La remise du Prix Goncourt à Houris de Kamel Daoud (Gallimard) aura presque été éclipsée par plusieurs polémiques. La teneur du texte, qui évoque la guerre civile algérienne, lui a valu une censure en Algérie, tandis qu'une victime de ce conflit affirme que sa propre histoire lui a été dérobée par l'auteur. La sociologue Gisèle Sapiro, qui travaille notamment sur la responsabilité des écrivains et leur implication politique, revient sur ces implications.
Le 10/12/2024 à 12:52 par Antoine Oury
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10/12/2024 à 12:52
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Derrière l'affaire Daoud se dessinent des relations complexes, entre l'écrivain et son pays d'origine, entre une ancienne puissance coloniale et une colonie, entre les productions culturelles d'un pays et celles d'un autre...
ActuaLitté : Que révèle ce que l'on peut qualifier d'affaire Daoud sur le statut de l'écrivain au sein des relations politiques et diplomatiques, ici entre les deux pays que sont la France et l'Algérie ?
Gisèle Sapiro : Cette « affaire Daoud » est en effet prise dans les tensions diplomatiques actuelles entre la France et l’Algérie autour du Sahara occidental, mais elle précède l’incident causé par la déclaration d’Emmanuel Macron fin octobre. L’interdiction de Houris à l’importation et à la vente en Algérie, au nom semble-t-il de l’article 46 de la charte sur la réconciliation algérienne, qui punit quiconque « instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international » est en effet survenue dès la sortie du livre.
Le roman a aussi donné lieu à deux plaintes, l’une au nomde l'Organisation nationale des victimes du terrorisme et l’autre au nom de la victime, Saâda Arbane, qui accuse l’écrivain et son épouse d’avoir utilisé son histoire personnelle, en violation du secret médical et de son intimité. On peut penser que la médiatisation publique de cette plainte après l’attribution du Prix Goncourt est prise dans les tensions diplomatiques, et que cette plainte est instrumentalisée par le régime contre Daoud, qui est perçu comme proche du président Macron et qui est désormais exilé en France, après avoir été naturalisé en 2020.
Plus largement, l’affaire montre, d’une part, que les échanges culturels internationaux sont traversés par des enjeux politiques qui peuvent les favoriser ou, au contraire, y faire obstacle, même lorsqu’ils jouissent d’une certaine autonomie, car ils dépendent de l’autonomie relative de la culture dans chacun des pays concernés.
Or, dans ce cas, la littérature bénéficie d’une moindre autonomie en Algérie, où elle est contrainte par nombre d’interdits politiques et religieux, que le roman de Kamel Daoud transgresse, non seulement la mémoire de la guerre civile mais aussi l’avortement, proscrit sauf en cas de raisons médicales. On peut cependant penser que c’est plus son positionnement critique et pro-français qui est visé que son roman, car ces sujets, bien qu’en principe interdits, sont traités dans d’autres œuvres romanesques en Algérie qui ne sont pas censurées.
D’autre part, l’affaire renvoie à l’histoire des rapports entre les deux pays, à commencer par le rapport colonial, qui fait que la langue française, langue imposée par la colonisation, est devenue la langue de nombre d’écrivain-es et que plusieurs d’entre elles et eux publient en France tout en parlant de leur pays, comme d’autres écrivain-es francophones, et y expriment des idées qui seraient susceptibles d’être censurées ou mal reçues dans leur pays d’origine.
Parfois, ces images de leurs pays d’origine peuvent aussi rencontrer des attentes éditoriales au sein de l’ancien État colonisateur pour produire des représentations plus ou moins stéréotypées ou exotisantes de leur culture, et c’est ce qu’une bonne partie de la critique algérienne reproche précisément à Daoud. Je renvoie, à propos de ces attentes, aux travaux de Richard Jacquemond sur les traductions de la littérature arabe, et au livre de Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains et la décennie noire (CNRS Éditions, 2018), qui analyse ces questions dans une double perspective socio-historique et littéraire.
Peut-on qualifier Kamel Daoud d'écrivain politique ?
