Entre janvier et juin 2024, l'Association pour l'écologie du livre a lancé une initiative, La Trêve des nouveautés, ciblant les librairies de France et de Belgique. Cette démarche consistait principalement à réduire ou arrêter temporairement les achats d'office pour offrir aux librairies un moment de répit significatif et encourager une réflexion collective sur la dépendance des librairies indépendantes et du secteur du livre en général aux incessants flux de nouveautés. Bilan de l'expérimentation.
Le 10/12/2024 à 18:07 par Hocine Bouhadjera
1 Réactions | 274 Partages
Publié le :
10/12/2024 à 18:07
1
Commentaires
274
Partages
Fondée en 2019, l'Association pour l'écologie du livre regroupe près de 300 adhérents, 60 membres actifs et un millier de sympathisants du secteur éditorial. L'organisation emploie une approche interprofessionnelle et écosystémique pour encourager l'éco-responsabilité, la coopération et la bibliodiversité. Ses principales actions incluent le renforcement de son réseau, la sensibilisation et la formation des professionnels, ainsi que le plaidoyer auprès des acteurs de la filière et des institutions. Elle mène aussi des études et des recherches pour promouvoir ses principes écologiques.
En septembre 2023, elle a lancé une recherche-action intitulée « la Trêve des nouveautés », visant à repenser la dépendance des librairies aux offices.
Entre 2000 et 2023, la production de nouveautés a augmenté de 50 %, atteignant en moyenne 313 titres publiés chaque jour d'office (4 jours par semaine) sur les trois dernières années (source Electre). Pour les libraires, cette surproduction représente environ 7 jours de travail par mois consacrés au traitement des offices, un chiffre basé sur 60 rendez-vous avec des représentants tous les deux mois (source estimée).
Plus de 500.000 références distinctes sont vendues chaque année par les librairies indépendantes, dont 125.000 uniquement en littérature (source Observatoire de la librairie/SLF). Cependant, le taux de retour des nouveautés sur 4 à 12 mois atteint 62 % pour ces librairies (source SLF, étude 2023), tandis qu’un livre reste en moyenne seulement 40 jours sur une table de nouveautés (source librairies trêveuses).
Trente librairies de France et de Belgique de tailles variées ont participé à cette initiative collective de janvier à juin 2024, avec 20 d'entre elles, dont 4 belges, s'engageant « pleinement » dans la recherche-action. Différentes stratégies de trêves ont été adoptées : certaines librairies ont mis en place des trêves intégrales, suspendant la majorité des offices, tandis que d'autres ont limité leurs achats aux titres essentiels ou ont alterné les mois d'acquisition.
Des trêves spécifiques ont également été appliquées à certains rayons, comme celui de la jeunesse. Par ailleurs, des librairies ont opté pour des trêves organiques, choisissant de sauter des offices pour réduire la charge de travail, ou des pauses régulières pour ajuster leurs flux d'achats. Les interactions avec les groupes de diffusion ont varié, avec Editis discutant de ses initiatives en matière d'écoresponsabilité et Actes Sud participant à des discussions plus détaillées alignées sur leurs réflexions internes.
Des librairies, allant de spécialisées à généralistes, participants, dont le chiffre d'affaires varie entre 200 000 et 2 millions d'euros, avec des équipes de 1 à 20 personnes et une ancienneté allant de moins de 3 ans à plus de 20 ans.
La méthodologie, provenant de l’Observatoire de la librairie du Syndicat de la Librairie française, a agrégé les données de janvier à juillet 2024 pour mieux refléter la diversité des trêves mises en œuvre, ce qui a rendu les comparaisons mensuelles moins pertinentes, jugent les signataires du rapport. Les résultats concernent 11 librairies ayant participé à la trêve, dont 7 en France et 4 en Belgique, comparées à un panel de près de 500 librairies dans l’Observatoire pour la France et la Belgique.
Premier constat « notable » soulevé par les porteurs de l'étude : « ll n’y a pas eu de baisse de chiffre d’affaires significative sur les segments ou pendant la période de la trêve. »
Entre janvier et juillet 2024, les ventes au comptant des librairies participant à la trêve ont augmenté de 1,7 % par rapport à la même période en 2023, tandis que leurs achats ont progressé de 0,4 % et leur taux de retour a diminué de 2,7 %. Ces données indiqueraient que les ventes ne sont pas directement corrélées aux montants des achats, démontrant qu’il serait possible d’acheter moins tout en vendant mieux.
En comparant ces résultats avec l’ensemble des librairies en France et en Belgique, des écarts significatifs apparaissent concernant les ventes, les achats et les retours. Ces différences reflètent une gestion des achats distincte de la part des librairies ayant participé à la trêve.
Concernant les typologies d’achat (offices, nouveautés, fonds), les chiffres montrent une baisse de 16,9 % des achats d’offices, tandis que les achats de nouveautés ont progressé de 7,8 %, et ceux du fonds ont augmenté de 4,9 %. Ces résultats soulignent une réorientation des stratégies d’acquisition par les librairies trêveuses.
Les entretiens avec les librairies participantes permettent d’interpréter les données de manière plus précise : les trêves sur les offices ont conduit à des rattrapages d’achats sur des nouveautés « bloquées » et ont également favorisé une présence prolongée de certaines nouveautés sur les tables. Cette réduction des flux a également libéré de l’espace pour mettre davantage en avant les livres de fonds.
