Il y a un point commun à toutes les femmes ayant marqué l’Histoire : elles ont toutes été qualifiées, à un moment ou à un autre, de sorcières, de femmes de petite vertu, de folles, d’empoisonneuses, de monstres, etc. Que l’on pense à Théodora ou Cléopâtre, à Catherine de Médicis ou Marie-Antoinette – et j’en oublie évidemment beaucoup –, pourquoi voulez-vous qu’Aliénor d’Aquitaine fasse exception ?
Née, peu ou prou, il y a 900 ans, une légende noire lui colle à la peau. Une légende noire mais aussi dorée, pas moins teintée de misogynie pour autant. Aliénor reste aujourd’hui un phénomène. Les conférences sur elle sont toujours pleines, les romanciers et cinéastes ne l’oublient pas (pour le meilleur et pour le pire, enfin surtout pour le pire…). Et pourtant, que savons-nous de cette illustre femme ? Assez peu de choses, il faut bien l’avouer.
L’Histoire est une discipline vivante. Les recherches et les découvertes nous font avancer, retravailler des faits, revoir des hypothèses. Deux historiens publient leur biographie d’Aliénor d’Aquitaine : Philippe Tourault, universitaire ayant été directeur de recherches en maîtrise d’histoire et conservateur en chef du patrimoine, publie la sienne chez Perrin, et Martin Aurell, professeur d’histoire à l’université de Poitiers, ayant été directeur du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale et membre de l’Institut Universitaire de France, publie, lui, chez Flammarion.
Pourquoi lire deux (voire plus) biographies sur une seule et même personne ? Pour collecter le plus d’informations possibles et se faire sa propre idée, du moins si le sujet vous intéresse. Conseil applicable aussi pour la presse : il est toujours bon de varier ses sources. Mais revenons-en à notre duchesse d’Aquitaine.
Nous connaissons assez peu de choses de son enfance, si ce n’est qu’elle a été mariée au futur roi de France, Louis VII, alors qu’elle n’avait pas quinze ans. Nous savons que son grand-père, Guillaume IX, était un homme de lettres, considéré comme l’un des premiers poètes, mais également un homme aux mœurs légères, image qui, allez savoir pourquoi, collera à la peau de sa petite-fille. Son père, Guillaume X, semble un peu plus pieux, mais cela ne lui réussit pas pour autant : il entreprend le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle et meurt de maladie à quelques kilomètres de la ville sainte, le 9 avril 1137.
Il laisse donc derrière lui deux filles, Aliénor, qui hérite du Poitou et de l’Aquitaine, devenant ainsi le plus beau parti du coin, et Pétronille, sa jeune sœur. Leur père avait souhaité que, s’il lui arrivait malheur, elles soient confiées au bon soin du roi de France, Louis VI, dit « le Gros », qui n’allait pas passer à côté d’une opportunité comme celle-ci. Et voici comment Aliénor se retrouva mariée le 25 juillet 1137. Moins d’une semaine après, Louis VI meurt. Aliénor devient reine de France et Louis VII roi d’un territoire considérablement augmenté. Vive les mariés.
