Face au changement climatique, le monde du livre doit, lui aussi, prendre ses responsabilités. L'Institut Catholique de Toulouse organisait le 14 janvier, une journée d'échange entre professionnels et étudiants du Master métier du livre et de l'édition. L'objectif ? Repenser la chaîne du livre, de la production à la distribution, et imaginer des solutions pour un livre enfin plus vert.
Le 28/01/2025 à 15:17 par Louella Boulland
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28/01/2025 à 15:17
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« L’Institut Catholique de Toulouse c’est former, pas formater », lance Sandrine Vermot-Desroches, directrice des études Master Métiers du Livre Jeunesse, à la future génération de professionnels face à elle. Dans cet esprit, l’établissement a convié divers acteurs de l’interprofession, pour des échanges concrets.
Une approche que la directrice considère « essentielle » pour des classes d’étudiants dont « la majorité aspire à une orientation vers le secteur éditorial », nous précise Amandine Chastanet, déléguée du Master 1. Soucieuse des problématiques écologiques, elle-même envisage déjà l’avenir sous un nouvel œil : « J’aimerais travailler dans une entreprise écologiquement engagée. C’est l’approche la plus logique et en accord avec mes valeurs », ajoute-t-elle.
Des préoccupations que partage une génération, pour qui consommation, donc production, s’interrogent. En 2023, une étude réalisée d’OpinionWay pour makesense révélait que 71 % des 18 – 30 ans se déclarent « engagés d’une façon ou d’une autre pour l’environnement ».
Plutôt que la serpe pour se tailler un chemin, les professionnels se retrouvent pour un atelier participatif : le jeu Réflexion en chaîne, imaginé conjointement par les étudiants et les professionnels. Le principe ? Relier des cartes thématiques pour représenter l’écosystème actuel du livre, puis utiliser des cartes vierges pour imaginer celui de demain. Chaque groupe construit ainsi une vision originale et unique des défis présents et des solutions à venir, « sans gagnant ni perdants », précise Sandrine Vermot-Desroches.
Les échanges mènent rapidement sur « le problème majeur de l’édition française actuelle », estime Frédéric Lisak, fondateur des éditions Plume de carotte : la surproduction. « Elle provoque inévitablement une surconsommation de livres, majoritairement publiés par les grands groupes d’édition », explique-t-il, citant notamment Hachette et Editis.
Une analyse que confortent les données du Syndicat national de l’édition : en 2022, près de 38.733 nouveautés ont été publiées. « Mais qui peut bien lire autant de livres ? », ironise une étudiante autour de la table.
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Une telle surproduction, si elle est ici critiquée, pourrait s’expliquer par une logique simple : multiplier les publications pour maximiser les chances que chaque lecteur trouve un ouvrage qui lui corresponde. Historiquement, le marché du livre s’est structuré comme un marché d'offres, misant sur une large diversité pour capter l’intérêt du lecteur. Mais face à des enjeux croissants, ne serait-il pas temps d’inverser le paradigme ?
« Chaque année, cette avalanche engloutit les librairies, résumant la présence des livres à quelques semaines sur les tables », pointe l’éditeur. « Seuls les succès, généralement portés par les gros groupes disposant de moyens significatifs en communication, marketing et influence, s’imposent durablement », regrette-t-il.
À titre d’exemple, Mélissa Da Costa, Guillaume Musso et Morgane Moncomble, les trois auteurs ayant enregistré les meilleures ventes en 2024, avec un total cumulé de 3.250.970 exemplaires selon Edistat, bénéficient tous de la diffusion et/ou distribution du groupe Hachette. Un chiffre qui illustre la force de frappe commerciale du groupe sur le marché, au détriment des petites structures et les auteurs.
« Les maisons d’édition devraient valoriser leurs fonds, et repenser leur rapport à la vente. On a perdu la conscience des chiffres. 500 personnes qui lisent le même livre, c’est déjà énorme : autant de gens ne rentreraient pas dans la salle où nous sommes », affirme Anouchka Toulemonde Mikolajczak, coordinatrice du festival du livre et de la presse d’écologie.
« Finalement, c’est tout un mode de consommation qu’il faut réinventer », constate-t-elle amèrement, bien consciente des défis économiques du secteur. Depuis 2022, le volume de vente a reculé de 8 %, passant de 324,15 millions d’exemplaires écoulés en 2022 à 301,18 millions d’ouvrages en 2024, indique Edistat. Un bilan qui oblige les maisons à redoubler d’efforts, pour inverser la tendance – du moins, l’espérer.
« Cette intensification de la production impacte également le secteur de la fabrication », observe Isabelle Gaudon, cheffe de fabrication indépendante. « Les demandes atteignent un pic à deux moments clés : en septembre et avant les fêtes, tandis que le reste de l’année, les équipes sont sous-occupées, voire en chômage technique », précise-t-elle.
