Le cerveau ignore facilement les dangers lointains, comme s’ils disparaissaient une fois la tête enfouie dans le sable. La maladie d’Alzheimer compte parmi ces réalités que l'on repousse – elle frapperait pourtant 80 millions de personnes en Europe d’ici 2050, selon l'Organisation mondiale de la santé. Aux Portes du Sud, un accueil de jour thérapeutique, on lutte contre cette fatalité, en rendant leur dignité aux malades.
Le 19/12/2024 à 10:48 par Clotilde Martin
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Publié le :
19/12/2024 à 10:48
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« Sans la parole, je n’existe plus », déplore Madeleine, l'une des patientes. Quand la pensée s'estompe, reste le langage pour exister, pour paraphraser Descartes : c'est là qu'interviennent Les Portes du Sud, structure affiliée à l’association ISATIS. Cette dernière chapeaute des Ehpad ainsi que ces accueils de jour où se retrouvent celles et ceux concernés par des maladies neuro-évolutives. Dans la majorité des cas, Alzheimer. C’est ici que nous nous sommes rendus.
Covid-19, tempêtes économiques, revirements politiques : l'association médico-sociale, comme d’autres dans ce secteur, a traversé des crises périlleuses. Heureusement, l’encadrement fonctionne avec une vigilance de tous les instants, sous la direction de Marie-Laure Patron, en binôme avec la psychologue coordinatrice Elsa Belouet.
Quand la première œuvre au bon déroulement de l’institution, la seconde coordonne le programme quotidien pour « garantir une qualité de vie, que les personnes puissent bénéficier d’un temps agréable et permettre aux proches d’avoir du répit », détaille-t-elle. « Ils vivent des moments de revalorisation car la maladie, au-delà d’impacter la mémoire, impacte le narcissisme et l'estime de soi. Les préjugés auxquels ils font face sont extrêmement durs, car ils les mettent dans des cases. »
À leurs côtés, une indispensable équipe soignante pluridisciplinaire : infirmière, médecin, aides médico-sociales (AES), psychomotricienne, ergothérapeute, agent hôtelier. Une maison soigneusement tenue.
En compagnie d’Elsa Belouet, ActuaLitté découvre les ateliers écritures, mis en place depuis un an dans la structure avec une psychomotricienne et une AES. Car la maladie d’Alzheimer bouleverse bien plus que la mémoire : l’identité se détériore au point d’en détruire la relation à soi, aux proches. Au monde.
De la sorte, le suivi médical reste indispensable, les thérapies non médicamenteuses, comme l’écriture, offrent des outils précieux. Objectif : maintenir l’autonomie (cognitive et physique) et restaurer le lien avec les personnes fragilisées.
L’étude ACTIVE, menée aux États-Unis, a démontré qu’un entraînement cognitif régulier ralentit le déclin fonctionnel et améliore des capacités telles que la mémoire ou la rapidité d’exécution. Ces résultats confirment l’importance de proposer des activités adaptées, stimulantes et respectueuses des capacités résiduelles des malades pour accompagner des pensionnaires en perte d’autonomie psychique.
C'est le problème avec les a priori : ils collent à la peau. Lorsqu’on parle d’établissement gériatrique, s'imaginent de longs couloirs desservant des chambres entre silence de mort ou discours décousus, répétitifs, erratiques. Une atmosphère perçue comme morbide, des lieux qu'on fuirait... Mais pas aux Portes du Sud.
Ici, on prodigue des soins, autant qu'on accompagne les personnes en fin de vie. En novembre 2018, le traitement REMINYL, utilisé pour soulager les symptômes de la maladie d’Alzheimer, a été retiré du marché par le laboratoire Janssen, considéré comme inefficace. De ce fait, seuls les soins apportés psycho-sociaux ralentissent l'évolution des symptômes : « On ne guérit pas : on limite la perte d’autonomie », souligne Elsa Belouet.
J’y suis : au pied d’un bâtiment de briques rouges, dans le XIIIe arrondissement. Dès les premiers pas, mon regard se perd, happé par de grandes affiches disposées sur les murs, un livre d’or pour que chacun rédige ses demandes et des portemanteaux, individuels et nominatifs. Une démarche fascinante, dans ce pays de l’oubli. J’avance.
Avant d’arriver dans la grande salle principale, j’emprunte un couloir jonché d’images, de dessins, de mots, de photographie. S’éparpillent ici les traces de la dernière sortie au musée de la Poste : cinq participants, des clichés souriants, et des souvenirs en poche — des timbres, évidemment !
Après quelques pas, je parcours des textes :
Aujourd’hui 1er jour de l’automne. Une belle journée annoncée. Tout est prévu pour une sortie entre frères et sœurs. Oui il fait très beau ! Moi je me lève et réveille mes frères et sœurs. Nous pourrons partir très tôt, en bateau car le temps s’y prête vraiment.
Ce long couloir tapissé de ces souvenirs de patients, me mène à « la salle de vie ». Vingt-trois résidents sont présents, attablés en petits groupes. Si l’on tend l’oreille, on saisit des bribes de conversations : le déjeuner, les enfants, des anecdotes de vie, d’anciens métiers… Chacun y trouve sa place.
