Hunter S. Thompson, un sacré numéro : constamment bourré, résolument libertaire et iconoclaste, connu pour être à la naissance du « journalisme gonzo ». De l’aveu de son créateur lui-même, il s’agit de mettre en scène beaucoup, d’inventer pas mal, et de faire chier l’Amérique de John Wayne…
Le 27/12/2024 à 16:23 par Hocine Bouhadjera
2 Réactions | 191 Partages
Publié le :
27/12/2024 à 16:23
2
Commentaires
191
Partages
« Ne tournez jamais le dos à la peur. Elle doit toujours être devant vous, comme une chose qu'il faut tuer. » Hunter. S. Thompson
Une sélection de lettres qui s’étalent de 1955, Hunter à tout juste 18 ans, à 1976, en pleines élections, offrent un regard rare sur cette acmée américaine, par l’un des acteurs principaux de sa « contre-culture ».
Le premier Thompson est un jeune angoissé rempli d’ambition, et provocateur, le second a perdu ses cheveux, acheté son ranch dans le Colorado, et atteint une certaine gloire, sans avoir trahi ses principes premiers, en plus. Le mérite est tout relatif, c’est une affaire de constitution, hors norme chez le natif du Kentucky, animée de nerfs en pelote.
Côté œuvre, c’est paradoxalement une question de vérité qui doit nécessairement passer par la fiction. Dans La Grande Chasse au requin, premier tome de ses Gonzo Papers, il écrit que le terme « gonzo » fait référence à « un style de "reportage" fondé sur l'idée de William Faulkner, selon laquelle la meilleure fiction est bien plus vraie que n'importe quel journalisme - ce que les meilleurs journalistes ont toujours su ».
En novembre 1971, huit ans avant La Grande Chasse au requin, il partage le « mode d’emploi » : « Le journalisme gonzo est moins « écrit » que mis en scène - aussi faut-il en faire l'expérience. Il ne s'agit pas seulement de « lire ». En outre, l'expérience doit être faite dans des conditions approchant le plus possible celles de la performance originelle. Donc : lire tout d'une traite, à grande vitesse, du début à la fin, dans une grande pièce garnie d'enceintes, amplificateurs & autre équipement sonore approprié. Un grand feu dans la pièce, de préférence dans une cheminée ouverte - un feu de tous les diables, quasi incontrôlable. (Autre possibilité : bain chaud & vibromasseur.) L'esprit & le corps feront l'objet de stimulations extrêmes à l'aide de drogues & de musique. »
Une ironie de celui qui n’est pas dupe de sa camelote stylisée. Il y va franchement quand il s’agit de démolir « le nouveau journalisme » de son camarade : « C'est un terme que Tom Wolfe essaie d'expliciter dans ses conférences depuis plus de cinq ans... Or la raison pour laquelle il n'a jamais été capable de définir correctement le « nouveau journalisme », c'est que cela n'a jamais vraiment existé, hormis peut-être dans l'esprit de gens ayant des billes dans I'« ancien journalisme » - éditeurs, professeurs d'université et critiques littéraires qui refusent de comprendre que certains jeunes auteurs parmi les meilleurs de ce pays ne reconnaissent plus la « ligne de partage » entre fiction et journalisme. »
Dit autrement, dans un « mot doux » de mars 1971 : « Mon cher Tom, espèce d'ordure. Je viens juste de recevoir ta lettre du 25 février envoyée du Grande Hotel à Rome, sale porcif ! Alors, putain, comme ça tu fais le mariole en Italie dans cette espèce de costard blanc à cinq mille boules la journée, à balancer les conneries à coucher dehors et tes foutaises de blanc-bec. »
La première brèche, selon Thompson, fut « sans doute » Sur la route de Jack Kerouac, « longue divagation de journalisme subjectif que l'éditeur (Viking) qualifia de « fiction », car, s'il l'avait présenté comme du journalisme, aucun critique littéraire ne s'y serait intéressé ». Et important : « Je pense que l'essentiel est de trouver une sorte de justification universitaire à l'approche photographique/psychédélique. Faute de quoi, les petits fumiers grisonnants qui font tourner la boutique continueront d'imposer une distinction entre Journalisme et Fiction. Qu'ils aillent se faire foutre. (...) Ce dont je parle, dans le fond, c'est de la Réalité Mécanique du Journalisme Gonzo... soit la Subjectivité Totale par opposition à cette exigence bidon d'Objectivité. »
Très loin du journaliste formé par une école, avec les préceptes éthiques qui vont avec, plutôt un artiste dans le journalisme, Hunter S. Thompson. Le bien nommé Le Kentucky Derby est décadent et dépravé, est l'article qui a marqué la naissance du baptisé « journalisme gonzo ». Publié initialement en juin 1970, il raconte un événement qu'il a loupé, tellement il était défoncé. Restent ses mots qui claquent, son imagination, sa vision, ses intuitions.