Pour pallier ce déséquilibre, elle encourage les éditeurs à anticiper leurs impressions. « Ça permet non seulement de négocier des prix plus avantageux avec les imprimeurs, mais également de réduire les quantités commandées », détaille la cheffe de fabrication.
Produire moins, mais mieux : c’est ce qu’elle conseille à ses clients. « Certains éditeurs se montrent réticents, craignant une augmentation du prix unitaire du livre. Sauf que cette hausse est compensée par des économies sur les coûts de stockage, de gestion des retours ou du pilonnage. Avec l’avantage certain de réduire l’empreinte écologique », souligne-t-elle.
Pour Isabelle Gaudon, l’écologie est un critère central dans le choix de ses collaborations avec les maisons d’édition. Elle partage avec elles des recommandations pour réduire leur impact environnemental – allant parfois à l’encontre des stratégies commerciales.
« Je leur conseille d’opter pour des formats standards : cela limite le gaspillage de papier et restreint l’utilisation des couleurs fluo. Bien qu’elles soient attractives et boostent les ventes, ces encres nécessitent un nettoyage intensif des machines », insiste-t-elle. Donc, une forte consommation d’eau, d’énergie et de produits chimiques. « Les couleurs ont un coût écologique non négligeable », affirme Isabelle Gaudon.
En ce sens, la Charte environnementale de l’édition de livres, publiée par le Syndicat National de l’Édition (SNE), indique qu’une gestion optimisée des retraits des sous-couleurs, combinée à un remplacement partiel des encres cyan, magenta et jaune (CMJ) par du noir, pourrait réduire la consommation d’encre de 25 à 35 %.
Autre écueil, et non des moindres : le greenwashing. Comme de nombreux secteurs, l’édition n’y échappe pas et doit composer avec des pratiques trompeuses. Surtout lorsqu’il s’agit d’utiliser le terme « recyclé », une notion qui connaît « une forte demande ces dernières années », souligne Isabelle Gaudon.
Une popularité en partie alimentée par les recommandations du SNE, publiées dans leur Charte environnementale de l'édition de livres : « Il est impératif d’acheter ou de demander à son imprimeur d’acheter un papier d’origine certifiée ou recyclée », écrivent-ils.
Mais, pour la cheffe de fabrication, acheter du papier recyclé peut parfois relever de la « fausse bonne idée ». Rejoignant Saint Thomas, elle « ne croit que ce qu’elle voit » et a parcouru le monde pour évaluer elle-même l’impact écologique réel des fabricants partenaires.
De cette expérience, elle tire une conclusion : « Fabriquer un véritable papier recyclé — je parle ici du papier désencré et retravaillé, pas du papier de bureau réutilisé ou des pertes de machines réassemblées — demande beaucoup d’énergie ». Elle oriente donc les maisons vers du papier neuf issu de forêts labellisées, qu’elle juge plus bénéfique pour l’environnement.
Toujours avec nuance, la cheffe de fabrication rappelle que, dans ce domaine aussi, la transparence n’est pas toujours de mise. Elle développe : « Il existe différents labels de forêts, mais deux principaux se dégagent : la certification FSC (Forest Stewardship Council) et le label PEFC (Programme for the Endorsment of Forest Certification Schemes). Et, à deux, ils se partagent 95 % du marché ».
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Si le premier est délivré par une ONG et fait l’objet de contrôles rigoureux à travers le monde, l’autre est attribué par un organisme de certification indépendant, « souvent en communication étroite avec le garde-forestier, ce qui remet en cause sa légitimité », assure-t-elle. Le rapport du SNE recommande d’ailleurs de privilégier la certification FSC pour les ouvrages imprimés en dehors de l’Europe, car elle est « mieux adaptée aux forêts non européennes ».
Sortir de la zone européenne, c’est une solution souvent choisie par les éditeurs, qui y trouvent un avantage économique. « Fabriquer à l’étranger, c’est moins cher et plus rapide. Un projet réalisé en Chine prend environ une journée, tandis qu’en France, ça prend deux mois », reconnaît Isabelle Gaudon.
« On a perdu le savoir-faire en France », constate-t-elle. Une solution s’impose alors dans la discussion entre étudiants et professionnels : relocaliser le savoir-faire sur le territoire français.
Une nouvelle carte fait ainsi son entrée sur la fresque esquissée par le groupe, et le verbe « relocaliser » trouve sa place parmi une multitude de résultats. Sur la table, des solutions à petites et grandes échelles affluent pour réduire l’impact écologique du livre.
