Sur l’écriture de mon roman, la Vie sociale, la république des lettres, les séquelles de l’écriture, et pourquoi, enfin, il ne faut jamais, non, jamais désespérer.
J’ai passionnément aimé écrire la Vie sociale. Je venais d’achever une trilogie qui comportait deux livres de contes — des « nouvelles », comme on dit en France, un volume au début et un autre à la fin —, des contes et un roman au milieu, et pourtant, j’avais le sentiment d’avoir échoué à dire ce que j’avais à dire.
Quand on me prenait au sérieux, ce qui n’arrivait pas souvent, il me faut bien l’admettre, quoique cela ne me fasse guère plaisir, la plupart du temps, en vérité, on ne me prenait pas du tout, quand on me prenait au sérieux, on me considérait comme une sorte d’écrivain latino-américain s’exprimant en langue française, le lointain arrière-petit neveu complaisant de Jorge Luis Borges et Julio Cortázar, et on ne comprenait pas très bien pourquoi je faisais ce que je faisais. — Comment l’aurait-on pu, en partant de ces prémisses bigarrées ? —
Un jour, et c’est une histoire vraie, car je me suis promis de dire toute la vérité, désormais, fût-elle peu aimable, cette vérité, un jour donc, au salon du livre de Paris, j’étais attablé à signer des exemplaires de mes Monstres littéraires — j’en signai deux, pour être exact, un de moins je crois que l’écrivaine qui occupait la chaise à côté de la mienne — quand, le plus candidement du monde, une femme puissante dans le milieu de la culture s’étonna que, m’appelant Orsoni, un nom plus latin que latino, ça c’est moi qui le dis, j’écrive sur l’Amérique du Sud.
Et non sur un bar corse ? L’escalier à lente révolution de mon esprit m’empêcha de lui faire cette réponse. Son agenda des plus chargés, aussi. Un ministre passait dans le coin et il fallait absolument lui présenter le grand écrivain du moment. De toute façon, on ne discute pas avec ces gens-là. Sauf que moi, dans le fond comme dans la forme, je m’en foutais pas mal de l’Amérique latine. Je n’y ai jamais mis les pieds. J’avais essayé de dépayser la littérature française, mais il faut croire qu’elle n’aime pas ça, la littérature française, être dépaysée. Elle veut vivre dans son petit pré, et continuer à brouter en paix, la littérature française. Brave bête.
Pourtant, dans Pedro Mayr, Pierre, le narrateur parisien, assassinait Pedro Mayr, l’écrivain argentin, mais c’était comme si personne n’avait daigné s’en apercevoir. Ensuite, dans le Feu est la flamme du feu, je mettais le feu justement aux livres contenus dans le magasin d’une grande maison d’édition sise rue des Saints-Pères dans le sixième arrondissement de Paris (j’y avais travaillé quelques années, en effet, y occupant les ténébreuses fonctions de factotum), mais cela non plus n’émut pas grand monde.
Certains, qui m’avaient massacré dans la presse au moment de la parution de mes Monstres littéraires vinrent me dire, à l’occasion de telle rencontre en librairie, qu’ils s’étaient trompés, mais se gardèrent bien de coucher publiquement par écrit pareille palinodie. J’allai de Charybde en Scylla quand d’autres, réalistes viscéralement indifférents au climat rioplatense qui nimbait mes ouvrages, découvrant mon existence, me considérèrent comme une sorte d’écrivain germanopratin ne quittant jamais Paris et, pauvre Belgique, se firent un devoir de l’écrire.
Preuve, s’il en était besoin, qu’on peut vraiment devenir n’importe quoi, même qui l’on ne veut pas. Je n’avais pas voulu devenir latino-américain, et je n’aimais pas trop me sentir parisien, mais je finissais par être les deux. Cruel destin. En va-t-il jamais autrement ? J’avais échoué et je voulais réussir. J’écrivis un courrier au Centre National des Lettres pour le dire et demander de l’argent. La noble institution m’en donna. Je m’étais mis au travail sans l’attendre. (Je devais toucher la bourse aux deux tiers seulement à cause du délai entre son obtention et la parution de l’ouvrage que je livre à présent au public.) Ainsi va la Vie sociale. Qui, contrairement aux autres de mes livres, est un roman franco-français. Ou presque.