William J. Kennedy, Prix Pulitzer 1983 et ami du Hunter depuis ses premiers pas bringuebalants dans le journalisme, raconte : « Sa vie obéit à des desseins inconnus de la plupart des mortels. (...) Un magistral styliste, un authentique romancier-journaliste américain. Son futur mode de vie y apparaît également en filigrane : création du chaos autour de lui de façon à miner ses projets les plus chers, choix de l'autodestruction comme une voie royale vers le succès, vie en symbiose avec un désespoir comique. »
Le parcours tracé par ses quelques missives rééditées chez Folio - sur près de vingt mille nous dit-on -, offre, à travers les yeux voilés de larges lunettes fumées, un angle tordu et vif de l’Amérique de J.F.K, Abbie Hoffman et Richard Nixon.
À 17 ans, Hunter S. Thompson pose une question de son âge : « Qui est le plus heureux, l'homme qui aura bravé la tempête de la vie et vécu ou celui qui sera resté en sécurité sur la berge et se sera contenté d'exister ? » Face à un mode de vie suburbain matérialiste, une jeunesse rejette l'identité de l'Amérique blanche et raciste, le modèle de consommation, les normes conventionnelles de succès, et la conformité sociale.
Plus tard, l’auteur de Las Vegas Parano verra dans Bob Dylan le premier des hippies, « promu voix de la génération des inquiets et des désespérés. Tout du moins d'une partie d'une génération qui se percevait comme inutile et maudite, dans l'atmosphère de statu quo et d'affairisme qui prévalait dans ce pays, tandis que la guerre du Vietnam dégénérait et que les États-Unis, aux yeux de la « génération des moins de trente ans » du monde entier, semblaient embarqués dans un militarisme vindicatif incontrôlé. »
Lorsque Sur la Route de Jack Kerouac paraît en 1957, hymne de la désertion du rêve américain, le jeune Hunter est bloqué dans l'Air Force. Il y officie déjà en tant que journaliste, pour le magazine sportif de la base, Command Courrier. Arrêté en 1956 pour vandalisme, il a échappé à la prison en rejoignant l’armée.
Auprès de l’un de ses amis, il est formel : « Au nom de ce qui t'est cher, je te prie d'abandonner l'idée de t'engager sous les drapeaux et d'éviter comme la peste toute structure militaire. C'est un code de vie qui ne convient absolument pas aux gens comme nous. On n'y trouve presque que de lourdauds et des ralentis du bulbe, c'est un enfer pour quiconque ayant un Q.I. supérieur à 80. Sois un bon à rien, un ivrogne parisien, un mac italien, ou un pervers danois ! Mais évite les forces armées. C'est un piège à nigauds réservé à ceux qui pensent que l'avenir est nécessairement synonyme de coups de massue sur la tête, à tous ces gus qui ont une trouille maladive de ce qui sort de l'ordinaire. Si tu devais te retrouver sous les drapeaux, ce serait deux années perdues dans un océan d'ignorance. »
« Ceux qui pensent que l'avenir est nécessairement synonyme de coups de massue sur la tête, ces gus qui ont une trouille maladive de ce qui sort de l'ordinaire », voici les ennemis de toute son existence. Du colonel W. S. Evans, chef du Service des informations de l’U.S. Air Force, qui provoqua sa « libération anticipée » pour articles « au talent pour l’insinuation et l’exagération » un peu trop marqué… Jusqu’à sa tête de turc, l’ombrageux Richard Nixon, rebaptisé « Tricard Nixon » (« Tricky Dick » dans la version originale, soit « Dick le Rusé » dans une traduction littérale, adaptée pour la langue française par Nicolas Richard).
