L’Avenue Louise est l’une des plus importantes artères de Bruxelles. On oublie souvent qu’elle fut dédiée à la princesse Louise (1858-1924), fille aînée de Léopold II, le roi bâtisseur qui rénova la ville. Et l’on a tout autant perdu le souvenir de l’histoire rocambolesque et tragique de sa déchéance au sein des cours européennes de son temps... Ces mémoires romancés offrent au lecteur les confessions rares d’une princesse égarée par le destin. Par Louis Morès.
Le 05/01/2025 à 09:00 par Les ensablés
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05/01/2025 à 09:00
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Publiées en 1921 aux éditions Albin Michel, ces confessions sont d’emblée marquées par un sentiment d’abandon, de regret ainsi que par une volonté d’établir une vérité historique. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la princesse Louise de Belgique participe à la vie de cour aux quatre coins du continent. Mariée en 1875, à 17 ans, avec son cousin le Prince Philippe de Saxe-Cobourg, qui en a 31, elle quitte la Belgique et rejoint la cour de Vienne pour s’installer au Palais Cobourg.
Un mariage d’arrangement politique qui ne la rend pas heureuse, la conduisant progressivement à souhaiter le divorce, impensable et injustifiable pour l’époque. Toute l’Europe connaît alors les aventures de la princesse Louise, défrayant la chronique mondaine, diplomatique et judiciaire.
C’est parce qu’elle « a à cœur de ne pas laisser prendre corps davantage la légende qui s’est créée autour de (sa) personne et de (son) nom » que naît cet ouvrage écrit pour réparer une réputation. Son histoire personnelle sera liée à la grande Histoire. Comme l’indique le titre, la princesse va interpréter son parcours à la lumière des événements qui ont renversé les trônes auprès desquels elle a vécu dans les cours de Vienne, Berlin, Munich et Sofia notamment. Il s’agit ici de considérer la princesse comme le personnage principal d’une trame qu’elle nous conte à la manière d’une autofiction.
Écrit au lendemain de la Première Guerre mondiale alors que Louise vit à Vienne dans un état de quasi-dénuement, le livre s’organise chronologiquement en fonction des étapes de sa vie, ponctuée par une série de drames qui l’ont abîmée : le décès précoce de son frère, le prince Léopold, qui laisse le roi sans héritier — en tant que femme, Louise ne peut accéder au trône qui sera transmis à son cousin, le Prince Albert — ; son déracinement par le mariage précoce et arrangé avec un prince autrichien qu’elle n’apprécie pas ; ses difficultés à s’intégrer dans les cours liées à cette nouvelle famille ; les scandales de sa séparation, de sa fuite, de son histoire d’amour avec le Comte croate Geza Mattachich et de ses dettes, qu’on lui fait payer par un internement durant sept ans en maison de santé…
Son mari, avec l’aval de l’Empereur François-Joseph, la fait déclarer folle, constat qui sera contesté par une contre-expertise à sa libération. Le mariage arrangé de sa fille bien-aimée qui lui échappe et, plus tard, la mort tragique de son fils augmentent ses tourments familiaux. En 1909, se voyant déshéritée à la mort de son père, elle intente un procès retentissant contre l’État belge, un combat âpre dont elle sort épuisée. Enfin, à l’issue de la guerre, toutes les cours où elle a pu vivre disparaissent les unes après les autres au fur et à mesure des changements de régimes politiques dans les anciens Empires centraux perdants, lui enlevant encore plus de repères et ses derniers soutiens.
Les sentiments de déclin et d’injustice parcourent l’ensemble de l’ouvrage. Se voulant la chronique de sociétés récemment abolies, le rapport à l’histoire s’y construit selon l’interprétation d’une chaîne de causalités, de personnalités et de signes préparant les grands changements. Une lecture moderne s’impose, tout d’abord dans le regard que pose la princesse sur sa propre vie, qu’elle aurait voulu autre, évitant « des infortunes dues à (son) origine royale » : « Plus d’une, peut-être, avant 1914, enviait mon sort, j’aurais préféré le sien ». Cette volonté d’affranchissement l’amène à vouloir déterminer sa vie en dehors des conventions, à prendre son indépendance, elle qui confie qu’« un palais peut devenir un enfer, et le pire est celui où l’on étouffe derrière des fenêtres dorées ».