J’ai passionnément aimé l’écriture de ce livre. Quelquefois, je m’en souviens, j’écrivais pendant des heures sans discontinuer. Frénétique. Assis sur le canapé face à la table basse du salon, faute d’un bureau qui, depuis la naissance de ma fille, avait été reconverti en table à langer. — La stricte vérité, toujours. — Ensuite, je relisais tout à haute voix, de nouvelles heures passaient ainsi, dans une forme d’épuisement constamment repoussé, sans cesse renouvelé, désiré, dépassé, adoré. Et puis, j’ai passionnément aimé ce livre. Une fois que j’eus le sentiment de l’avoir achevé (la première fois que j’eus ce sentiment, avant d’en douter, de le remettre sur le métier, de l’avoir de nouveau, et ainsi de suite, la routine, quoi), il me sembla que c’était ce que j’avais fait de mieux.
« Mon meilleur livre », selon la formule consacrée, même si c’est une tournure quelque peu approximative pour exprimer une idée absurde, évidemment, qu’il n’est cependant pas désagréable d’avoir de temps en temps. Pour finir, je l’ai détesté. Non pas le livre en tant que tel, le livre même, mais tout ce qui m’est arrivé à cause de lui, c’est-à-dire : rien. Voire moins que rien. Beaucoup de déception, de désespoir, de frustration, de colère, de haine, de rancœur, d’aigreur. Et Dieu sait que je hais l’aigreur.
Un jour, Jean-Pierre Cometti, feu mon maître en philosophie et en certaines autres choses, parlant d’un célèbre philosophe français, m’avait dit : « Vous savez, Jérôme, il ne faut pas être aigri. » Je n’ai jamais oublié ce conseil quand même je ne parviendrais pas toujours à en respecter l’esprit à la lettre. la Vie sociale, vraiment, ne m’avait rien apporté de bon, non.
Passons rapidement les événements en revue : le refus humiliant de l’éditrice qui m’avait accompagné jusqu’alors (quelques lignes mal écrites dans le corps d’un courrier électronique qu’elle avait tout d’abord omis de m’adresser, et puis après, plus rien, plus jamais, pas un traitre mot), l’indifférence totale du monde de l’édition, alors qu’une bonne partie des livres qui se publient nous frappent par leur indigence, leur uniformité, leur nullité, et les gens, enfin, nombreux, les amis, qui te laissent tout simplement tomber parce qu’ils ont mieux à faire ou je ne sais. La vie, quoi. Banale. Sociale.
Ce livre, j’en suis même venu à le considérer comme maudit. Idée paradoxale : le roman ne prétend-il pas exactement le contraire ? Qu’il n’y a pas de malédiction. Et il dit vrai. La preuve. Après des années passées à errer dans l’underground duchampien de la république des lettres, il voit enfin le jour. Je suis heureux que Guillaume Vissac publie ce livre parce que c’est lui, le premier, qui l’a compris. Et, grâce à lui, je puis croire pour quelque temps encore, quelque temps de plus, que je ne suis pas fou. Que ce que j’écris, je ne suis pas le seul au monde à l’aimer.
Ultime péripétie, toutefois, ça ne pouvait pas s’arrêter là : le livre devait paraître chez publie.net, mais publie.net a mis la clef sous la porte. Et de cette mort, les éditions Bakélite sont nées. Longue ville à elles. Décidément, il fallait que tout s’effondre pour que la Vie sociale puisse exister. Mais, de quoi ça parle, la Vie sociale ? Eh bien, c’est simple : c’est l’histoire d’un type qui part vivre dans une cabane dans la forêt parce qu’il ne supporte plus la vie à Paris et qui, dans cette forêt, découvre l’existence d’une étrange maison.
Je me souviens que, parmi les refus que j’ai reçus, nombreux, l’un d’entre eux, commis par une sorte de mandarin des lettres, du genre enveloppé dans une épaisse couverture blanche, concluait sa note de lecture par ce cri de désespoir que je cite verbatim : « Et en plus, il y a du fantastique ! » Je n’invente rien.