Des années après l’expérience militaire, en 1971, il décrit avec génie ce qu’il nomme « les requins marteaux » de l’Amérique triomphante. Rien que pour ce texte plein d’un humour désespéré, la réédition de Gonzo Highway, dans une traduction de Nicolas Richard, vaut le coup : « Ce pays est si fondamentalement pourri qu'un sale bigot comme John Wayne y est un grand héros national », constate-t-il avec dépit. « Wayne est l'ultime « Américain » - voire l'Américain final. Il bousille tout ce qu'il ne pige pas. Les ondes cérébrales du « Duke » sont les mêmes que celles qui parcourent le cerveau du requin-marteau - une bestiole si stupide et si vicieuse que les scientifigues ont abandonné tout espoir d'y comprendre quelque chose, et le décrivent comme un archaisme inexplicable. » Etc.
Jusqu’à l’apothéose du papier : « Voila toute l'horreur : en 1995, les manuels d'histoire ne diront pas que l'Amérique des années 1960 etait gouvernée - saignée à blanc - par une bande de voyous minables qui, pour des raisons politiques, se sont comportés en bouchers. Les livres d'histoire ne diront pas que Lyndon Johnson était plus vicieux que Mussolini et plus stupide qu'Hitler. (...) Mais l'Histoire nous apporte peu de preuves de l'existence de Dieu ou de la Justice. Ce que nous pouvons invoquer au mieux, c'est la Vérité. Pas tout le temps, ce sera toujours la portion congrue. Puisque ce sont les Requins-Marteaux qui se tapent toute la bidoche. »
Tout parallèle avec des figures contemporaines, et leurs actions justifiées au nom du Bien, est de la responsabilité de celui ou celle qui la porte…
Retour en arrière : après l’expérience militaire, le « hautain et rebelle » Hunter Thompson vit la dèche à New York, lit Tropique du Cancer d'Henry Miller, cherche du taf : « Au diable le chômage : je considère que c'est une bonne chose. J'aime dormir toute la journée et n'avoir rien d'autre à faire que lire, écrire, et dormir quand bon me semble. J'aime me réveiller le matin pour immédiatement retourner me coucher, s'il ne fait pas beau. Bref, je trouve que c'est pour un homme une situation enviable - à condition bien entendu qu'il ait suffisamment d'argent pour se nourrir et se loger. Ce qui n'est pas mon cas... aussi. »
La description de sa « piaule », dans un sous-sol de Greenwich Village, vaut le détour : « J'ai pris la suite d'un auteur-compositeur au chômage qui a failli périr à cause du manque de lumière. Le loyer est au nom d'un drogué qui a quitté New York il y a deux ans et demi, susceptible de revenir à n'importe quel moment pour le récupérer - la vache, je me demande bien ce qui se passera alors. » Il s'inscrit à des clubs du livre et du disque sans s'acquitter de la cotisation. Parfois, une société de recouvrement de créances le retrouve et le menace. Il s'embrouille, puis paye.
Il s’arrête un temps à Porto Rico, fait son grand tour de l’Amérique du Sud, puis s'installe en Californie. Un article sur les homos de Big Sur lui vaut d’être expulsé de son appartement, au motif que, « non content d'abuser de la bouteille et de la gâchette, il répand des potins dans une « gazette cochonne » ». Une vie de patachon, et de père de famille : le 24 mars 1964, Juan Thompson naît, Hunter a 26 ans. Des décennies plus tard, le fils racontera ce père extrême dans Fils de gonzo, récit d’un Thompson constamment sous influence, enragé, drôle, narcissique, idéaliste, violent… Pour une petite vie stable et organisée, avec des petits plaisirs de temps en temps, cherchez plus, trouvez mieux…
Il est peu présent, lancé comme un ahuri dans l’aventure psychédélique des années 60, au cœur de la bête, San Francisco. Il délire sur l’assassinat de John F. Kennedy, envoie des lettres à Lyndon Johnson pour être nommé gouverneur de Samoa… Il rame de canard en canard. Il écoute à fond Jefferson Airplane et Grateful Dead.
