Une photo du tableau L'Origine du monde, de Gustave Courbet, fut diffusée par une artiste danoise en février 2011 sur Facebook. Le post provoqua une vive polémique : le compte de l’utilisatrice fut désactivé illico, en représailles. Or, à l’image du test mis en place par le mathématicien et logicien britannique Alan Turing, l'écrivain David Camus pose la question : les réseaux sociaux réfléchissent-ils ?
Le 08/01/2025 à 14:53 par David Camus
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08/01/2025 à 14:53
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Tout a commencé sur Mastodon, lorsqu’un contact m’a interpellé au sujet de ma récente présence sur Substack, m’expliquant : « Je n’y suis pas, parce qu’ils défendent la liberté d’expression des nazis. » Je suis donc allé lire l’article de Numerama qu’il partageait avec moi, et m’interrogeait sur ma présence sur Substack, moi qui refusais d’être sur X, ou Facebook, ou Instagram, en raison des choix politiques et éditoriaux de leurs propriétaires.
Tout cela m’inspira une expérience : tester la modération de quelques plateformes face à l’art, en me servant du fameux tableau de Courbet, L’Origine du monde, comme révélateur.
Ce tableau, peint par Gustave Courbet en 1866, n’a cessé de nous amener à nous interroger sur notre rapport à la censure et à la liberté d’expression artistique.
D’abord caché derrière un rideau vert chez son premier propriétaire, puis soigneusement dissimulé derrière un cadre à double fond pendant des années chez Jacques Lacan, il fait aujourd’hui partie des collections du musée d’Orsay. En 2011, Facebook en censurait encore les reproductions photographiques, provoquant un débat juridique avec un utilisateur français. Cette histoire de censure et de visibilité en fait un test particulièrement pertinent pour évaluer la maturité (ou le laxisme) des plateformes numériques.
En 1950, Alan Turing proposait son test célèbre sur l’intelligence artificielle : si une machine peut converser avec un humain sans que celui-ci puisse déterminer sa nature artificielle, elle peut être considérée comme « intelligente ».
En 2025, je propose le « test de Courbet » : si une plateforme censure L’Origine du monde tout en tolérant des discours à caractère haineux, elle échoue à démontrer une intelligence sociale et artistique fondamentale.
Mardi 7 janvier 2025, en début d’après-midi, j’ai donc posté ce tableau sur trois plateformes – Substack, Bluesky et Mastodon. Dix heures après, les résultats sont révélateurs de leurs philosophies respectives. Je n’ai pas effectué ce test sur X, Facebook et Instagram, n’étant pas présent sur ces plateformes et ne souhaitant pas l’être.
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Les lecteurs qui y sont actifs sont invités à réaliser ce test et à partager leurs résultats. [Ndlr : en outre, la relation conflictuelle entre le tableau de Courbet et les outils de Meta est déjà amplement documentée]
Je procède à un test - que j'appelle "le test de Courbet". N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez. www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/l... #test #art #courbet #orsay
— David Camus 🇺🇦 (@davidcamus.bsky.social) 7 janvier 2025 à 13:08
[image or embed]
Ok, déjà un premier résultat du test : sur Bluesky, le tableau vient d'être caché (pas par moi) par le message "contenu pour adultes" Okay, first test result: on Bluesky, the picture has just been hidden (not by me) by the message “adult content”.
— David Camus 🇺🇦 (@davidcamus.bsky.social) 7 janvier 2025 à 14:15
[image or embed]
Sur Mastodon, non seulement le tableau n’a pas été censuré, mais il a suscité quelques réactions amusées (et amusantes), et curieuses de voir le résultat. Sur Substack, il est resté visible et a même reçu un « like » (mais j’ai très peu de subscribers). Quant à Bluesky, son système de modération s’est révélé le plus sophistiqué : le contenu est automatiquement marqué « pour adultes », mais chaque utilisateur peut ajuster ses paramètres pour voir ou masquer ce type de contenu, comme dans un musée qui préviendrait ses visiteurs avant une salle particulière.
