sembler complexe à appréhender pour un lectorat étranger, notamment français. Comment avez-vous travaillé pour rendre accessibles et compréhensibles les réalités politiques, culturelles et sociales de votre pays dans cet ouvrage ?
Fawzia Koofi : La situation politique en Afghanistan est effectivement complexe à appréhender. J’ai donc veillé, dans ce livre, à rendre les réalités politiques, culturelles et sociales de mon pays plus accessibles, en m’appuyant sur des récits personnels et des exemples concrets.
Le peuple français a toujours été un ami de l’Afghanistan, présent dans les moments les plus difficiles. Nous partageons, même si c’est de loin, une histoire commune. Je me souviens encore du premier règne des talibans, lorsque les véhicules de Médecins Sans Frontières traversaient nos villages. Ces scènes symbolisaient l’entraide et la solidarité internationales.
Mon premier livre, Lettre à mes filles, a donc été publié en France, et j’ai voulu que ce deuxième ouvrage aborde ce qui n’a pas fonctionné en Afghanistan. Ce sujet trouve un écho particulier en France, qui était directement impliquée dans le conflit, où des soldats ont perdu la vie sur nos terres. À travers ce livre, je m’adresse également aux décideurs politiques pour analyser les échecs passés, et en tirer des leçons, afin d’éviter que cela ne se reproduise.
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Au-delà de la géopolitique, ce livre s’adresse plus généralement à toutes les femmes. Mon parcours, même s’il est extrême, illustre une lutte universelle pour les droits des femmes. Des combats qu’on retrouve partout dans le monde, et pas uniquement en Afghanistan, en témoigne le procès de Madame Pélicot, par exemple.
Tout au long du récit, vous mettez en avant la proximité que vous aviez en tant que femme politique avec les populations locales éloignées de Kaboul. Pensez-vous que l’édition dans une langue internationale donne à votre combat une portée universelle ? Ou cela le déconnecte-t-il, au contraire, de certaines réalités locales ?
Fawzia Koofi : La publication de cet ouvrage intervient à un moment important, car beaucoup ont oublié ce qui se passe en Afghanistan. Il est donc essentiel de ramener l’attention de la communauté internationale sur ce pays et ce qui s’y passe.
À travers les interviews que j’ai données pour ce livre, j’ai voulu mettre en lumière la situation des femmes et de la population afghane, qui vivent sous un régime répressif et un apartheid violant leurs droits fondamentaux.
Grâce à Internet, je reste en contact quotidien avec des Afghans, y compris ceux qui vivent dans des villages isolés. Mais le lien direct me manque profondément. Je crois fermement que cette situation n’est que temporaire et que nous reprendrons un jour l’Afghanistan. Ce livre, je l’espère, jouera un rôle en mobilisant la communauté internationale et les décideurs pour soutenir les femmes afghanes.
Vous écrivez également : « À défaut de pouvoir changer le pouvoir exécutif, on peut changer beaucoup de choses en se faisant entendre. » Depuis votre exil de trois ans, comment parvenez-vous à faire entendre votre voix et à continuer d’exercer une influence politique en Afghanistan ?
Fawzia Koofi : Si j’étais en Afghanistan, il me serait impossible de m’exprimer, car les talibans ont interdit tous les partis politiques. Ils ont utilisé la religion comme instrument pour imposer leur pouvoir.
Je ne pourrais pas porter les messages du peuple avec qui je dialogue ni faire entendre ma voix. Vivre en exil est une expérience profondément douloureuse, mais cela me donne au moins la liberté de parler, de relayer ce que les gens en Afghanistan me confient et d’amplifier leurs voix.
Aujourd’hui, mon quotidien est rythmé par des voyages, des réunions avec des institutions, des politiciens et les médias, des opportunités qui seraient inimaginables en Afghanistan, où ces messages ne pourraient jamais être diffusés.
Crédits image : © Farzana Wahidy
Par Louella Boulland
Contact : lb@actualitte.com
Paru le 16/01/2025
288 pages
Michel Lafon
20,95 €
Paru le 13/01/2022
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