Carey McWilliams lui suggère d'écrire un article sur les Hell's Angels pour The Nation. Le tournant de sa carrière : son papier lui vaut six propositions d'éditeurs. Il s’achète une B.S.A. 650 Lightning rouge, « la moto la plus rapide de l'époque », avec l’idée de partir en vadrouille avec le gang de motards, et d’en tirer un livre. Devenir écrivain, son obsession.
Au cours du week-end de la fête du Travail, près de Cloverdale en Californie, il est « dérouillé » par un groupe de Hell's Angels, qui le laisse pour mort. L’épilogue quasi rituel, dernier zeste de soufre à la mythologie qui vient. Auprès de Sonny Barger, chef des Hells Angels de la section d'Oakland, alors en prison, il partage son incompréhension. Il aurait lancé à Junkie George, connu pour maltraiter sa femme, « seul un lâche s'en prend à sa femme et à son chien ».
Il avait promis aux Hells autant d'exemplaires qu'ils souhaitaient, mais a rétracté son offre après s'être fait tabasser… Pour Terry le Clodo, qui insiste, il veut bien voir avec Random House ce qu’on peut faire.
Thompson gâche la tournée promotionnelle de son livre, ou la sublime c’est selon, en se présentant aux émissions de radio et de télé « soit saoul, soit muet comme une carpe ». On imagine la tronche de Sonia Devillers face à l’énergumène, un matin de France Inter… Ça changerait des petits auteurs qui n’ont pas un mot plus haut que l'autre au ras des pâquerettes, ni même une bafouille qui les ferait passer pour des introvertis géniaux, à la Modiano ou Houellebecq. Grâce à ce texte, il est enfin un auteur, dérangeant de surcroît, et qui vend.
Il a en revanche tiré peu de profit des redevances des premières éditions du livre, un revers notamment attribué à l’agent littéraire Scott Meredith, ce « fasciste embobineur ». L’écrivain est très en colère : « J'atteste, ce jour, par la présente, être en pleine possession de mes capacités mentales, etc., avoir l'intention de sérieusement me venger de la personne de Scott Meredith en lui cassant les dents à l'aide d'un bâton noueux, et en lui brisant le plus d'os et organes possible durant le bref laps de temps qui me sera imparti. »
« Il est devenu notre dingue officiel », clame le critique littéraire John Leonard dans le New York Times, non sans fiel. Les lunettes d'aviateur, le bob, le short ou les chaussettes hautes faisaient leur effet. Thompson écrit pour les grands journaux du pays, du National Observer au New York Times Magazine. Des articles free-lance sur les hobos du Montana, les contrebandiers des Caraïbes, les poètes beat, les danseuses nues, les politiciens de Sacramento…
On entre dans cette grande année pour le monde, 1968. L’idée de Timothy Leary a fait son chemin depuis le début des années 60 : si tout le monde réalisait son expérience psychédélique, avec des drogues comme le LSD, l’Amérique entière aura réalisé sa métanoïa, se sera départie de son conditionnement social. Idée naïve, le recul nous l’a montré. Thompson n’a jamais supporté la niaiserie du professeur de Harvard.
À la même époque, le vieux Aldous Huxley, installé en Californie, propose, aux jeunes des campus encore, d’ouvrir « les portes de la perception ». Le vieil Anglais ne leur soufflait pas la révolte, en bon Britannique qui se respecte, mais une meilleure connaissance de soi, par l’entremise, entre autres, des drogues hallucinogènes. Descendre au fond du puits, même si l'eau boueuse semble menaçante au premier abord. Rien de nouveau en somme.
L’état d'esprit est plus généralement libertaire, libertin, dans cette jeunesse pour la majorité éduquée. Pas safe du tout, dans les critères actuels, soit dit en passant.
Faut pas non plus projeter la réalité française sur ce mouvement typiquement américain. Les premiers vivent sous l’État tentaculaire, père et mère en même temps. Les seconds portent les idéaux des pères fondateurs, dont la souveraineté des droits individuels. La culture de l'initiative personnelle, avec son risque, y est très forte. Le gauchiste Thompson arborait fièrement son drapeau américain sur sa veste, quand il ne dégainait pas l’un de ses flingues. Rien à voir avec l’obsession sécuritaire de la vieille France.
