À la fin du XIXe siècle, la scène littéraire française oscille entre la rigueur du naturalisme, l’onirisme du symbolisme et l’esthétisme sombre du décadentisme.. Parmi les transformations imaginées à quelques encablures du XXe siècle, l'homme de lettres, bibliophile, éditeur et journaliste français, Octave Uzanne, a annoncé la fin du livre papier, remplacé par le livre audio....
Le 13/01/2025 à 18:18 par Hocine Bouhadjera
5 Réactions | 236 Partages
Publié le :
13/01/2025 à 18:18
5
Commentaires
236
Partages
Dans un nouvelle publiée en 1894 sous le titre La Fin des livres, le personnage principal, appelé le Bibliophile, est formel : « Je ne crois pas (et le progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdit de le croire) que l’invention de Gutenberg puisse faire autrement que de tomber tôt ou tard en désuétude. »
Et de justifier cette affirmation : « L’imprimerie, qui depuis 1436 règne de façon despotique sur l’esprit humain, est, à mon avis, menacée de mort par les divers dispositifs d’enregistrement du son récemment inventés, et qui, peu à peu, iront en se perfectionnant. »
Publié dans le périodique américain, Scribner's Magazine - puis dans le recueil de 1895, Contes pour les bibliophiles, co-signé avec l'Illustrateur Albert Robida -, le texte relate une conversation entre plusieurs hommes aux disciplines variées. En partant d'une déclaration de l’Institut royal de Londres annonçant que « la fin du monde est mathématiquement certaine de se produire précisément dans dix millions d’années », ils spéculent sur l’avenir.
Le Bibliophile, qui prédit la disparition des livres, incarne la vision d’Uzanne lui-même, qui pensait que les innovations sonores mettront fin à l’imprimé, tout comme « l’ascenseur a supprimé la pénible montée des escaliers ». Si le livre papier n'a pas été remplacé, bien au contraire, L'offre et le marché des livres audios se développent bel et bien.
Octave Uzanne avait même anticipé l’une des pratiques associées à cette nouvelle façon de découvrir un ouvrage : l’écoute en mouvement. Le Bibliophile affirme que « chez soi, en marchant, en visitant des lieux, les auditeurs chanceux connaîtront le plaisir ineffable de concilier l’hygiène avec l’instruction, de nourrir leur esprit tout en exerçant leurs muscles ». On pense aussi à la démocratisation des « podcasts ».
Il décrit par ailleurs l'emploi de comédiens chevronnés pour porter ses oeuvres lues, « recherchés pour leur belle élocution, leur sympathie contagieuse, leur chaleur émouvante et la parfaite précision, la fine ponctuation de leur voix ».
Paule du Bouchet, Présidente de l’Association de Promotion du Livre Audio/Vox, s'attachait à défendre le livre audio il y a peu, auprès d'ActuaLitté. Elle en est convaincue : « La lecture orale n’est pas simplement la traduction avec d’autres moyens d’un texte écrit. » Et de développer : « Quand on pratique le livre oral, on se rend compte que ce qui se dit à travers la voix charnelle est quelque chose que vous ne percevez pas lors de la lecture silencieuse. La voix donne une autre dimension à l’oeuvre, nous fait ouïr son mystère. Une mesure que parfois même l’auteur ne sait pas qu’il l’a inscrite dans son ouvrage. Cicéron parlait du chant obscur de la voix. »
Elle confiait par ailleurs sa propre expérience : « Des textes que j’ai moi-même commis, en les entendant par la voix d’un autre, m’ont surpris jusqu’à me faire la réflexion : “Je ne savais pas que j’avais écrit ça !” Une expérience que nombre d’auteurs m’ont également rapportée. »
À LIRE - Livres audio : dans les salons, l'écoute est d'or
Octave Uzanne imaginait également que « les auteurs qui ne sont pas sensibles aux harmonies vocales ou qui manquent de la souplesse de voix nécessaire à une belle diction feront appel aux services d’acteurs ou de chanteurs professionnels pour entreposer leur travail dans le cylindre accommodant ». Ce « cylindre », décrit comme un « appareil de poche » rangé « dans un simple étui à jumelles », évoque les Walkman, iPod ou autres dispositifs portables contemporains...