Louis VII était un homme tourné vers la religion. Si son aîné n’était mort, il serait probablement entré dans les ordres. Le mariage ne va pas le détourner de Dieu et de ses préceptes. D’après Philippe Tourault, il s’applique « à respecter les temps d’abstinence et de continence fort nombreux fixés par l’Église. Et si l’on met de côté les grands moments du carême pascal, de la Pentecôte et de Noël, il reste peu de jours dans l’année pour la procréation : environ une cinquantaine seulement est autorisée. »
Et d’accuser Aliénor de n’avoir, pour le moment, eu qu’un enfant et qui plus est une fille. Il faut rappeler que, pendant de longs siècles, le rôle des femmes était d’enfanter et celui des reines de donner un héritier. En 1145, le pape Eugène III appelle à la deuxième croisade. Les femmes n’étaient théoriquement pas admises, mais Aliénor sera du voyage et là les avis des deux historiens divergent. Pour Philippe Tourault, c’est Aliénor qui aurait souhaité être de la croisade, car « il apparaît à présent évident qu’elle a été fascinée par les attraits de l’Orient, dont des voyageurs lui avaient dit mille merveilles, et qu’elle a voulu retrouver dans les États latins son oncle paternel, Raymond de Poitiers, qui était aussi son ami d’enfance. »
Pour Martin Aurell, « il se peut, tout simplement, qu’en l’emmenant avec lui, le roi cherche à engendrer l’héritier qui tarde à venir ». Quoi qu’il en soit, Aliénor est du voyage et, quand le couple arrive à Antioche, où réside son oncle Raymond, l’entente entre Louis VII et Aliénor va voler en éclat. En effet, Raymond aimerait profiter de la présence de l’armée française pour prendre Alep, alors sous la domination du musulman Nur ad-Din. Louis VII, lui, n’a que faire d’Alep et souhaite se rendre au plus vite à Jérusalem. Aliénor, qui passe beaucoup de temps avec son oncle, va prendre le parti de ce dernier.
Rien de tel pour faire démarrer une rumeur et l’accuser de tous les maux : certes, de ne pas prendre la défense de son royal époux, mais également d’avoir une relation incestueuse avec son oncle. Avec le temps, certains lui trouveront même une infidélité avec Saladin, alors à peine âgé de dix ans. Forcée par Louis VII, elle finira par le suivre à Jérusalem. Le temps du retour est arrivé : ils prennent chacun un navire différent pour regagner la France. Pour Philippe Tourault, cela signe la mésentente dans le couple, alors que pour Martin Aurell, il s’agit d’une coutume.
Aliénor vient d’avoir un nouvel enfant, de nouveau une fille.
Le 21 mars 1152, le mariage est annulé pour cause de consanguinité. Pour Martin Aurell, officieusement « l’héritier tant attendu ne venant pas, Louis VII est plus que jamais déterminé à répudier sa femme. La voie est d’autant plus libre que, le 13 janvier 1151, disparaît Suger, son principal conseiller, qui s’est toujours opposé à la séparation du couple afin de garder le duché dans le domaine capétien. »
Aliénor a alors vingt-huit ans et Louis VII va bientôt apprendre, à ses dépens, qu’elle est tout à fait apte à avoir des garçons. Moins de deux mois après son divorce, Aliénor épouse le duc de Normandie et futur roi d’Angleterre, Henri II. Ses terres passent à l’ennemi.
En un peu moins de quatorze ans, elle va mettre au monde huit enfants (peut-être un neuvième mort très jeune), cinq garçons et trois filles. « De toutes ces naissances si rapprochées, et en particulier de garçons, la reine tire un indéniable prestige » (M. Aurell). Celles-ci ne l’empêcheront pas d’avoir une activité importante et de régulièrement faire l’aller-retour entre l’Angleterre et le continent. Nous savons également qu’Henri II lui laissa, de temps en temps, la régence et les pleins pouvoirs. Mais, avec le temps et de si nombreux héritiers possibles, les relations du père et des fils vont se compliquer au point de lever des armées. Aliénor, de nouveau, ne prendra pas le parti de son mari mais celui de ses fils. Nous sommes alors en 1171.
En 1173, Henri II l’emporte contre ses fils et leur pardonne. Après tout, il a des fils ambitieux, ce qui est plutôt bien vu. « Une seule personne de la famille d’Henri II échappe à l’indulgence de celui-ci : son épouse Aliénor d’Aquitaine ne se voit accorder d’autre avantage que la prison, où son mari la tiendra enfermée pendant une quinzaine d’années » (P. Tourault). Il ne faut pour autant pas l’imaginer dans une geôle humide, en haillons et mangeant du pain dur. De ses quarante-neuf ans à ses soixante-cinq ans, elle va en fait vivre en résidence surveillée. Elle reste reine et doit à ce titre tenir un certain rang.