Dans l’article sur les « requins marteaux », il oppose le cowboy d’Hollywood au 3e président des Etats-Unis : « Thomas Jefferson aurait été horrifié par un monstre tel que Wayne - et Wayne (eût-il pu effectuer le saut dans le temps) aurait été fier de pouvoir frapper à coups de crosse un « sale radical » comme Jefferson. »
Michel Lancelot, auteur de Je veux regarder Dieu en face : vie, mort et résurrection des hippies, édité chez Albin Michel en 1968, a vu dans l’élan hippie, résolument américain donc, un élitisme, une manière exigeante de vivre, qui demande une force et une conscience rares. D’où les « accidents psychiatriques » chez les jeunes inconscients, et autres petits joueurs.
Daniel Darc, grand drogué devant l’éternel, était bien d’accord. Il déclamait : « La drogue, bien souvent, est une ascèse, une hygiène morale. Une discipline pour resserrer sa concentration, évacuer toutes les tentations de la société moderne. Pour ignorer jusqu'au sens du mot compromis. Il y a un héroïsme à se droguer. La drogue à haut niveau - Artaud, Parker, Gilbert Lecomte, Fats Navarro -, appartient à la chevalerie. La poudre blanche, la magie noire des noirs contre la foule blanche. La drogue, ça se mérite. Celui qui se drogue par plaisir, le dilettante défoncé, baudelairien, est méprisable, se trompe. Vive la drogue ! »
Thompson, à l’instar de son camarade Ken Kesey, auteur du célèbre Vol au-dessus d'un nid de coucou et figure de proue du lifestyle hippie, était de cette élite du corps et de l’esprit. Neal Cassady a activement participé à cette aventure, et Hunter S. Thompson s'émeut de sa mort, en 1968. La même année, la détention du LSD est interdite au pays de l’Oncle Sam.
L’auteur de Rhum Express carbure au speed et à la bibine. La mescaline, le haschich ou la drogue du docteur Hoffman sont monnaie courante. Le problème avec l'acide, selon lui : tu ne peux jamais être certain que tu hallucines… Il a même envisagé pendant un certain temps d'intituler ce recueil de lettres, Confessions d'un mangeur de mescaline ou Chroniques sous datura… « Il m'est arrivé de ne pas dormir pendant soixante-dix ou quatre-vingt heures d'affilée et souvent d'écrire cinq mille mots d'une traite. La vie était brutale, en ce temps-là, et j'ai adoré ça », confie-t-il.
Thompson n’est pas dupe de la dope, en expérimentateur confirmé. Par exemple, le speed : « Payer le prix fort pour un rendement douteux... en ignorant le jour inévitable où il n'y a même plus d'état euphorique, à part peut-être un coup de flip final avec la cocaïne, et ensuite c'est la descente. Il ne reste plus alors qu'un type grillé, un ivrogne au cerveau en compote, un mauvais exemple pour la jeunesse. Le moulin à paroles ambulant, déjà mort. » Il se casse méthodiquement le corps et le cerveau , profitant d'avoir commencé avec de belles aptitudes au départ.
Il raconte encore : « À cette époque, il y en a eu beaucoup, des chocs. J'avais les nerfs à fleur de peau, je sursautais pour un rien. C'est dur, aujourd'hui, de comprendre pourquoi tout semblait « se goupiller à merveille ». Mais je me rappelle avoir eu la sensation que, d'une manière ou d'une autre, on tirait tous notre épingle du jeu. »
1968, année de zinzin : à une jeune fille qui lui demande de l’aide pour son devoir sur les Hell’s Angels, il répond, le 14 avril : « Si tu cherches un exemple de courage, cette année, je te suggère le nom de Martin Luther King. » Le pasteur et militant pour les droits civiques a été assassiné dix jours plus tôt… Révolte des étudiants à Columbia au mois d'août. Du 26 au 29, Thompson participe à la chaotique et sanglante convention nationale démocrate de Chicago.