Pour situer d'où l'homme de lettres parle, l'année 1894 se situe en plein cœur de la Seconde Révolution industrielle. L'électricité commence seulement à transformer les villes avec l'éclairage public et les premiers tramways électriques. Les zones rurales sont encore à l’écart de cette révolution. Le téléphone, inventé deux décennies plus tôt, se répand progressivement. Les moteurs à combustion interne s’améliorent, préfigurant l’essor de l’automobile. Les bicyclettes se développent grâce aux améliorations techniques, notamment les pneus gonflables.
Côté communication, la presse écrite prospère grâce aux progrès de l’imprimerie, tandis que des technologies comme le phonographe d'Edison, inventé en 1877 seulement, popularisent les premiers enregistrements sonores. En 1894, les frères Lumière préparent leurs premières projections publiques, qui auront lieu un an plus tard. Les révolutions du XXe siècle sont en germes, mais non encore advenues.
Après avoir encore imaginé, entre autres, des « kinétographes », projetant sur écran des scènes fictives ou factuelles pour répondre au besoin croissant d’images, il conclut : « Ce ne sera pas de l’art, il est vrai, mais au moins ce sera la vie. »
Aujourd'hui, le livre audio est largement considéré comme un complément à la lecture, perçue comme une pratique plus noble. Malgré l’augmentation constante des utilisateurs, avec une accélération ces dernières années, des préjugés persistent sur le médium, jusqu’à y voir une forme de paresse...
Paradoxalement, c'est un attachement ancien à l’oralité qui a retrouvé une vigueur avec les outils de la modernité. Au Moyen-Âge, la lecture silencieuse était mal vue par la société. Les premières inscriptions gravées sur les vases grecs étaient destinées à être lues à voix haute, s'adressant directement à une personne vivante. La lecture silencieuse est une pratique intrinsèquement liée à l’invention de l’imprimerie.
Malgré tout, l’attachement au livre papier reste profondément ancré chez de nombreux lecteurs. Objet tangible, il offre une expérience sensorielle : le poids entre les mains, l’odeur du papier, le bruit des pages que l’on tourne. Pour beaucoup, il incarne une connexion intime avec la lecture, un moment d’évasion déconnecté des écrans, justement. Un symbole de pérennité et de patrimoine également, quasi une expression d'affects conservateurs.
À LIRE - La Bookcassette, support de lecture inédit venu d'Argentine
En 2024, selon une étude Opinion Way commandée par Audible, 57 % des Français ont déjà écouté un contenu audio, et 45 % l’ont fait au cours des 12 derniers mois. L’écoute de livres audio concerne 33 % des sondés, en hausse de 2 points par rapport à 2023. Les jeunes de 15 à 19 ans se démarquent, entre autres, avec 63 % ayant écouté un livre audio (+6 points en un an), et 41 % au cours de l’année écoulée.
55 % des auditeurs utilisent des contenus audio en mobilité, dont 64 % parmi les auditeurs de livres audio (+2 points), avec 25 % en voiture ou dans les transports. Les smartphones et tablettes sont privilégiés par 69 % des auditeurs de livres audio. Enfin, 64 % des sondés les voient comme complémentaires aux livres papier et numériques, et 42 % estiment qu’ils les incitent à lire davantage.
D'après le Syndicat national de l'édition (SNE), en 2024, le livre numérique en France a généré un chiffre d’affaires de 283 millions €, représentant 10,1 % des revenus totaux de l’édition (2,796 milliards €), en léger recul de 0,77 % par rapport à 2022. Le segment Professionnel/Universitaire reste dominant avec 185,9 millions € (44,52 % du total, -4,61 %), suivi du Scolaire (41,03 millions €, 13,83 %) et de la Littérature (37,71 millions €, 6,01 %, +14,51 %).