Selon les chiffres globaux de l’Observatoire de la librairie, les achats d’offices ont diminué de 3,5 %, au bénéfice des réassorts de nouveautés et des livres de fonds, une tendance observée depuis plusieurs années selon certaines diffusions. La stratégie d’achat adoptée par les librairies participantes a logiquement influencé les typologies de leurs ventes, avec une baisse du chiffre d’affaires lié aux nouveautés « fraîches » (de 0 à 3 mois), compensée par une augmentation des ventes de nouveautés de plus de 3 mois et de livres de fonds.
Ces données suggèrent, selon les signataires de ce rapport, que la librairie est moins dépendante des flux d’offices des éditeurs qu’on ne pourrait le penser. Cependant, lorsqu’on compare les ventes des librairies participant à la trêve avec celles de l’ensemble des librairies de France et de Belgique, des différences apparaissent : les ventes de nouveautés fraîches ont augmenté globalement, tandis qu’elles ont reculé dans la cohorte des librairies engagées dans la trêve.
Côté « retours sensibles » des participants à cette étude, la recherche-action a généré des réactions variées parmi les libraires, les représentants, les équipes et les clients. Pour schématiser, les libraires ont apprécié l’opportunité de repenser leurs pratiques et de partager leurs expériences, bien que des inquiétudes initiales aient existé concernant les réactions des diffuseurs, le chiffre d’affaires ou les clients. Cette démarche a finalement permis une réflexion sur le rapport à la nouveauté, tout en offrant une pause bienvenue pour réorganiser leur travail.
Du côté des représentants, les rendez-vous « sans office » ont favorisé des échanges approfondis sur les réalités de leurs métiers respectifs et sur la nécessité de ralentir les rythmes. Certains ont exprimé des incompréhensions ou des tensions, exacerbées par des réactions négatives de certaines directions commerciales, notamment des restrictions de visites ou des menaces sur les conditions commerciales. La rémunération des représentants, souvent liée aux offices, a également été identifiée comme un frein structurel à un changement de modèle.
Les équipes des librairies ont trouvé la démarche enrichissante, permettant de redéfinir leurs priorités et de libérer du temps pour travailler davantage sur les fonds ou explorer des commandes spécifiques. La réduction du nombre de cartons à traiter à l’office a été particulièrement appréciée, bien qu’une réorganisation interne ait été nécessaire.
Les clients, quant à eux, ont peu remarqué la mise en œuvre de la trêve. Les délais d’approvisionnement pour certains titres n’ont pas généré de retours significatifs, mais la faible curiosité exprimée par les clients a limité les opportunités d’échanger sur les enjeux de l’écosystème du livre, laissant entrevoir de nouvelles pistes pour les impliquer davantage à l’avenir.
Les porteurs de ce rapport commentent : « Très concrètement, la trêve a prouvé que le chiffre d’affaires des librairies n’était pas directement corrélé aux mises en place à l’office, et que cette absence d’offices était très peu remarquée par les client·es. Pour la plupart des librairies, c’est plutôt du côté des grands groupes que l’incompréhension a été la plus forte, et il est apparu délicat de s’extraire d’un système dont les fils sont tenus par les majors de l’édition, de la diffusion et de la distribution – ceux-ci imposant un rapport de force difficile à inverser. »
Et de conclure : « Cependant, pour l’ensemble des libraires qui ont participé à la trêve, aucun·e ne semble imaginer revenir à “l’anormal” et tous·tes souhaitent continuer à revendiquer haut et fort leur indépendance. Ainsi, par le fait de tester, collectivement, une autre manière de faire, cette trêve a démontré qu’il était possible de faire bien autrement et de proposer d’autres chemins pour travailler et (re)trouver du sens à nos métiers. Reste à réfléchir à la place que tient le système des offices dans le soutien que porte la librairie indépendante aux auteur·ices et à l’édition indépendante : comment imaginer d’autres manières de travailler ensemble le soutien à la création, sans rester empêtré dans cette course en avant qui mène toute l’interprofession dans le mur ? »
À LIRE - Transition écologique : les bibliothèques, “prêtes à s’investir davantage”
De mars à avril 2025, l’Association pour l’écologie du livre entend poursuivre ses initiatives en proposant de nouvelles expériences de trêves, enrichies par les retours collectés lors de l’année 2024. Elles seront ouvertes aux libraires et à toutes les personnes intéressées par cette démarche. L’objectif est d’élargir le nombre de participants pour répondre à l’enjeu crucial de la dépendance aux nouveautés, tout en affirmant la nécessité de ralentir et de renforcer l’indépendance au sein de la filière. Les personnes souhaitant s’impliquer dans ces prochaines trêves peuvent contacter l’Association pour l’écologie du livre.
En parallèle, un travail collectif interprofessionnel sera lancé pour élaborer un contrat commun, équitable et juste, destiné à fédérer les différents acteurs des mondes du livre et de la lecture. Bien qu’encore à l’état de préparation, ce projet vise à imaginer et instaurer des relations d’interdépendance équilibrées.
Les parties intéressées, quelle que soit leur place dans la chaîne du livre, sont invitées à rejoindre cette réflexion en contactant l’association.
Crédits photo : Association pour l'écologie du livre
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
1 Commentaire
Necroko
13/12/2024 à 04:08
Je vois mal une Librairie BD-Manga-Comics se permettre ça.