Rarement un roman aura su conjuguer avec autant de force les tourments intérieurs et le chaos d'un monde en pleine décomposition. Publié en 1935, Le Sang noir de Louis Guilloux est une fresque magistrale et éprouvante, où l’écriture se fait miroir des contradictions de l'âme humaine et des fractures d’une époque à la veille du cataclysme.
À travers la figure du Cripure, un professeur de philosophie au caractère aigri et au surnom issu de Critique de la raison pure de Kant, Guilloux dresse le portrait d’un homme à la fois pathétique et tragique.
Cripure est un antihéros, à mille lieues des figures glorieuses ou rédemptrices de la littérature. Son quotidien, rythmé par l’absurdité des petites mesquineries, se déroule dans une province oppressante, envahie par les tensions de la Première Guerre mondiale. Par son dégoût de lui-même et de son environnement, il incarne le mal-être de toute une génération, à la croisee de l'angoisse existentielle et des illusions perdues.
Louis Guilloux utilise la guerre comme un bruit de fond assourdissant. Si les canons grondent à distance, leur impact sur les consciences est palpable à chaque page. Cripure se heurte à un monde en déliquescence où la grandeur d’âme semble être une relique d’un passé révolu. L’humanité qui l’entoure se perd dans la médiocrité, l’opportunisme et la peur. Guilloux capte cette atmosphère avec une écriture dense et prégnante, alternant entre ironie acérée et passages d’une poignante beauté.
Mais Le Sang noir n’est pas seulement une chronique sociale ou historique. C’est aussi une plongée dans les entrailles d’un individu déchiré. Cripure, avec ses contradictions, ses excès et ses failles, devient le prisme par lequel Guilloux examine la condition humaine. La question qui traverse tout le roman est d’une actualité déroutante : comment trouver un sens à sa vie dans un monde dénué de réponses ?
À cette interrogation, Guilloux ne donne pas de réponse univoque. Le Sang noir refuse tout dogmatisme, tout manichéisme. En cela, il reste un roman universel et intemporel. Il nous rappelle que l’humain, dans sa complexité et sa noirceur, est souvent son propre bourreau, mais qu’il porte aussi en lui une étincelle d’espoir, si faible soit-elle.
Pour qui aime les œuvres exigeantes, à la prose magistralement ciselée et aux thèmes profonds, Le Sang noir est une lecture incontournable. Louis Guilloux, par son regard aigu et son humanité tragique, nous offre une œuvre majeure, aussi sombre qu'éblouissante.
Publiée le
11/01/2025 à 10:24
Paru le 13/06/2007
631 pages
Editions Gallimard
11,10 €
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