De livre en livre, Frédéric Beigbeder se surpasse. Plus il écrit, plus il se parfait. Ce nouveau roman de non-fiction, Un homme seul (Grasset), est stupéfiant. Saisissant. Exceptionnel. Exceptionnel car dense, touffu, intense, audacieux, protéiforme, passionnant, émouvant, sensible, très stylé. Beigbeder mène l’enquête et fait mouche ! L’étude et la recherche sur ce père complexe méritent tout notre respect !
Le 06/01/2025 à 10:59 par Laurence Biava
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Publié le :
06/01/2025 à 10:59
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Devant une telle force de frappe, devant un tel hommage romanesque fut-il subjectif, comment rester de marbre ? Roman d’investigation, roman à thèses et d’aventures, Un homme seul nous entraîne dans la vie incroyablement sinueuse, un peu triste, très tumultueuse et assez extraordinaire de Jean-Michel Beigbeder, décédé en 2023. Frédéric, « l’écrivain de la famille », dresse un portrait héroïque de ce papa à la fois connu (de tous) et méconnu (de ses fils) pour lequel il a éprouvé longtemps des sentiments ambivalents.
L’auteur ne se refuse rien. Un homme seul narre la biographie d’un personnage à la personnalité très extravertie : homme brillant et endurant, businessman hors norme, père absent dont la vie a — il me semble — implicitement influé sur l’œuvre littéraire de ce fils cadet : ce dernier opus en apporte un certificat supplémentaire tant il porte en lui les révélations de la quintessence de cet héritage.
C'est un livre douloureux qui conte des épisodes et des moments précieux, puis alterne avec des souffrances longtemps restées tues. C’est une reconstitution savante et précise dans laquelle Frédéric Beigbeder rassemble avec fierté et ironie mêlées les morceaux d’existence de cet illustre Executive Searcher. Comme toujours, les références littéraires contenues ici sont légion ; de Dickens à Maupassant, de Plotin à Roger Martin du Gard, sans oublier un certain nombre d’écrivains contemporains — y a-t-il un auteur contemporain autre que Beigbeder qui cite autant ses confrères ?
Tout cela rappelle le travail titanesque du « Dictionnaire amoureux des écrivains français vivants » paru l’an passé —, le lecteur assiste aux derniers instants de « JMB » quai de Tournelle, à Guéthary, et tourne les pages ébahi, ébloui par les strates d’écriture… La démarche filiale fait donc coup double : pleine d’empathie et de tendresse, mais aussi tranchée et avec ce qu’il faut de retenue, elle use de ce titre à double sortie : « Un homme seul », qui fait ricochet. L’homme seul désormais est Beigbeder fils. La solitude est un virus qui se transmet sans scrupules et fait fi des générations.
Frédéric Beigbeder avait déjà exploré les origines de sa famille dans Un roman français, et livré une partie de l’histoire de ses grands-parents Justes qui ont sauvé plusieurs familles juives : là, il y a de longues pages sur les Lambert bijoutiers recueillis par Charles et Grace. Évoqué avec pudeur et émotion dans quelques scènes mémorables dans Un barrage contre l’Atlantique, Jean-Michel Beigbeder apparaît enfin dans sa prime enfance à l’école militaire de Sorèze, maltraité par des Dominicains aux manières bien peu chrétiennes : les pensionnaires endurent des sévices redoutables.
Le fils écrivain confie que le père restera marqué à vie par ces épisodes douloureux. Et en effet, quel que soit l’angle par lequel on l’envisage, la vie de Jean-Michel Beigbeder, c’est de l’artillerie lourde. Le fils, qui excelle dans les considérations géopolitiques sur cette Amérique des années 50, sur « le capitalisme déshumanisé », et sur l’apport du consumérisme mondialiste tant prisé à l’époque par son boomer de père, va non seulement de découverte en découverte, mais nous renseigne à foison sur le métier de « Chasseur de têtes » dont Jean-Michel fut l’heureux importateur en France.
Vers le mitan du roman, Un homme seul prend un tour sacrément épique avec les mentions sur l’ascendance aristocratique américaine, la découverte savante de vrais-faux passeports au nom de William Harben, la place des homonymes, l’hypothèse fertile selon laquelle le père aurait pu avoir été embauché par la CIA. Et plus encore, et pas que…
La CIA offrait des bourses aux étudiants étrangers en échange de leur engagement ultérieur. C’était un pari sur l’avenir. Le jeune Français a pu bénéficier du soutien des services secrets américains en échange de la promesse de devenir un “officier traitant” durant sa carrière future. Son recrutement par Spencer Stuart comme responsable du développement européen puis mondial du premier cabinet de chasseurs de têtes international peut ensuite avoir servi de couverture pour des activités de renseignement économique…
Sur Plotin et le solipsisme — forme de quête du Graal ou d’obsession lyrique et spirituelle du père —, Beigbeder revient assez régulièrement. Le solipsisme, on dirait l’arbre qui cache la forêt. Plusieurs chapitres savoureux sont bâtis autour ; l’ironie n’y est jamais absente. On sent chez l’auteur le besoin de faire ce point, de prendre enfin le temps de s’attarder sur cette philosophie entachée de pessimisme, de lui préférer celle de Platon, de faire plus avant connaissance avec ce père lointain et d’exprimer pourquoi, outrepassant l’indifférence qu’il avait ressentie jusqu’alors, combien eux, ces deux êtres qui s’impressionnaient, se sont fuis toute leur vie.