Cette approche contraste avec celle de Facebook en 2011, qui pratiquait une censure pure et simple. Censure qui me conduisit, à l’époque, à me désinscrire de cette plateforme.
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Aujourd’hui, ce test m’aide à choisir mes plateformes. Si une plateforme tolère (je ne dis pas « promeut », comme le font X et Meta) au nom de la « liberté d’expression » (à l’anglo-saxonne) la désinformation ou des discours froissant ma sensibilité, mais ne m’oblige pas à y être exposé, et ne censure pas « L’Origine du monde », alors cette plateforme est — peut-être — pour moi.
Ce qui ne signifie pas qu’elle soit pour vous ; chacun son degré de sensibilité politique, culturelle, etc. On a aussi le droit de faire le choix de ne pas être exposé à certains contenus, comme on souhaite être laissé tranquille lorsqu’on discute entre amis dans un café. Personne n’a envie d’être enquiquiné par le pochetron du coin.
Ce test de Courbet n’est évidemment qu’un indicateur parmi d’autres pour évaluer une plateforme. D’autres critères entrent en jeu : la qualité des contenus, la pertinence des discussions, la transparence de la modération, ou encore la protection des données personnelles.
Cependant, il révèle quelque chose d’essentiel : la capacité d’une plateforme à gérer la complexité culturelle et à respecter à la fois la liberté d’expression artistique et le choix des utilisateurs de gérer leur exposition aux contenus sensibles. Et si vous voulez discuter de tout cela, et n’êtes pas choqué.e par un admirateur de L’Origine du monde, vous savez où me trouver.
Retrouver David Camus sur Substack. (Pour Frédric, remerciements !)
Le test de Turing évalue la capacité d’une machine à imiter l’intelligence humaine de manière indiscernable pour un observateur humain. À ce titre, il représente un outil majeur dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) qui reproduit ainsi des comportements intelligents, et non une capacité à penser comme un humain.
Dans son fonctionnement, le test de Turing met en scène un interrogateur humain, un humain, et une machine, les deux derniers étant cachés et communiquant uniquement par écrit. L'interrogateur doit déterminer qui est la machine, tandis que celle-ci tente de se faire passer pour humaine. Si l'interrogateur ne distingue pas la machine de l'humain, la première réussit le test, prouvant sa capacité à copier l'intelligence humaine.
Les limites en sont toutefois connues : il ne mesure pas réellement la compréhension ou la conscience de la machine, mais sa capacité à singer les réponses humaines. De même, cette approche ne prend pas en compte d’autres formes d’intelligence, comme la créativité, les émotions ou la perception. Enfin, passer le test ne signifie pas nécessairement que la machine est consciente ou qu’elle possède une intelligence comparable à celle de l’humain.
Illustration : Gustave Courbet, Le désespéré, 1843-1845
Par David Camus
Contact : contact@actualitte.com
13 Commentaires
Gaucho Marx
08/01/2025 à 19:11
La censure, et cet article l'illustre en partie, c'est comme la chasse.
Il y a les bons censeurs (de gauche) et les mauvais (de droite).
Anna
08/01/2025 à 23:26
Pourriez-vous refaire le même test avec "L'origine de la Guerre", d'Orlan ?
En effet, comme vous le reconnaissez presque en fin de texte, curieux de choisir comme "ligne rouge" la censure ou non de la nudité féminine, et non pas les propos antisémites, islamophobes, xénophobes, misogynes, LGBTphobes et la désinformation. (Ou la cruauté envers les animaux... je fais référence à un meme).
Cet article est l'occasion pour moi de mentionner que j'ai récemment été surprise de voir, sur le site internet d'une bouquinerie proche de chez moi ajoutant les photos des derniers livres récemment parvenus dans leur stock, deux couvertures de livres censurées d'un carré noir :
Une illustration d'un corps féminin à la poitrine nue (dans un style dessiné, non réaliste d'ailleurs)
Une croix gammée, sur un ouvrage dénonçant le nazisme et ses conséquences.
