PORTRAIT – Dire que le prochain roman d’Haruki Murakami, La Cité aux murs incertains (trad. Hélène Morita, Belfond, janvier 2025), est attendu en France est un euphémisme. À la faveur d’une œuvre féconde et singulière, l’écrivain japonais est devenu une figure majeure de la littérature mondiale – ce qui ne doit rien au hasard.
Livre après livre, il a développé une approche du roman qui lui est propre, une optique des possibles de ce genre littéraire plastique et monstrueuse, volontiers colossale. Cette poétique prenante, il l’a d’abord conçue en pratique, en créant, de l’intérieur, mais aussi en la questionnant sur un mode empirique, comme le montre son essai Profession romancier (trad. Hélène Morita), éclairant.
C’est d’abord son aptitude à créer des fictions prégnantes qui séduisent les lecteurs de Murakami. Les mondes parallèles qui s’ouvrent dans ses romans ne peuvent laisser indifférents, tant leurs atmosphères sont marquantes, ciselées par touches subtiles et troublantes.
Peu ou prou, le recours au registre fantastique en creuse les dimensions de façon dédaléenne. L’illogisme qu’il immisce dans la trame des intrigues, de même que celui qu’induisent les structures narratives déployées, syncopées, stupéfiantes, offrent d’outrepasser les crises mises en mots en les portant à la puissance de la fiction à l’état pur. Ainsi s’atteignent des vues inouïes, étourdissantes.
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Rhapsodique, la logique des fantasmes et des rêves ordonne le chaos apparent de Chroniques de l’oiseau à ressort (trad. Corinne Atlan et Karine Chesneau), par exemple, l’une des œuvres les plus déroutantes de l’auteur, qui mêle à des drames personnels des atrocités de la guerre soviéto-japonaise, en 1945.
L’acuité humaine des émois qui peuplent les mondes ainsi créés est une autre caractéristique attractive des œuvres murakamiennes. L’amour y est en gloire, toujours, sous des formes extrêmes, passionnelles, oblatives, désespérées. Or, bien qu’égarant, il sonne juste et figure la seule boussole possible entre solitude et fusion, être et néant. En présence ou en absence, il n’y a pas de salut sans lui.
Le désir s’accuse ainsi, sondé par les personnages eux-mêmes au gré d’introspections qui correspondent intimement avec le puzzle des intrigues, qu’elles les appellent ou en dérivent, visiblement.
Emblématique, la violence des sentiments éprouvés dans La Ballade l’impossible (trad. Rose-Marie Makino-Fayolle) dote ce roman d’une charge lyrique inoubliable. Tous les personnages vont au bout d’eux-mêmes sur ce plan, d’une manière ou d’une autre, admirables.
Par ailleurs, souvent autodiégétiques, les narrateurs murakamiens sont remarquables psychologiquement. Sous leur inertie liée au capitalisme galopant, une grande pureté les détermine, vectrice de candeur. Peu enclins à juger les autres, malgré les marges où ils évoluent fréquemment, ils sont peu sensibles au regard d’autrui, symétriquement.
Cette ouverture intérieure, dénuée de préjugés, les rend attachants et leur donne, au surplus, un pouvoir heuristique supérieur à la moyenne. Empathiques, ils cherchent à comprendre ce qui se joue au plan primordial du désir, abstraction faite des apparences sociales, qui mentent.
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Le héros de L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (trad. Hélène Morita) l’illustre parfaitement, qui s’ouvre à des existences différentes de la sienne lors de l’enquête subjective et rétrospective qu’il mène.
Par là même et à la faveur de l’aspect polyphonique de la plupart des livres de l’auteur, manifeste dans ses dialogues — ceux de Kafka sur le rivage (trad. Corinne Atlan) sont exemplaires sur ce point —, des arcanes existentiels surgissent, travaillés par des métaphores orchestrées à l’échelle de l’œuvre entière.
Sous cet angle, celles qui sous-tendent Le Meurtre du Commandeur (trad. Hélène Morita et Tomoko Oono) sont magistrales. Mises en abyme lors d’une séquence allégorique et filée sur mille pages, elles sont spécialement abouties et vont très loin, par-delà le bien et le mal.
En profondeur, des visions métaphysiques se font jour, relatives à l’espace-temps, mis en forme de façon libre et intense, au-delà de ses expressions habituelles. Dénudé de ses oripeaux, l’être plonge au cœur du monde, livrant des vérités dernières. De ce point de vue esthétique, Fiodor Dostoïevski, lu par Murakami, n’est pas loin.
Néanmoins, si abstraits soient-ils par intervalles, cérébraux, à certains égards, les romans de Murakami privilégient les corps, traversés par les forces en présence dans l’histoire. Mieux encore, les âmes y gisent, y prennent forme, y versent leurs états indicibles, impalpables. Dans les mondes murakamiens, tout s’incarne : envies, besoins, postulations, dans des degrés de réalité distincts, quoiqu’osmotiques.
Nourriture et boissons scandent les épisodes, chez soi ou au restaurant. La toilette intime, le ménage, moindrement. Le sport, lié aux humeurs des personnages, habite l’histoire, la suspend. Enfin, les scènes érotiques abondent, acmés dramatiques, lignes de fuite fatales, ambivalentes, où fondent les corps au-delà d'eux-mêmes.
Lancinant, Danse, danse, danse (trad. Corinne Atlan) signale ce primat de la corporalité dans l’œuvre murakamienne, faite de chair et de larmes, de sperme et de sang. Bouleversante, capitale, elle ne le cède qu’au désir, qu’elle révèle.
Un extrait des différents ouvrages cités est proposé en fin d'article.
Ndlr : L'écrivain, prix Princesse des Asturies en 2023, a reçu voilà quelque jour un diplôme honorifique de l'université de Waseda à Tokyo, malgré ses aveux d'avoir été un étudiant peu assidu. « Je séchais les cours et causais des problèmes », a plaisanté l'écrivain de 75 ans, suscitant les rires du public.
Saluant l’ambiance cosmopolite de ses œuvres et sa capacité à mêler réel et surréel, l’université a célébré son apport à la littérature mondiale, rapporte l'Associated Press.
Traduit en près de 50 langues et régulièrement pressenti pour le prix Nobel, Murakami est connu pour ses récits explorant solitude et absurdité. Reconnaissant envers Waseda, il a affirmé : « Sans cette université, je ne serais pas devenu écrivain. Je veux continuer à écrire de bons romans. »
Crédit photo : Haruki Murakami © K. Kurigami ; bibliothèque Murakami de Galien Sarde
Par Galien Sarde
Contact : sardegalien@gmail.com
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