Dans un ultime sursaut, et avec une admiration évidente, il me semble que Frédéric Beigbeder cherche à clore cette relation étrangement élastique : ne veut-il pas venger ce père, venger l’oubli futur qui l’accablerait si cet opus biographique n’avait été publié, et ce faisant, creuser les sillons de la vie de cet homme pleine de dénis et de zones d’ombres. Le point de jonction, le moment d’unité qui scelle le père et le fils cadet — « pour les siècles des siècles » — comme si c’étaient d’ultimes retrouvailles, me semble être cette sonate 16 de Mozart dont on entend la mélodie page 155.
Les notes de piano traversèrent le temps et le salon avec une limpidité innocente. La vie recouvre sa clarté originelle de nombreuses strates de malheur crasseux. Plus nous vieillissons, plus la sonate 16 s’éloigne. La naïveté merveilleuse de l’enfance passe en sourdine, comme un trésor enfoui sous la terre. Le fait que ce vieux père endormi, fatigué et triste écoute seul la sonate 16 dans son salon est la preuve définitive qu’il avait un cœur, quelque part, caché, enseveli. Mozart était le seul archéologue capable de le déterrer. S’il vous plaît, arrêtez de lire ce texte et écoutez tout de suite l’andante de la sonate 16 en imaginant ce vieil homme d’affaires épuisé qui regarde un morceau de ciel au-dessus de sa cour d’immeuble, en sachant qu’il va mourir. A quatre-vingt-cinq-ans, une brise qui fait trembler les feuilles d’un arbre peut être l’apothéose d’une journée. Il suffit que le piano égrène certaines notes dans un certain ordre, et le monde pourrait presque sembler accompli. La sonate 16 me permet de dialoguer avec lui. Elle est la conversation que nous n’avons jamais eue. Elle nous relie au-delà des mots et de la mort. C’est Mozart qui nous assassine.
Un homme seul est et restera un dialogue inachevé (ou pas, c’est selon la croyance de chacun) avec celui qui l’aura marqué du sceau de son absence, qui lui aura « transmis des fantômes ». En pointant ressemblances (la lame du divorce) puis dissemblances (la sacralité du rôle de père), il me semble que l’auteur Frédéric Beigbeder enterre aussi ses chères utopies et l’égoïsme des années 90. Effectivement, c’est comme si soudainement les aventures de Marc Marronnier et la trilogie Parango devenaient plus désuètes et d’un intérêt moindre.
C’est comme si un biotope était révélé, et les caractéristiques d’un pedigree, éclaircies. Tout lecteur fidèle cerne mieux le pourquoi du comment du livre Windows on the World, les réussites et déboires au sein des agences de publicité, le soutien à un candidat communiste, la fascination pour une Amérique toute littéraire et le fait d’avoir marché sur les pas de Salinger, jusqu’à cette non-hostilité témoignée envers la prostitution. Enfin, si ce livre me semble si important, c’est parce qu’il fait miséricorde, accorde un pardon ultime, en assurant la transmission des âmes fortes aux petits-enfants qui le liront.
J’ai été marquée cet été par la lecture de Le dernier homme, nouvelle parue dans le Fig Mag. Beigbeder y évoque de façon science-fictive la crainte de la disparition du mâle. Je trouve formidable que paraisse quelques mois plus tard ce livre dédié à ce Jean-Michel de père, qui ne peut que faire figure de Premier homme, comme le sont tous les pères. Il est certain que Frédéric Beigbeder vit dans des chemins d’adoration où il n’y a jamais nulle mauvaise pensée, où seuls les actes réciproques et la loyauté comptent vraiment.
Avec cet ouvrage, il avance dans cette pénombre des humeurs, s’enrage, émet des cris sourds, cherche définitivement ce besoin de consolation impossible à rassasier, conscient des racines du temps, tout en demeurant intensément audacieux. Il se pense amnésique mais a gardé le meilleur des réminiscences qui sont survenues dans sa vie, c’est la force de son paradoxe tout fitzgeraldien. Tout n’est pas simple affaire de volonté, il est des événements qu’il faut vouloir plus profondément, et qui demandent du courage.
Aimer demande du courage. Frédéric Beigbeder est courageux.
Par Laurence Biava
Contact : laurence.biava@cegetel.net
Paru le 08/01/2025
220 pages
Grasset & Fasquelle
20,00 €
6 Commentaires
Constance Donnadieu
06/01/2025 à 20:38
Ce panégyrique de ouf
jpp
LOL
Laurence Biava
07/01/2025 à 11:28
C'est votre droit.
Meilleurs voeux et bonnes lectures 2025
De Saint-Hilaire
07/01/2025 à 16:49
Je pense que c'est un très bel hommage à un livre magnifique.
Pops White
09/01/2025 à 07:16
En tout cas la recension est superbe. J'avoue que j'avais cessé de lire Beigbeder depuis bien longtemps, lassé par ses pitreries cocaïnophiles et un certain auto-apitoiement, mais votre chronique tape juste et je vais lire "un homme seul". Merci beaucoup.
karl laurent
09/01/2025 à 09:29
vivement le nouveau Sollers
ha il est mort ?
bon
Lily
09/01/2025 à 11:51
Belle plume journalistique... avec un bémol taquin : trop d'enthousiasme tue l'enthousiasme !