Pour décrire la maladie, revient régulièrement le terme « neurodégénératif ». La coordinatrice explique que « les mots sont importants, je préfère parler d’une maladie évolutive. Il y a plein d’autres manières de le dire, mais le mot “dégénératif” est un terme très souvent employé, notamment dans les articles scientifiques. On ne se rend pas forcément compte qu’il y a beaucoup de vocabulaire dégradant, et une fois de plus cela joue sur la représentation qu’on se fait de la maladie ».
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Elle ajoute : « C’est une maladie horrible, marquée par une souffrance psychologique. » Pourtant, même dans la maladie d’Alzheimer, le beau renaît de ce qui semble perdu.
Au quotidien, les soignants combattent les fragilités qui s'instaurent : quand l'identité disparaît, l'estime de soi la suit et la dépression survient. C'est pour cela que la psychomotricienne utilise l'écriture. Afin de « mobiliser plusieurs facultés cérébrales et émotionnelles ». Elle poursuit : « Écrire, c’est aussi laisser une trace. »
Ces rendez-vous écritures sont toujours organisés à la même heure dans un espace dédié. Immuables, ils participent de ces repères à reconstruire dans le tumulte où sont plongés les malades. Pensés pour des résidents souvent désorientés, ils offrent un cadre rassurant à ceux qui, parfois, oublient jusqu’au geste qu’ils viennent d’accomplir.
Prendre part aux ateliers ne m’est pas autorisé par respect de confidentialité : la psychomotricienne me les dépeint. Dans une salle qui, au sein d'une entreprise, servirait aux réunions importantes, je découvre six personnes assises et autour d’une table ovale. La psychomotricienne et l’AES encadrent l’atelier. En y regardant de plus près, les détails affluent, comme d'étranges échos me rappelant – je sursaute en me figurant ce que ce mot signifie, ici – une salle de classe. Un tableau, des dessins flottant dans l’air, des stylos et feutres éparpillés.
Ce jour-là, l’atelier invite les participants à écrire tour à tour leur ancien métier. Par un habile jeu d’échange, chacun hérite du métier d’un autre et se glisse dans une nouvelle peau. L’objectif : stimuler l’imagination et la réflexion. « Les échanges entre participants sont souvent très riches. On propose des moments de discussion permettant à chacun de se libérer et de se sentir valorisé. Cela a aussi un effet bénéfique sur leur image d’eux-mêmes. » Un exercice ludique et profond, où la parole circule et révèle des facettes oubliées.
Claude, ancien traducteur ayant travaillé pour le président égyptien, regrette surtout une chose : « Je ne trouve plus mes mots, je suis devenu mauvais. » Une phrase qui résonne dans la pièce et capture, en quelques mots, toute la tragédie de leur mal commun : exister par la parole, les mots, l’essence même de qui nous sommes.
« Pour lui, les mots c’étaient toute sa vie. Il a l’impression de perdre les mots, mais avec l’atelier il a trouvé un nouveau moyen de s’exprimer », relève la psychomotricienne. Les deux soignantes n’ont pas le temps de réagir, ses cinq camarades d’ateliers, dans un élan de compassion, le rassurent, la salle est en suspens, ils ne restent plus qu’eux : « Tu es le meilleur du groupe », affirment-ils à l’unisson. L'espace d'un instant, la maladie s’efface.
« Lorsqu’un résident exprime une difficulté ou une inquiétude, les autres trouvent les mots pour le rassurer et partagent leurs propres ressentis, ce qui crée une solidarité réconfortante » m’explique la soignante. Notre entrevue se termine sur ces dernières phrases.
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Émotions, humanité, mort, estime de soi, tant de mots qui surgissent pour définir cette expérience au sein de cet établissement. La maladie touche tant le cerveau physique, qu'une identité construite sur les décennies. Dans ces moments où la pathologie est reléguée, pas bien loin, mais un peu plus loin, qu'on reprend le contrôle de soi, de ses capacités, une intensité émotionnelle inouïe jaillit. Marie-Laure Patron parle alors « d'existence véritable ».
Ici, au milieu des soignants, l'empathie est au coeur d'une démarche d'humanisation. La structure ne fait pas le soin, me dis-je en sortant : l'investissement de l'équipe, oui. Ma perception de la maladie n'est pas radicalement transformée, au moins a-t-elle évolué, débarrassée de mes idées préconçues. Et si mon regard a changé, alors la maladie elle-même changera : les malades, aussi bien que leurs proches, m'en ont convaincue.
Crédits photo : Les Portes du Sud - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Clotilde Martin
Contact : mc@actualitte.com
1 Commentaire
Aurelien Terrassier
19/12/2024 à 20:50
C'est magnifique surtout que pour des personnalités comme Elon Musk et Laurent Alexandre ce qui compterait pour les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer dans leur vision ultra-libérale et eugeniste, c'est une puce dans le cerveau à la limite tout en écartant la motivation artistique de certains malades et surtout pour tous des aides-soignant.e.s là où il en manque et surtout là où la technologie a bien atteint ses limites!