Audrey Richaud, traductrice polyvalente de l'italien et assistante d'édition, s'est lancée cette année dans un défi de taille : « Traduire l'intraduisible ». Elle nous raconte son travail sur J’voulais naître gamin, le roman de Francesca Maria Benvenuto, empreint des riches expressions napolitaines de son autrice (Liana Levi, 2024).
Le 13/01/2025 à 11:45 par Federica Malinverno
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ActuaLitté : Comment le livre est-il arrivé entre vos mains ?
Audrey Richaud : J'ai reçu un appel de Cristina Piovani des éditions Liana Levi, me disant qu’elle avait déniché un texte que la maison aimerait potentiellement publier en français. C’était un texte en italien, mais truffé de mots et expressions appartenant au dialecte napolitain – pas du napolitain pur, mais la langue était très particulière.
C'est assez rare, car généralement, les éditeurs sélectionnent le traducteur après avoir acheté les droits d’un ouvrage, tandis que dans ce cas de figure, j’ai été sollicitée avant même que la maison d’édition française ne se positionne auprès de l'agent.
Les éditrices ne voulaient pas risquer d’acheter un livre qui aurait perdu tout intérêt en français, dans la mesure où celui-ci, dans le cas de ce roman, réside en grande partie dans la voix narrative.
Elles m’ont ainsi demandé de traduire une dizaine de pages, ce qui a été très amusant pour moi. J'ai disposé de quelques jours pour le faire, puis la maison a finalement décidé de ne pas faire d'offre. J'étais déçue, car j’avais lu entre-temps l’intégralité du roman et avais eu un vrai coup de cœur. L’histoire ne s’est toutefois pas arrêtée là.
À ma grande surprise, on m’a rappelée une semaine plus tard : le cas intriguait, la maison s’était positionnée. On m’a confié cette traduction en précisant que mon essai n'était pas complètement convaincant, car je pouvais aller beaucoup plus loin en termes de langue. J’ai donc compris que pour moi, le réel challenge de cette traduction serait de trouver la voix du texte, si particulière en italien. Voilà comment ce texte est arrivé entre mes mains.
Chaque livre a donc son histoire…
Audrey Richaud : Oui, et même si mon extrait ne les avait pas convaincues, les éditrices étaient persuadées que cette traduction m’irait comme un gant. J’étais touchée et flattée, mais je me suis mis la pression, sachant que l'autrice vit à Paris depuis plus de dix ans et qu’elle possède la nationalité française.
Quelle a été votre relation avec l’autrice ?
Audrey Richaud : L’autrice travaille en français, elle est avocate pénaliste, et utilise donc la langue pour s'exprimer, pour convaincre, pour défendre. Je ne l'ai pas rencontrée avant d’avoir achevé le premier jet, que j'essayais de faire le plus abouti possible, pour ensuite passer à la relecture et travailler davantage sur le français.
Je dois avouer qu’à ce moment-là, j'étais un peu bloquée : je n'avais pas forcément de questions sur la traduction de certaines expressions, car j’avais demandé à des amis napolitains, mais mon texte était trop « propre ». Quand Francesca [Maria Benvenuto, l’autrice, NdR] et moi nous sommes rencontrées, nous étions toutes les deux très stressées. La France est son deuxième pays, et la traduction française avait une grande valeur affective pour elle.
Puis finalement, c'est elle qui m'a aidée à aller encore plus loin. Elle m’a mise très à l’aise et m’a dit : « Pour moi, la traduction est un art, c'est un travail à part. Je ne peux pas m’autotraduire, donc je te fais confiance. Zeno, le protagoniste du roman écrit comme il parle. C'est une langue complètement inventée. Vas-y, lâche-toi. »
C'est vraiment ce qui m'a permis de trouver, définitivement disons, la voix qui pour moi correspondait à ce que j’entendais dans la voix italienne. Ma rencontre avec Francesca m'a enlevé une sorte de pression et donc de limite. De retour face à mon fichier Word, je me suis dit : Tu t’es amusée ? Eh bien maintenant, tu vas encore plus t'amuser.
J’avais eu jusque-là une certaine pudeur, de la retenue. Ce type de traduction relève tellement du parti pris que j'avais besoin de me sentir en confiance, de sentir que l’autrice ne me bridait pas et serait en phase avec ma proposition.
Comment peut-on recréer une langue inventée en traduction ? En travaillant à quels niveaux ?
Audrey Richaud : J'ai travaillé à plusieurs niveaux. Comme c'était une langue qui n'existait pas en italien, je me suis dit que j’étais libre de recréer quelque chose, une bizarrerie, une langue mouvante, qui n’existait pas non plus nécessairement en français.
Par exemple, je n’ai pas cherché à établir d’équivalences trop strictes entre le napolitain et un régionalisme français ou un parler – je pense notamment au provençal ou au parler Marseillais – pour ne pas enfermer le texte dans un cliché.
Le roman se déroule à Naples, au sud de l’Italie donc, et conserver une cohérence spatiale restait toutefois primordial : malgré ma volonté de recréer une langue bariolée, je ne pouvais pas faire parler Zeno comme un Ch’ti. Les expressions que j’ai choisies viennent donc dans leur quasi-totalité du sud de la France.
Le respect d’une cohérence temporelle a également joué un rôle dans mes choix de traduction. Le texte ne se passe pas à notre époque, je ne pouvais donc pas utiliser, par exemple, du verlan ou autres expressions trop modernes, je vérifiais à chaque fois.