Le rassemblement national de tous les pacifistes gauchistes américains, face à la police municipale du maire Richard Daley. Ce dernier déclare à la télévision : « J'ai conféré ce matin avec le préfet de police de Chicago. J'ai insisté très fermement pour qu'il fasse immédiatement passer une circulaire signée de son nom. Donnant la consigne d'abattre sans sommation tout incendiaire ou toute personne armée d'un cocktail molotov, parce qu'on doit considérer ces gens comme des assassins en puissance. »
Les hippies se sont séparés, dès 1967, entre ceux qui ont basculé dans le socialisme, derrière des figures comme les fondateurs du mouvement yippie, Jerry Rubin et Abbie Hoffman, et ceux qui se sont retirés dans les montagnes. Les premiers n’avaient aucunement la capacité à faire vaciller les requins marteaux de la société américaine, seulement de construire une carrière d’activiste, puis de la fructifier au mieux. On a fini, jusqu’à Greenwich Village, à s’habiller hippie, parfois « chic ».
L'université Duke refuse de payer Thompson pour une conférence sous le prétexte qu'après être arrivé avec trois quarts d'heure de retard, il a eu un comportement agressif vis-à-vis du public (il a traité les assistants de « hippies pleins de bière » et « éleveurs de porcs », et jeté du podium un verre de bourbon). Thompson refuse, plus tard, d'intervenir à l'université de Floride car le contrat stipule qu'il doit impérativement assister ensuite à une conférence de presse et à une réception… Un élitisme, en effet.
La véritable aventure politique personnelle de Hunter S. Thompson s’est tenue à Aspen, dans le Colorado. En 1970, il se lance dans une campagne pour le poste de shérif du comté de Pitkin, sous l'étiquette du parti « Freak Power ». Il affronte le shérif en place, Carol Whitmire, connu pour sa répression sévère contre les hippies et la consommation de marijuana.
Avec son crâne rasé, Thompson a mené une campagne dont l'affiche était ornée d'un poing écarlate, deux de ses doigts effleurant un bouton de peyotl. Son hymne de campagne était le Battle Hymn of the Republic interprété par Herbie Mann. Son programme incluait le changement du nom de la ville d'Aspen en « Fat City » pour en décourager le développement. La campagne a suscité un intérêt à l'échelle nationale.
Dans le deuxième encart payant de Thompson, paru dans l'Aspen Times du 22 octobre 1970, le candidat constate d’abord : « Il y a comme un frisson, à mi-chemin entre l'allégresse et l'horreur, à la perspective qu'une bande de gaillards défoncés soit sur le point de s'emparer du tribunal pour infliger la peine de mort aux bourgeois. »
Avant d’en arriver à l’expression de « Freak Power » : « Les réalités tordues du monde dans lequel nous essayons de vivre se sont combinées pour que nous nous sentions entrer dans la peau de freaks. (...) Si bien que, maintenant, à l'heure où le reste de la nation subit les bombes et les assassinats politiques, une poignée de freaks tentent une expérience définitive, peut-être atavique, dans l'idée d'imposer un changement par le vote... et s'il faut appeler ça le Freak Power, ma foi... qu'à cela ne tienne. »
Il perd finalement l'élection de quelque quatre cents voix près, sur un total de deux mille cinq cents suffrages exprimés. S’il a remporté la victoire dans trois des quatre circonscriptions électorales, son rejet a été notable dans les stations de ski et les zones suburbaines densément peuplées. Aspen a été renommée « Billionaire Mountain » (La montagne des milliardaires) en 2012, pour les mêmes stations de ski.
Mon sens de l'humour m'a toujours attiré du côté de la face obscure des choses. Mohammed Ali, l'un de mes très rares héros, a pris une fois le temps de m'expliquer qu'« il n'y a pas de plaisanteries. La vérité est la plaisanterie la plus amusante de toutes » Ho ho. Il faut avoir une certaine tournure d'esprit pour croire ça.
- Hunter S. Thompson
Ce recueil de lettres s’achève avec le Hunter au Vietnam, « mal à l'aise, improductif », et pressé de quitter le pays. Il nous raconte un problème de chambre d’hôtel au Laos.
