Qui aurait cru que le tourmenté Fiodor Dostoïevski deviendrait tendance auprès des jeunes générations ? Cette question ne s'appuie pas sur quelques témoignages des réseaux sociaux : une nouvelle du maître russe, datée en 1848, s'est hissée en première position des classiques les plus vendus en 2024 de la célèbre collection Penguin Classic au Royaume-Uni...
Le 10/01/2025 à 18:09 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
10/01/2025 à 18:09
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Surtout qu'il ne s'agit pas de l'un de ses plus célèbres romans, comme Crime et Châtiment, mais d'une nouvelle finalement peu connue, Les Nuits blanches, qui s'est écoulée à plus de 50.000 exemplaires l'année dernière, chez nos amis anglo-saxons. Quel est le charme de cette œuvre relativement obscure, qui lui a permis de détrôner des valeurs sûres telles que Charles Dickens, Virginia Woolf, Jane Austen ou George Orwell ?
Peut-être avez-vous déjà deviné : la plateforme qui fait remporter les élections présidentielles en Roumanie, dit-on, TikTok. Au sein du réseau social où deux-tiers des utilisateurs ont moins de 35 ans, et un tiers moins de 25 ans, se trouve la communauté BookTok. Le principe : les lecteurs partagent des recommandations littéraires, dans un format percutant. Certains sont par ailleurs devenus de véritables influenceurs littéraires.
Outre des livres grands publics, comme la série de romans graphiques Heartstopper d'Alice Oseman, ou Jamais plus de Colleen Hoover - roman le plus vendu aux États-Unis en 2022 et 2023 -, des classiques de la littérature ont également profité de la viralité de BookTok. Jane Austen et son roman Persuasion a, par exemple, inauguré le TikTok Book Club, club de lecture 2.0, qui met en valeur un livre chaque mois.
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Une vidéo BookTok, avec en fond du Frank Sinatra en mode Strangers in the Night, et la couverture des Nuits blanches, a été vue 1,6 million de vues... Une autre, qui monte à 3,7 millions de vues, présente la célébrité des médias sociaux littéraires Jack Edwards s'extasiant sur la façon dont la nouvelle est « l'un des livres sur l'amour les plus dévastateurs que j'ai jamais vécus... il a réchauffé mon cœur puis l'a brisé en tout petits morceaux », relaie le Financial Times.
Il ne va très loin dans l'analyse du beau récit d'un Dostoïevski de 26 ans, mais la viralité semble à ce prix : une autre vidéo TikTok, où un lecteur argumente plus sobrement que Les Nuits Blanches ne parle pas, en priorité, d'amour non partagé, mais porte une critique de l'idéalisation, n'a réuni que 100.000 internautes. Soit rien, à l'échelle de TikTok...
Malgré tout, des qualités spécifiques du livre ont dû toucher un nombre important de TikTokeurs, par-delà la creuse communication.
Un jeune homme solitaire à Saint-Pétersbourg, lors d'une série de promenades nocturnes, fait la rencontre inattendue d'une femme nommée Nastenka. Ensemble, pendant quatre nuits magiques où la ville semble suspendue hors du temps, ils partagent leurs rêves et désillusions, jusqu'au retour à la réalité implacable... La nouvelle raconte le romantisme de la jeunesse, la mélancolie de la solitude urbaine, et la souffrance qui suit toujours les illusions.
Les doomers est un autre nom qu'on aime à affubler aux jeunes, surtout nés après 2000. Un doomer est une personne convaincue que les problèmes mondiaux, de l'environnement aux tensions politiques, entraîneront l'effondrement de nos civilisations, voire l'extinction de l'humanité. Plus généralement, cet état de dooming peut être lu comme le reflet de conditions objectives de vies insatisfaisantes : entre difficulté à trouver un logement décent, à se connecter avec une personne de l'autre sexe, ou à ses sembables, dans nos grandes villes. Mais aussi à supporter une société de plus en plus mercantile.