Lui non plus, d’ailleurs ; il avait raison. Sauf que ce n’est pas « en plus » que vient ce fantastique. Entre mes Monstres littéraires (puis les deux volumes qui les suivirent) et la Vie sociale, il y a au moins une constante : ce dérèglement fantastique de la réalité qui l’éclaire d’un jour nouveau à la lueur duquel nous pouvons espérer y voir clair. C’est dit. Si la fiction n’avait pas cette fonction morale, en effet, de nous permettre d’y voir clair, de ne pas devenir fou, à quoi diable servirait-elle ? À raconter des histoires ? Quelle drôle d’idée.
Dans la maison, je reprends le fil de mon résumé de la Vie sociale, des événements étranges ont lieu qui conduiront notre héros à l’isolement, mais pas au sens où il l’entendait. Et pourtant, n’est-ce pas là ce qu’il cherchait ? Ce que l’on veut vraiment finit toujours par arriver. Est-ce que je viens réellement de penser cette phrase (et de l’écrire) ? Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, vraiment ? Ou bien l’on veut ou bien l’on ne veut pas. Ou y a-t-il un autre vouloir qui enveloppe en quelque sorte sa réalisation, un vouloir sans vouloir ? Une volonté qui s’exauce d’elle-même.
Par exemple, et maintenant j’en ai fini avec le résumé, quand mon ancienne éditrice répondit à ma remarque selon laquelle jamais je n’avais passé tant de temps à écrire un livre (ce qui était la stricte vérité) par l’affirmation sarcastique selon laquelle le prix Goncourt qu’elle venait d’éditer avait quant à lui passé près de dix ans sur l’écriture des cent vingt et quelque pages qui lui valurent la décoration suprême de la république des lettres, était-ce l’expression anticipée de son refus, voulait-elle simplement m’humilier, ou bien me condamnait-elle a priori à de longues années de souffrance, de longues années d’errance dans le labyrinthe de la littérature, au terme desquelles, peut-être, je trouverais enfin mon chemin ? Je ne sais pas.
Ce livre trouve-t-il vraiment son chemin en étant publié ? En un sens, tous les livres sont faits pour être publiés, même ceux qu’on voudrait brûler tellement ils sont nuls, même les torchons les plus dégueulasses. Tous, cependant, ne sont pas faits pour être lus. Qu’ils viennent trop tôt ou trop tard, ou pire : au bon moment. Rien n’est pire, je crois, qu’un livre qui vient au bon moment, qui est en prise avec son temps, en phase avec son époque, de plain-pied dans le siècle. Pauvres de nous. Pourtant, ce sont bien ces livres-là qu’on publie, ces livres-là qui se vendent.
Ces livres-là, aussi, qu’on envoie par palettes entières au pilon. Or, ces livres-là, en vérité, sont d’ineptes tautologies qu’on s’efforce de radoter sans jouir jamais. Pourquoi ? Si j’étais du genre à me risquer aux conjectures, je dirais que, dans cette Vie sociale, probablement, se trouve la réponse à cette question. Ainsi qu’à bien d’autres questions. Mais peut-être pas toutes les questions. Encore que. Bref, passons. Et contentons-nous, in fine, tout le reste étant superfétatoire, de l’essentiel : bonne lecture.
Jérôme Orsoni
Jérôme Orsoni n’est pas Jérôme Orsini. Jérôme Orsoni est écrivain. Jérôme Orsini est un personnage de fiction. Jérôme Orsoni a déjà écrit un certain nombre de livres. Parmi lesquels : Habitacles et Et partout c’est la guerre (Abrüpt, 2020 & 2022), des Monstres littéraires (Prix Christiane Baroche du premier recueil de nouvelles de la SGDL), Pedro Mayr et le Feu est la flamme du feu (Actes Sud, « un endroit où aller »,
2015, 2016 & 2017), Au début et autour, Steve Reich et Voyage sur un fantôme. Rome, le scooter, et ma mère (les éditions chemin de ronde, 2011 & 2015).
Il a également traduit John Cage, Morton Feldman, Jhumpa Lahiri, Lars Iyer, et d’autres. Jérôme Orsini, quant à lui, n’a pas dit son dernier mot.
La Vie sociale paraît le 21 janvier 2025. En voici un extrait.
Crédits photo : © Action Parallèle (Les Éditions du sous-sol)
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 21/01/2025
264 pages
Editions Bakélite
23,00 €
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