Dans ces palais, où ombres et espoirs cohabitent, Louise partage l’intimité de figures régnantes de son temps et en livre les portraits élaborés, parfois saillants, pour constituer le fil de son récit : le roi Léopold II et la reine Marie-Henriette de Belgique, ses sœurs Stéphanie et Clémentine, son beau-frère l’archiduc héritier Rodolphe d’Autriche, l’empereur François-Joseph et sa femme l’impératrice Sissi, Ferdinand de Cobourg, roi des Bulgares, l’empereur Guillaume II, Louis II de Bavière ou la reine Victoria… Une étonnante et intense galerie de portraits à travers laquelle se développe son hypothèse.
Selon elle, les quatre cours de Vienne, Berlin, Munich et Sofia ont chuté en raison d’une sorte de corruption et de décadence qui touchèrent simultanément les princes qui y vivaient : drames familiaux, disparitions brutales, malheurs politiques, attitudes belliqueuses… Cette vision permettrait à la princesse de s’expliquer son propre sort en déployant, dans certains cas, une sorte de règlement de compte moral et littéraire.
Surnommé l’Empereur de l’illusion par l’auteure, Guillaume II, Empereur allemand de 1888 à 1918, fait par exemple l’objet d’un portrait sans concessions, une sorte d’interprétation biographique à charge, où sont recherchées les origines d’une cruauté qui s’est déchaînée dans l’engrenage des conflits, tout comme le mal a pu s’abattre sur elle :
« Comment Guillaume II est-il arrivé aux aberrations qui ont entraîné la disparition des trônes de l’Europe centrale et tant de calamités ? Ce n’est pas, comme on le croit dans divers pays de l’Entente, l’effet d’une ambiance fatale, créée par les ambitions de l’Allemagne et ses instincts barbares. […] Guillaume II vivait continuellement dans la fiction. C’était un acteur. […]À force de jouer mille personnages, il n’avait plus aucune personnalité. Incapable de juger son siècle, il en était encore aux Chevaliers Teutoniques, persuadé qu’il consolidait ainsi son prestige. »
Vaniteux, sans équilibre, évanescent, mais impulsif, manquant de hauteur de vue et de vertus, il incarne dans divers exemples que donne la princesse tout l’inverse de son idéal de souverain, qui doit être une réalité, une volonté, une sagesse, élevant le trône et le peuple, comme dans l’éloge paradoxal qu’elle fait de son propre père Léopold II : « Un grand roi dont la magnifique intelligence a enrichi son peuple ». Paradoxal, car elle lui dédie le livre et vante ses mérites tout en lui reprochant en même temps de l’avoir ignorée, tantôt abandonnée à son sort, tantôt déshéritée...
C’est que le style de ces confessions est guidé par une ligne de tension permanente entre l’intime, le privé, le sentimental d’une part, et l’officiel, le public, l’historique d’autre part, caractéristique ces vies complexes et obligées où rien ne se passe comme ailleurs, pour le meilleur et pour le pire. Bien que critique, la princesse ne manque pas d’affirmer la force et la solidité du régime monarchique, le seul, selon elle, que « le peuple supporte le plus » et gage de solidité, car fondé sur « le principe familial, fond même de l’existence » alors que « la république favorise l’individu ». Les monarchies, renversées, car fatiguées, reparaîtront quand les républiques se seront elles-mêmes usées, selon une vision toute cyclique de l’histoire.
Telle est la conviction prophétique de celle qui aurait préféré être princesse soit dans une autre époque, ou bien pas du tout.
« Si je m’imaginais à écrire l’histoire des manœuvres de toute sorte, imaginées contre mon indépendance, et tendant à me rejeter dans l’impossibilité d’être et d’agir, on dirait : ce n’est pas possible, c’est du roman ! » La trame agit, en effet, comme un vrai roman. À la lecture, l’on se laisse emporter par ce mélange des genres. Non satisfaite de son mariage arrangé, n’éprouvant rien pour son mari le prince Philippe, réfractaire à de nombreux usages viennois, Louise adopte, comme par une sorte de compensation, une attitude dépensière et enchaîne des liaisons.
Ces deux aspects, connus des biographes, ne sont partiellement évoqués dans le livre que sur la défensive. C’est la rencontre du comte Geza Mattachich dès 1895 qu’elle nomme son « sauveur chevaleresque », et leur liaison connue qui pousse Louise hors de la cour.
En 1898, un duel d’honneur a lieu entre son mari et son amant, que ce dernier remporte. C’est la fuite en Croatie, dans le château du Comte, mais cela n’empêche pas leur arrestation simultanée et le retour en Autriche… Il est envoyé en prison militaire sur la base d’éléments qui seront levés quelques années plus tard. Elle, déclarée « folle par raison d’État » selon l’expression utilisée par le Comte dans les Mémoires qu’il a publiés de son côté, enchaîne les internements dans divers asiles où elle bénéficie de logements séparés.