Henri II a bien pensé à la répudiation, mais quid de l’Aquitaine ? En outre, cela serait aller au-devant d’une nouvelle guerre avec la France avec qui les relations ne sont déjà pas au beau fixe. À l’époque, cette mesure « d’enfermement » ne choque personne : « au XIIe siècle, le mari a pleine autorité sur son épouse et peut donc la punir comme il l’entend », et puis avec les années, les conditions de la reine vont s’améliorer. Bref, puisqu’on vous dit que tout va bien !
Ce n’est qu’à la mort d’Henri II, le 6 juillet 1189, qu’elle recouvrera entièrement la liberté. Elle n’a plus que deux fils en vie, Richard et Jean. Richard Cœur de Lion devient roi et « dans la décennie qui suit, elle mettra toute son autorité et son expérience au service exclusif de son fils. »
Entre régences, guerres fratricides et mariages politiques à arranger, Aliénor, malgré son âge avancé, ne va pas être épargnée. Et si certaines années sont fastes et réjouissantes, d’autres apportent leur lot de drames. Après dix ans de règne, Richard meurt dans les bras de sa mère des suites d’une blessure par un carreau d’arbalète. De nouveau, il va falloir se battre pour soutenir un de ses enfants contre un de ses … petits-fils. Un trône, deux prétendants : Jean et Arthur. « Son parti en faveur de Jean n’est guidé que par la raison et l’opportunité, car elle n’a pas d’affection particulière pour lui. Elle connaît ses défauts : il a trahi à plusieurs reprises, n’est pas – tant s’en faut – un grand militaire ni un politique d’envergure » (P. Tourault).
Aliénor meurt dans la nuit du 31 mars 1204, au moment où le royaume qu’elle a aidé à bâtir s’écroule. Jean ne sera pas un grand roi ; il pâtira d’ailleurs lui-même d’une image assez terrible, l’éternel méchant dans l’histoire de Robin des Bois.
Aliénor était-elle une femme exceptionnelle ? Là encore, nos deux historiens ne sont pas complètement d’accord. Pour Philippe Tourault, elle est singulière et très différente des autres souveraines et princesses. Pour Martin Aurell, elle est « extraordinairement ordinaire » et de nous citer sa fille Jeanne, sa bru Bérengère de Navarre, Urraque Ire reine de Léon, l’impératrice Mathilde, Constance de France, Marie de France, Ermengarde duchesse de Narbonne, Felipa de Toulouse, Ermengarde d’Anjou, Hildegarde abbesse de Bingen, Alice-Mathilde d’Anjou … et « la galerie de portraits ne s’arrête pas là » : autant d’« exemples de femmes fortes, parentes ou contemporaines d’Aliénor, luttant pour leurs droits, influençant leur progéniture ou patronnant les lettres et les arts. »
Mais un fait certain la rend unique : elle est la seule à avoir été reine de France puis reine d’Angleterre. Et c’est précisément pour cela qu’Aliénor reste une figure politique, tiraillée entre deux histoires, deux pays et même un certain chauvinisme régional français. Tout le monde revendique « son Aliénor » tout en critiquant ce qu’elle a été pour les autres.
Alors, qui était cette femme ? Nous sommes assez d’accord avec ce qu’en dit Martin Aurell : « les avatars de l’image d’Aliénor au cours des âges apprennent l’esprit critique. Ils en disent davantage sur les idées dominantes et sur les mentalités collectives où vit chaque historien que sur l’insaisissable "réalité" de la reine elle-même ».
Par Audrey Le Roy
Contact : aleroy94@gmail.com
Paru le 06/11/2024
502 pages
Flammarion
24,90 €
Paru le 12/09/2024
285 pages
Librairie Académique Perrin
21,00 €
Commenter cet article