Un extrait, pour le plaisir : « Après une dispute raisonnablement sauvage, le réceptionniste a accepté un compromis. Il allait me donner la meilleure suite de l'hôtel aussi longtemps que je voulais à condition que je lui remette immédiatement 20 dollars américains bien verts pour passer le reste de la nuit en compagnie de sa fille. Il la décrit comme étant une « étudiante jeune et belle - pas une fille qui traîne dans les bars », parlant un anglais excellent et qui ne verrait aucune objection à ce qu'on la dérange à 3 heures du matin pour se faire traîner à l'hôtel en taxi sous une pluie d'enfer, tout ça pour me faire plaisir. « Écoutez, j'ai dit, vous avez devant vous quelqu'un de très fatigué. La seule chose qui me fera plaisir, c'est de dormir dans un grand lit sans être dérangé. Je n'ai rien contre l'idée de faire la connaissance de votre fille; je suis sûr que c'est quelqu'un de formidable - mais si je vous donnais directement les 20 dollars, comme ça on n'aurait pas à la réveiller cette nuit. Et si elle est libre demain sur le coup de midi, on pourra peut-être déjeuner ensemble à la Rose Blanche. » Le type a tressailli. »
Son ami William J. Kennedy partage de son côté : « La dernière fois que nous nous sommes parlé, c'était au Tosca Bar de San Francisco. Hunter était en cavale et s'était fait inscrire à la réception d'un hôtel sous le nom de Ben Franklin. J'ai immédiatement remarqué qu'il fumait beaucoup et picolait sec. Je lui ai conseillé de se calmer et d'entrer avec modération dans sa soixantième année - seule règle à suivre s'il comptait poursuivre son œuvre. - Moi-même, lui dis-je, je ne bois plus qu'un verre de vin de temps en temps. Il reconnut que j'avais sans doute raison, et écrasa sa cigarette. - Dieu sera bon avec nous, déclara-t-il en sniffant une substance bizarre à l'aide d'un objet tubulaire. - L'oeuvre est la seule chose qui compte, lui dis-je. - Ça, je le sais, répondit-il. »
Et le mot de la fin pour Hunter S. Thompson, à la date du 13 décembre 1996 : « Où sont passés ceux qui ont fait les mêmes choses que moi, qui ont écrit le même genre de lettres déchaînées et furieuses, parfois dans les mêmes étranges bourgades, avec le même sentiment de désespoir que j'ai pu connaître, ces gens avec qui j'ai réellement souffert, parce que j'étais jeune, bête et arrogant et fondamentalement inapte à un emploi (sauf de très loin) ?... Ce qui est vrai, ces lettres l'attestent. (...) Où sont tous ceux qui m'ont aidé, caché, et ont pris les mêmes risques que moi sur ce chemin de fer underground lancé à toute berzingue qui, à l'époque, vous conduisait à peu près partout où vous aviez envie d'aller ? Je pense à toutes leurs histoires et à leurs contes, aux lettres terrifiantes et éloquentes qui n'ont jamais paru nulle part, et ne paraîtront que dans les albums de famille. »
Le recueil Gonzo Highway a été réédité le 21 novembre dernier chez Folio, dans une traduction de Nicolas Richard.
Crédits photo : John Venzel (CC BY-SA 4.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 21/11/2024
629 pages
Editions Gallimard
11,10 €
Paru le 23/11/2023
272 pages
Editions Gallimard
9,00 €
Paru le 06/05/2011
384 pages
Editions Gallimard
9,50 €
Paru le 09/09/2010
296 pages
Editions Gallimard
8,50 €
Paru le 09/09/2010
330 pages
Editions Gallimard
9,00 €
Paru le 24/05/2024
160 pages
Dargaud
24,50 €
Paru le 22/03/2017
300 pages
L'Ecole des Loisirs
22,00 €
Paru le 16/09/2010
460 pages
Tristram Editions
24,35 €
2 Commentaires
NAUWELAERS
01/01/2025 à 22:36
Tricky Nixon: pas du tout Tricard Nixon, mauvaise traduction !
Plutôt le rusé, roublard Nixon.
Donc rien à voir...
CHRISTIAN NAUWELAERS
Hocine Bouhadjera - ActuaLitté
02/01/2025 à 09:56
Bonjour Monsieur Nauwelaers, merci pour votre commentaire, je reprends ici la traduction de Nicolas Richard qui transpose, semble-t-il, pour la langue française, son surnom de “Tricky Dick", cherchant à maintenir l'impact humoristique avant tout, au dépend du sens premier.
Éternel débat sur les priorités en traduction : fidélité au texte ou adaptation au lecteur français. L’expression dans la langue originale a été ajoutée.
Bien à vous,