Le personnage de la nouvelle de Dostoïevski est finalement un no-life, un nerd, qui a « tout à fait perdu l'habitude des femmes... Je ne sais même pas comment leur parler ». Beaucoup de jeunes hommes, qui ont grandi à l'ère numérique, s'identifieront à cette situation. Le personnage de Dostoïevski finit dans la friend zone... Enfin, la nouvelle fait à peine plus de 100 pages... avec le faible prix qui va avec.
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Cependant, ce texte n'est pas une exception dans l'œuvre de Fiodor Dostoïevski. Au cours des dernières années, Penguin a également observé une croissance des ventes pour d'autres livres de Dostoïevski, y compris son roman le plus dense et le plus complexe, Les Frères Karamazov, dont les ventes ont presque triplé depuis 2020, à l'instar de Crime et Châtiment. Rappelons que ces deux romans, avec L'Idiot, ce sont pas loin de 1000 pages à chaque fois...
Dostoïevski semble être la voix idéale pour une partie de la génération Z, correspondant bien avec sa sensibilité tourmentée.
Crédits photo : Domaine public
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 23/02/2023
112 pages
Editions Gallimard
3,00 €
3 Commentaires
Félix
11/01/2025 à 18:06
Cela ne me surprend nullement, puisque cela avait été aussi le cas avec les générations précédentes, notamment celle dite des "Baby Boomers", née dans les années 1960. En effet, qui na pas connu les nouvelles oniriques de Dostoïevsky, parlant de "l'intemporalité du monde", de la réalité illusoire et transcrite dans les adaptations d'un Robert Bresson ("Quatre nuits d'un rêveur") et celle surtout de Luchino Visconti, film franco-italien de 1957, avec de très grands acteurs comme Marcello Mastroianni, Jean Marais et Maria Schell?
Anna
13/01/2025 à 15:53
Pour info, je viens de visionner la dernière vidéo YOUTUBE de l'influenceur littéraire britannique Jack Edwards, mentionné dans cet article, où il concluait son "programme pour l'année 2025" en disant qu'il s'est récemment beaucoup auto-censuré en raison de l'impact psychologique de la (minorité, il le précise bien) de commentaires haineux et de critiques sévères reçues et entend y prêter moins attention.
Parmi ces critiques, l'idée que : "les shorts Youtube ou Tiktok ne permettent pas de parler convenablement de littérature" (mais sur des vidéos longues où il donne son avis en détails... d'autres critiques auront toujours quelque chose à redire, aussi). Or, il le dit, comme vous le dîtes aussi : cela permet de toucher un certain public. Qui ensuite ira peut-être voir ses vidéos plus longues sur Youtube et découvrir les recommandations d'autres booktubeurs et booktubeuses, dont les plus jeunes, il est vrai, recommandent pas mal de littérature contemporaine assez nettement marquée par le marketing des maisons d'édition, mais dont les un peu plus âgées (pas bien loi des recommandations algorithmiques) lisent des "classiques", y compris les "pavés" russes ou autres (il y a eu un nouvel engouement récent et international pour le comte de Monte Cristo *avant* la sortie de la dernière adaptation ciné ; Jane Austen est une autrice très populaire aussi, y compris chez les très jeunes lectrices plutôt connaisseuses de "romances").
Et en effet "Les Nuits blanches" apparaissait un peu partout, tout au long de l'année, dans les vidéos des créateurices de contenus littéraires francophones et anglophones que j'ai pu "consommer".
perkeo
21/01/2025 à 09:52
Étonnant. La grossière propagande anti-tout-ce-qui-est-russe a échoué auprès des jeunes, apparemment. Peut-être parce qu'elle était imaginée par des personnages décrépits qui croient qu'on est encore en 1950. S'il fallait poubelliser la culture de tous les peuples dont les gouvernements se sont lancés dans des actions meurtrières, il n'y aurait plus rien à lire.