J'ai hésité sur le moment à poser la question par mail, j'y ai renoncé. Mais je me demande : sur le site "personnel" d'indépendants ayant une bouquinerie depuis des décennies, dont la page recensant les photos des ouvrages disponibles depuis peu n'est PAS repostée sur Facebook, X ou compagnie, pourquoi ce choix de la censure de la nudité féminine et de croix gammées, alors qu'ils vendent des ouvrages de politiques d'extrême droite (type De villiers). Des idées ?
Gaucho Marx
09/01/2025 à 07:56
C'est tout simple. La représentation publique de la nudité ou de signes nazis est réglementée.
Quelle loi voudriez-vous invoquez pour cacher tout ou partie de Memoricide par exemple (où on n'y voit que le buste de De Villiers) ?
Désolé de vous décevoir si tôt dans l'année, mais la loi selon laquelle les opinions qui ne vous plaisent pas, ou plus généralement ne plaisent pas à la gauche, doivent être interdites, n'a pas encore été votée par le Parlement.
Anna
09/01/2025 à 13:13
De quelle(s) loi(s) parlez-vous ?
David Camus
09/01/2025 à 10:33
Bonjour Anna,
Merci pour votre commentaire et votre suggestion. En effet, le test que vous proposez mérite d’être tenté. Je vais faire ça. (Attention, cela dit : je ne ferai ce test que sur les 3 réseaux où je suis. Aucune envie de m’aventurer en terres facebookiennes ou X.)
Cordialement
David Camus
David Camus
09/01/2025 à 14:09
Re-bonjour Anna,
j'ai donc refait le test avec "L'Origine de la guerre". Seule différence avec "L'Origine du monde" : sur Substack, "L'Origine de la guerre" est occulté, alors que ça n'avait pas été le cas avec "L'Origine du monde".
Sinon, comme précédemment, Bluesky occulte automatiquement "L'Origine de la guerre", et Mastodon (du moins, l'instance @imaginair.es) le laisse tel quel.
Bien à vous,
David
Anna
09/01/2025 à 16:36
Merci !
Intéressant. "L'Origine du Monde" est évidemment bien plus connu que le tableau d'Orlan, mais ils sont si similaires que l'on pourrait s'attendre à ce qu'humains comme machines voient immédiatement qu'un traitement différencié pose question.
David Camus
09/01/2025 à 18:45
Je suis bien d'accord, et je trouve ça décevant, voire blessant - en tout cas discriminatoire. Mais comme vous le dites, "L'Origine du monde" doit être enregistré dans la plupart des bases de données des réseaux comme une oeuvre d'art, représentant "une nudité non sexuelle" (l'expression n'est pas de moi). Autre nouveauté : Linkedin a supprimé, tout simplement, mon post relatant ce test et renvoyant à cet article d'Actualitté illustré par "L'Origine du monde"...
Marie
09/01/2025 à 07:11
Personne, diable merci, n'est obligé de s'abonner à un réseau dit social. Encore heureux !!
ANNE MARIE
09/01/2025 à 10:47
Je ne résiste pas au plaisir de vous rappeler qu'il y a 20 ans Google avait censuré une réédition du texte de Jules Cesar intitulé "La Guerre des Gaules"
Albert1954
09/01/2025 à 11:38
L'IA arrive à un degré de sophistication qui réduit l'essence du sujet à des questions philosophique.
Quid d'une IA imitant à la perfection l'empathie et agissant concrètement en conséquence.
Exemple et cas d'école illustré par la fameuse scène du film I.Robot (vieux de 20ans déjà =) où lors d'un accident un robot ayant le choix de sauver 2 personnes : un homme adulte et un enfant , va choisir l'homme parce que l'analyse lui confère de meilleure chances objective de survie , là où "évidemment" un intervenant humain aurais fait le choix plus moral de tenter de sauver l'enfant , et ce au risque majoré de la perte des 2 victimes.