L’Édition grand public (jeunesse, BD, pratique, etc.) atteint 18,37 millions €, en baisse de 1,28 %. Les ventes d’ebooks passent principalement par des bouquets et portails (69,7 %) ou des téléchargements et services de streaming (28,6 %), tandis que les supports physiques (CD, DVD, clé USB) ne représentent que 0,7 %, et les applications, 0,9 %.
Crédits Image : Scribner's Magazine vol.16. Domaine Public
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
5 Commentaires
Olivier CARPENTIER
14/01/2025 à 11:57
Bravo pour cette article, la nouvelle d'Octave Uzanne que vous évoquez est une vraie merveille, à la fois prémonitoire et fantaisiste. Il est justement disponible gratuitement en version audio sur la plateforme Book d'Oreille : https://bookdoreille.com/la-fin-des-livres
Jean Drogo
14/01/2025 à 15:31
Ce que ne voient pas, ne comprennent pas ces prédiseurs de bonne aventure, c'est que les choses ne disparaissent jamais, elles coexistent. L'ascenseur n'a pas signé la mort de l'escalier, le sms la fin de la carte postale, l'intelligence artificielle la disparition de la bêtise naturelle...
A sa décharge, cet illustre inconnu, qui grâce à Actualitté l'est moins que jamais, inconnu, a écrit une bien belle chose sur la nuance entre le "lire" et le "dire". Fort heureusement, il l'a écrite. Il n'a pas tout misé sur le nouveau cheval. La postérité lui en sait gré.
Verba volant, scripta manent.
Ollivier du Val
14/01/2025 à 20:05
Très intéressant article. Je n'ai pu m'empêcher de faire le lien avec la liseuse. Eh bien entre un livre audio et une liseuse, il n'y a pas photo, si je puis dire.
De même entre lire un article scientifique posté sur arXiv et un exposé you tube.
Le son l'image offrent à coup sûr un supplément d'âme.
J'ai à l'esprit un livre audio "la morte amoureuse" de Théophile Gautier. J'ai vraiment été transporté par cette œuvre bien plus que si je l'avais lu sur un support papier (et je ne parle pas de liseuse, c'est le mot de 5 lettres qui convient à ce genre de gadget).
Car le livre papier reste infiniment supérieur à son ersatz numérique. Qu'Elon Musk le veuille ou non.
Et maintenant, je me propose de jouer mon Albert Robida. Le XXII ème siècle verra la fin de l'avion infiniment bruyant, nécessitant des kilomètres de tarmac, inconfortable, usant la résistance physique en provoquant le décalage horaire, et pour les supersoniques, déglinguant la couche d'ozone. Le XXII ème siècle verra le retour des dirigeables et autres zeppelins, gonflés à l'hélium et à l'hydrogène, ce dernier alimentant des piles à combustible pour propulseurs électriques.
Il n'est pas interdit d'être cool punk non ?
Bien amicalement Ollivier Du Val.
Aurelien Terrassier
15/01/2025 à 09:45
Octave Uzanne est certainement un visionnaire. Cela dit l'audio-book existait déjà en format cassettes il y a quelques décennies déjà même s'il y en avait pas autant qu'aujourd'hui avec les plate-forme sous forme dématérialisé. Tant qu'au livre, il reste unique et je suis d'accord avec Olivier de Val. Il pourrait en effet sans doute connaître des évolutions via des led, des modules audio pour des podcasts (il existe déjà des livres interactifs pour enfants depuis quelques décennies).
Marc Lejeune
24/01/2025 à 12:12
Déjà en 1894 Yann Moix prédisait l'élection de hanouna à la présidentielle de 2027
dur pur génie comme on fait plus