Dans les récits de fiction, les maisons hantées ne se contentent jamais de faire simplement partie du décor : elles sont des lieux de mémoire, des labyrinthes émotionnels et parfois même des entités vivantes qui incarnent les peurs, les secrets et les blessures des personnes qui les habitent. Dans Carcoma de Layla Martínez (trad. Isabelle Gugnon), cette tradition littéraire prend une forme singulière, où la maison devient le symbole d'un héritage familial fait de douleurs et de malédictions.
Le 14/01/2025 à 09:00 par Anne-Charlotte Mariette
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14/01/2025 à 09:00
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Carcoma a pour traduction littérale « vrillette, ver à bois », puis d’un point de vue plus métaphorique « préoccupation constante et grave qui consume, vous ronge peu à peu ». Car, dans ce récit à la première personne qui alterne le point de vue entre une grand-mère et sa petite-fille, la maison ronge les âmes, elle attise la haine, la vengeance, tous ces sentiments qui vous consument petit à petit, à la manière du ver qui dévore la charpente.
Cette maison est un personnage à part entière du roman. Bâtie par un homme peu scrupuleux dont le corps a fini par pourrir en son sein, la demeure a pris en otage les générations de femmes qui vont s’y succéder. Les hommes, eux, y périssent rapidement.
Leurs âmes hantent les murs du logis, ne laissant aucun répit aux vivants. Une véritable malédiction familiale vue d’un mauvais œil par les habitants du village qui colportent toutes sortes de rumeurs saugrenues au sujet des résidentes de la demeure dans laquelle la grand-mère échange avec des Saints et des anges.
À l’image des récits de Mariana Enriquez (Les dangers de fumer au lit, Notre part de nuit - trad. Anne Plantagenet : extraits à découvrir en fin d'article), Carcoma mêle le surnaturel à une critique sociale acerbe. Chez Enriquez, l’horreur n’est jamais gratuite : elle reflète souvent les violences de classe, de genre ou les traumas historiques de l’Argentine. De même, la maison devient ici un microcosme de la souffrance transgénérationnelle et des oppressions systémiques ancrées dans une réalité tangible. Les deux autrices explorent les dynamiques de pouvoir et le lien entre l’intime et le politique, tout en tissant une atmosphère lourde et oppressante.
À la lecture, j’ai pensé au roman Mortepeau de Natalia Garcia Freire (trad. Isabelle Gugnon : extrait en fin d'article). Tout comme celui-ci, Carcoma explore les liens profonds entre le corps humain, la nature et la dégradation, avec une prose organique. Les deux œuvres utilisent des métaphores de la putréfaction (la vrillette dans Carcoma, la moisissure et les parasites dans Mortepeau) pour symboliser la mémoire et les traumatismes. Cependant, Mortepeau s’inscrit davantage dans une poétique naturaliste presque mystique, tandis que Carcoma conserve une teinte gothique plus classique.
Le recueil d’Ariadna Castellarnau, L’obscurité est un lieu (trad. Guillaume Contré : extrait... oui, en fin d'article), partage avec Carcoma une atmosphère étouffante et des récits ancrés dans la solitude. Les deux œuvres parlent des conséquences du passé sur le présent, mais Castellarnau adopte une approche plus fragmentée, où chaque histoire est un tableau. En revanche, Carcoma est un récit continu qui explore une maison comme symbole central de la mémoire et de la souffrance.
À l’instar de nombreuses œuvres de fiction, la maison est un personnage central du récit. Comme chez Shirley Jackson, la maison dans Carcoma est un espace hanté par des présences invisibles où les murs conservent les émotions et les tragédies des générations passées. La dynamique familiale oppressante dans Carcoma fait écho aux tensions des personnages de Nous avons toujours vécu au château. Cependant, alors que Jackson s’intéresse aux frontières floues entre le surnaturel et la folie, Carcoma affirme un surnaturel métaphorique.
Le récit m’a également rappelé Jean Ray et son Malpertuis dans lequel la maison devient un espace labyrinthique chargé d’éléments mythologiques. Malpertuis raconte un héritage maudit, où les secrets de famille se mêlent à des forces ésotériques. De même, Carcoma utilise la maison pour évoquer un héritage inéluctable, mais avec une portée plus intime et féministe. C’est une maison remplie de secrets qui catalyse des conflits familiaux générationnels.
Carcoma de Layla Martínez s’inscrit dans une tradition littéraire où la maison devient un lieu chargé de symbolisme à la croisée de l’intime et du surnaturel. Tout comme les récits de Marina Enriquez, Shirley Jackson ou Natalia Garcia Freire, ce roman explore les ténèbres qui hantent à la fois les espaces physiques et les psychés humaines. Cependant, Martínez se démarque par son écriture dépouillée et sa perspective féministe, qui donnent une voix singulière aux luttes sociales et aux traumatismes intergénérationnels.
En mêlant horreur gothique, réalisme social et critique des oppressions patriarcales, le roman offre une œuvre intemporelle et poignante, capable de dialoguer avec les classiques du genre tout en résonnant avec les préoccupations contemporaines. C’est une lecture indispensable pour ceux qui apprécient les récits où l’horreur n’est pas seulement un décor, mais une lentille focale pour examiner les réalités humaines.
Par Anne-Charlotte Mariette
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