Professionnels et étudiants établissent leur fresque lors du jeu "Réflexion en chaîne", à l'Institut Catholique de Toulouse
Parmi les changements évoqués, l'on note par exemple une meilleure exploitation des bibliothèques, qui « sortent de la logique de nouveauté, mais qui regorgent d’un fonds exceptionnel », explique Anouchka Toulemonde Mikolajczak. Elle ajoute : « Cela me paraît être une solution viable sur le long terme ». Un exemple qui met tout le monde d’accord, même si des paroles timides fendent l’air : « Je ne suis pas inscrite à la bibliothèque », confessent certains étudiants…
Ces connaissances, les étudiants les mettront en pratique avec la publication d’un ouvrage collectif, attendu en janvier 2026 et écrit à 30 mains. Ce projet collaboratif, encadré par l’écrivain Alain Absire et parrainé par Frédéric Lisak, sera entièrement conçu, édité et promu par Bourgeon, une maison associative fondée par les étudiantes du master.
L’ouvrage illustré réunira six récits, chacun ancré dans un univers distinct — ville, océan, montagne, désert chaud, forêt et désert froid. Fidèle à cette journée de découverte, « il sera conçu et promu dans le respect de l’environnement », nous assure Amandine Chastanet, au terme d’une journée riche d’apprentissages.
Crédits image : ActuaLitté / CC-By-SA 2.0
Par Louella Boulland
Contact : lb@actualitte.com
3 Commentaires
Etienne Galliand
29/01/2025 à 08:33
Merci pour cet article ! Je me permets de vous signaler à ce sujet le volume collectif "Les alternatives : écologie, économie sociale et solidaire : l'avenir du livre ?".
thomasdse
31/01/2025 à 08:57
Bravo pour la mise en jeu de ce sujet sérieux, je suis convaincu que partager de multiples manières le sujet permet d'ouvrir des portes et trouver des solutions réalistes et durables pour l'avenir. Ce matin sur France Culture il était question justement de la trêve de commande pendant deux mois. Je n'ai malheureusement pas de lien ou d'acteur à vous recommander mais la participation de librairies à cette trêve prend de l'ampleur : les librairies participantes n'ont pas eu de baisse de leur CA pour autant. Cela revient à ne pas commander les nouveautés pendant deux mois et présenter sur un temps + long les livres à vendre. En moyenne le temps de présentation d'un livre est de 40j à peine !
L'économie de papier est considérable.
Lannabi
31/01/2025 à 17:39
La surproduction est un problème. Mais pour avoir une réflexion valable sur les causes (donc les remèdes), il faudrait aussi – d’abord – s’interroger sur le phénomène des retours.
Mécanisme simple : le libraire (ou assimilé) dispose de la faculté de retourner les invendus au distributeur, qui crédite le compte du libraire puis débite le diffuseur, lequel débite à son tour le compte de l’éditeur. Ce dernier paie donc la note finale (rembourse le libraire). Les modalités de retour, calquées sur le mécanisme de la presse, sont normalement encadrées, mais ont été peu à peu (en fait, assez vite) dévoyées par leurs bénéficiaires.
Conséquence : l’éditeur qui voit son solde diminuer, n’a qu’une idée en tête : le reconstituer. Comme il y a peu de chance que le libraire recommande le mois suivant le livre qu’il vient de retourner, l’éditeur tente de lui en vendre un nouveau : une nouveauté. Et voilà le mécanisme inflationniste mis en route.
Pour rappel, la faculté de retour était accordée (oui, il fallait l’accord de l’éditeur) quand le libraire avait été approvisionné “d’office” (ce qu’on appelait justement l’office). Et le libraire ne pouvait retourner qu’après avoir gardé le livre un certain nombre de mois, et pas au-delà d’un certain délai (je ne me souviens plus du nombre). Et le livre devait être en bon état, neuf ou quasi. Vers 2003, pour raisons économiques, les libraires (ou assimilés), se sont mis à retourner tout et n’importe quoi, sans respecter ni les délais ni l’état des livres. Les libraires refaisaient ainsi leur trésorerie. MAIS, le plus important, c’est que les retours ne concernaient plus seulement les ouvrages reçus “d’office”, mais aussi ceux commandé librement par le libraire, et même les réassorts. On était alors loin de la faculté accordée pour cause d’office, et on y est toujours. Or, l’office stricto sensu ne concerne plus que les toutes petites librairies, disons les “points de vente” dont le livre n’est pas le principal produit en vente. Les autres, petits ou grands, se sont grandement professionnalisé et n’ont pas de contrats d’office avec les grands distributeurs. Ils ne sont donc pas concernés par l’office.
SI vous voulez vous amuser, racontez le système du retour à un chef d’entreprise, petit ou grand, épicier de quartier, agriculteur ou industriel de la machine-outil (peu importe en fait), vous verrez leur regard incrédule. Il faudra répéter pour qu’ils comprennent qu’en France, on peut, de son plein gré, commander un produit pour le revendre et, soit qu’on ne l’ait pas vendu assez vite, soit qu’on ait simplement besoin de trésorerie, on le retourne à l’envoyeur qui, bon prince, vous le rembourse.
Je vous laisse méditer tout cela et réfléchir à l’avenir du livre en France…