Le respect de ces indicateurs spatio-temporels m’a aidée à établir des règles tout au long de mon travail, à recréer une cohérence dans l’incohérence, tout en me laissant l’espace nécessaire pour jongler avec la langue. C’est un texte que j'ai pris énormément de plaisir à traduire.
Ce texte me semble poser plusieurs défis, notamment par rapport à la traduction du dialecte et des régionalismes, ainsi que de l’oralité. Comment avez-vous travaillé sur ces questions ?
Audrey Richaud : Ce sont des questions qui reviennent souvent en traduction et qui nous ramènent à comment traduire l'intraduisible. Ce texte comporte un gros enjeu linguistique, c’est un texte fort. On l'apprécie, on veut le traduire, le rendre accessible en français. Alors comment faire s’il n’y a pas, pour les expressions napolitaines, de strict équivalent en français – comme un tavolo équivaut à une table par exemple ? Pour moi, c'est là tout l'intérêt de ce type de traduction.
C’est un défi, et j'adore ça. Traduire est un terrain de jeu, un espace à la frontière entre respect, liberté et créativité. Sans équivalents stricts, il faut trouver des solutions – et ces solutions n'auraient sans doute pas été les mêmes si ce texte avait été traduit par quelqu’un d’autre. Elles n’auraient pas été mieux ou moins bien, seulement différentes.
Je me suis en effet beaucoup demandé comment rendre cette oralité propre au texte italien. Le calque étant une fois de plus impossible, j’ai choisi de recréer des tonalités plus naturelles en français, notamment grâce aux élisions. Je sais que ce choix ne fait pas l'unanimité, car cela peut rendre la lecture plus complexe, mais les élisions restent pour moi l’un des principaux vecteurs de rythme, d’oralité, et d’humour au sein de ce texte.
Parfois, certaines images en italien n'étaient pas évocatrices pour un public français, car d’une culture à l’autre, l’imaginaire collectif est forcément différent. J'ai donc pris la liberté de déplacer certaines touches d'humour. La traduction est aussi une affaire de dosage. C'est un travail de mentaliste. On se demande sans cesse : comment faire pour rendre l'image aussi marrante en français ? On peut la conserver, la déplacer, la modifier légèrement… J'ai pris beaucoup de liberté, mais je pense qu'il y avait un réel travail à faire à ce niveau-là.
Il m’a fallu sonder les différentes façons de manipuler le français, de tordre la langue. Pour ça, je me suis d’ailleurs inspirée du travail d’autres traducteurs, notamment de la traduction de Jean-Paul Manganaro de Ragazzi di vita de Pasolini, traduit du romanaccio, qui m’a donné l’idée d’insérer les élisions.
Comment avez-vous travaillé sur le registre du texte ?
Audrey Richaud : C'est un texte qui est parfois vulgaire, brut, mais également plein d’innocence. J'ai essayé de constamment garder en tête le profil du personnage, de m'en imprégner. C'est un adolescent qui fait des fautes d'orthographe, qui ne parle pas très bien, mais qui est extrêmement touchant. C’est cet équilibre entre candeur et vulgarité que j’ai tenté de reproduire, qui fait de lui un protagoniste extrêmement attachant.
Avez-vous fait un travail sur le rythme du texte ?
Audrey Richaud : Je me revois m’asseoir sur mon canapé, manuscrit en main. Deux heures plus tard, j'avais lu tout le texte. Les chapitres sont courts, et prennent la forme de lettres rédigées par Zeno qui va souvent à la ligne. Pour moi, ce format contribue à instaurer un rythme, lui-même renforcé par une oralité omniprésente.
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Ce travail de traduction fut également très spontané : je me laissais volontiers aller aux images qui me venaient naturellement à l’esprit, et après vérification, la plupart sont restées. Autrement dit, cette spontanéité de traduction qui reflète la spontanéité de l’écriture de Zeno m’a de toute évidence aidée à respecter le rythme du texte.
Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur le choix du titre de la traduction française ?
Audrey Richaud : L’amore assaje (le titre en italien, NDR) est une expression incorrecte, même en italien. Ça signifie littéralement : « L'amour beaucoup ». J'aimais beaucoup l'expression « L’Amour à mort », car l'amour et la mort se côtoient tout au long du texte. Mais en termes de droits d'auteur, ce titre était indisponible.
Nous avons finalement opté pour « J’voulais naître gamin » afin de mettre en avant le caractère particulier du texte et l'innocence perdue du protagoniste. Le livre reste un objet destiné à la vente, qui va se retrouver sur une table parmi d’autres, et l’élision donne déjà le ton, prévient le lecteur que le texte qu’il s’apprête à lire n’est pas conventionnel. L'intégralité de la traduction est un parti pris : il était important que ce parti pris apparaisse du début à la fin.
Est-ce que cette expérience de traduction a été singulière pour vous ?
Audrey Richaud : Pour moi, toutes mes traductions sont importantes à leur manière, mais celle-ci était un véritable terrain de jeu. Il y avait également quelque chose de très régressif, car j’ai convoqué des expressions que ma grand-mère me disait dans mon enfance, que j'entendais au quotidien, et me retrouver plongée dans cette dimension, un peu comme un retour vers le passé, a constitué un terrain propice à la création d’une langue pas comme les autres.
Crédits image : © Ghislène Ghouraib_3
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 05/09/2024
160 pages
Liana Levi
18,00 €
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