Un jour, après des années d’internement, lors d’une promenade qu’on lui autorise dans le bois voisin de sa résidence surveillée, elle croise un cycliste lancé à toute allure, dont le regard dissimulé ne l’empêche pas de repérer une intention certaine : c’est le Comte ! La délivrance est proche. À l’été 1904, envoyée quelques jours en cure thermale dans le sud de la Bavière, la princesse réside dans un hôtel, toujours sous bonne garde, mais laissant s’ouvrir un peu plus le champ des possibles.
L’incroyable se produit. Un soir, lors du dîner qu’elle prend avec ses gardiens, le serveur lui indique le coin de la table proche d’elle : une lettre est cachée sous la nappe ! Un canal de communication s’établit avec le Comte. Après sept ans de captivité, l’évasion a lieu, durant une nuit, avec la complicité du personnel de l’hôtel. La presse se déchaîne à nouveau et l’histoire reprend une ampleur internationale. La destination est la France, où une contre-expertise annule le diagnostic de folie. « Mes droits civils me furent rendus. En même temps que ma liberté, j’avais miraculeusement recouvré la raison ».
Le divorce avec son mari le Prince est enfin acté et une pension lui est versée. Cela ne marquera pourtant pas l’arrêt des ennuis. À la mort du roi, son père, en 1909, s’ouvre une affaire judiciaire inédite durant cinq ans dans laquelle Louise puis ses sœurs tentent de récupérer une partie de l’héritage qui leur échappe. Un long chapitre du livre, contenant des documents juridiques et des extraits d’actes, est consacré à cette séquence qui se termine sur un règlement à l’amiable avec l’État, à la veille de la Première Guerre mondiale.
Le conflit touche durement la princesse, amaigrit ses ressources et la contraint de nouveau à l’exil, perdant ses diverses protections. Ces mémoires, publiés trois ans avant son décès, se lisent tout du long sur un ton haletant, dans un phrasé impeccable pétri d’esprit romanesque, romantique et tragique. Ils sont parcourus d’appréciables accents de « miroir du prince » (l’on dira, ici, de princesse !), distillant des conseils, tirés d’exemples vécus, pour les hommes et les femmes du pouvoir moderne.
Au final, c’est par la richesse de plusieurs niveaux de lecture que peut se lire ce témoignage sentimental, parvenant à transporter jusqu’à nous l’intense volonté de justice et de réparation qui a présidé à son écriture. Le tout s’achève sur une longue méditation « dans l’espoir du repos », dont nous ne pouvons que partager, en guise de conclusion de cet article, quelques extraits marquants.
« Vivrai-je des siècles, je revivrais toujours, par la pensée, les émotions que j’ai traversées dans la tourmente qui renversait les trônes et jetait au vent les couronnes. Les âges disparus n’ont rien vu d’aussi formidable. Je me demandais si je vivais encore, vraiment, dans le monde que j’avais connu, et si je n’étais pas le jouet d’un interminable cauchemar. […] Notre vie semble dépendre plus des autres que de nous-mêmes, et d’une fatalité de condition plus que de notre choix, dans l’ordre de nos jours et de nos actes. Ma vie est une série de fatalités dont je n’ai pas su ou pu éviter l’accablement. J’ai dit et je répète que je ne me tiens pas pour innocente de torts, de fautes, d’erreurs. […] Suis-je coupable, selon la vraie morale et la vraie liberté ? Mon vrai crime est d’avoir échoué dans mon effort de possession de moi-même, dans l’attente d’une fortune que je n’ai pas eue. Le monde n’admire que les victorieux, quels que soient leurs moyens de vaincre. Victime dès mes premiers pas de jeune fille, livrée hélas ! à la perversité, j’étais condamnée aux défaites. »
Fille aînée du roi des Belges Léopold II, la princesse Louise de Belgique (1858-1924) a grandi dans les palais de Bruxelles. Plongée précocement par son mariage dans les intrigues des cours d’Europe centrale, sa vie est marquée par un enchaînement d’épreuves douloureuses ainsi que par une déchéance continue, qu’elle ne manque pas d’associer à l’atmosphère déclinante de son temps. Ses mémoires, son unique livre, constituent une chronique rare et sensible faisant revivre toute une époque charnière de l’histoire européenne.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 01/09/2018
336 pages
Hachette/BnF
24,00 €
1 Commentaire
Ravachol
05/01/2025 à 11:05
Pauvre petite fille riche.