En pratique aujourd'hui et dans le futur , une IA de pointe tournant sur des ordinateurs quantique ne ferais/fera plausiblement pas la même erreur, possédant également la capacité à prendre en compte dans son diagnostique, ce type de paramètres supplémentaire .
Il ne faut donc probablement plus considérer l'IA comme la résultante d'un assemblage de composants électronique ne produisant au final que des 1 ou des 0 ,mais plutôt comme un outil d'extension cognitive exponentielle aux capacités humaines.
De même qu'il serais réducteur de ramener une toile de maître à simplement l'étalage de peinture sur une toile à l'aide d'un pinceau ; ces 3 composants n'étant que les outils permettant la création bien humaine donc au final.
Alors où est le choix philosophique ?
Le fameux tableau de Courbet n'est ou n'est pas considéré comme de l'art par les humains bien et ce bien avant l'IA !
Pour certains ce n'est que de la pornographie déguisé (ou pas d’ailleurs =)
Pour d'autres un manifeste politique de la liberté d'expression et /ou de l'anticléricalisme.
Pour d'autres encore simplement du racolage médiatique. (et oui en 1866 aussi on faisais le buzz !)
Et l'ensemble sous prétexte avéré ou non d'une simple "ode à la beauté du corps féminin".
Alors avant que les I.A puissent se mettre d’accord il faudrait déjà que les humains le soient non ?
Parce que l'on part ici du pré supposé que si le tableau est considéré comme pornographie il doit être censuré n'est ce pas ?
Ce qui pose plus en avant la question de quel contenu est moralement considéré acceptable et du fondement de la liberté d'expression.
Le choix est donc à bien des égard personnel à tout un chacun.
En tant que libertaire con-vaincu mon point de vue est que la censure revient en pratique à simplement cacher la poussière sous le tapis.
Cacher les problèmes est bien la dernière chose qui permet d'y faire face et de les résoudre.
C'est donc aussi bien valable pour les contenus sous le niveau de la ceinture que les contenus politique ,voire violents ou même ultra violents car ils ne sont que la conséquence des actes de notre humanité .
Et c'est donc bien aux causes de ces conséquences qu'il faut chercher les solutions.
Évidemment la tâche est abyssale donc en attendant on continue à balayer sous le tapis...
(un joli tapis tout public & à motif tout à fait politiquement correct )
Bonne journée
Cdlt.
David Camus
09/01/2025 à 11:59
Bonjour Albert1954,
Et merci pour votre commentaire.
Votre comparaison avec la scène d' « I, Robot » (très bon film, soit dit en passant) est intéressante, mais je me permettrais de la nuancer. Le dilemme du tramway, dont cette scène s'inspire, n'a pas de « bonne réponse » en soi – c’est bien le problème, et c'est justement ce qui en fait un dilemme éthique fondamental. Le robot ne fait pas nécessairement une « erreur » en choisissant l'adulte selon des critères probabilistes. On pourrait même argumenter qu'un humain faisant ce choix en fonction de critères émotionnels (sauver l'enfant) n'est pas nécessairement plus « moral ». Enfin, tout l’intérêt réside dans le débat – mais moi j’aurais fait le même choix que l’IA, si sauver l’enfant implique de tuer deux personnes de plus. (J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.)
Bien à vous,
David
Gaucho Marx
09/01/2025 à 12:58
Dilemme du tramway...
La question se pose de manière aiguë avec le véhicule autonome.
Comment programmer la réponse du logiciel qui pilote l'auto face à un tel choix ?
Il paraît que selon les pays, et leur culture, les réponses sont globalement différentes. Bonjour la normalisation industrielle !
Dernière difficulté : imaginons que le VA choisisse de se précipiter dans le décor en tuant son propriétaire-passager plutôt que d'écraser 5 enfants (1 vie contre 5, il y a pas photo)... Qui voudra bien acheter un tel engin ?