Gisèle Sapiro : Kamel Daoud est un intellectuel engagé et son œuvre est traversée par des enjeux politiques, que ce soit le passé colonial dans Meursault contre-enquête, roman narré du point de vue du frère de « l’arabe » anonyme tué dans L’Étranger de Camus, ou la guerre civile des années 1990 dans Houris, qui est également un roman à la première personne - le monologue intérieur d’une femme qu’un égorgement dont elle a été victime pendant cette guerre a rendue muette, et qui parle à l’embryon qu’elle porte, et dont elle va avorter car elle ne peut donner naissance à un enfant hors mariage.
C’est donc à la fois un roman sur la censure de la mémoire de la guerre civile, dont cette parole refoulée d’une muette est une allégorie, et un roman sur la condition féminine, dont la liberté est restreinte dans la société algérienne actuelle. En ce sens, son roman est certainement politique, mais il s’agit d’un roman, d’une fiction, même s’il se fonde sur des faits et s’inspire de personnes réelles, comme beaucoup de romans réalistes.
Or le terme d’écrivain politique est historiquement employé pour des écrivains de non fiction qui défendent leurs idées par la plume, dans le genre de l’essai ou du pamphlet. Je dirais plutôt que Kamel Daoud est un écrivain engagé et un intellectuel engagé, par ses articles dans la presse et ses prises de position, qui le situent à droite de l’échiquier politique.
Le Prix Goncourt a-t-il exposé Kamel Daoud à la critique, ou a-t-il renforcé le soutien qu'il reçoit face à cette dernière ? Le prix littéraire est-il autonome des (en)jeux politiques ?
Gisèle Sapiro : Le Prix Goncourt est le plus prestigieux décerné en langue française, son retentissement est important aussi bien sur le plan symbolique de la consécration qu’en termes de ventes, donc de diffusion de l’œuvre, et il favorise aussi les traductions en langues étrangères. La critique qui le vise en Algérie n’a pas attendu le prix, puisque le roman a été interdit à l’importation dès sa sortie, et on peut supposer aussi que c’est à cause de cette publication que la participation de Gallimard au Salon International du Livre d’Alger a été annulée.
En retour, cette critique a pu confirmer certains membres de l’Académie Goncourt dans leur choix de lui attribuer le prix. Car, comme beaucoup de prix, l’Académie Goncourt, aujourd’hui - cela n’a pas toujours été le cas -, revendique une autonomie par rapport aux enjeux politiques, le refus de se soumettre à des contraintes et intimidations, même si bien sûr, en pratique, beaucoup d’autres facteurs interviennent, économiques (pour que le prix ait un retentissement, il faut que l’œuvre couronnée ait déjà une certaine résonance médiatique et en termes de ventes), éthiques ou autres.
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D’ailleurs, l’Académie Goncourt a suspendu l’attribution du choix Goncourt Algérie cette année du fait de l’interdiction de Houris. La transgression de tabous est prisée dans la littérature moderne depuis le romantisme, et parmi eux les interdits liés à des enjeux politiques, comme ici le silence sur la guerre civile algérienne, ou la question de l’avortement, même si ces interdits sont en fait déjà transgressés dans la littérature algérienne comme je l’ai déjà dit.
Les critiques adressées à Kamel Daoud sont-elles inédites, dans l'histoire littéraire récente, de par la position de l'auteur et son rapport à l'Algérie ? D'autres affaires comparables ont-elles déjà été observées ?
Gisèle Sapiro : Kamel Daoud est un intellectuel engagé. Il a notamment combattu les dérives de l’islamisme, et critique à présent, dans son roman, la construction de la mémoire officielle qui privilégie celle de la lutte anticoloniale de la guerre d’Algérie pour mieux étouffer celle de la guerre civile. En Algérie, il est désormais perçu comme antinational, et cela joue sans doute dans la lecture et la réception de son roman dans ce pays, car un autre roman sur la guerre civile, paru aussi chez Gallimard cette année, celui d’Amina Damerdji, non seulement n’a pas été interdit, mais l’auteure a même pu faire une tournée dans ce pays, à l’invitation de son éditeur algérien Barzakh.
En revanche, il y a une longue histoire française de procès d’écrivains que j’ai retracée dans mon livre La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIX-XXIe siècles (Seuil, 2011). La libéralisation de la parole de l’écrivain-e en France est relativement récente, on peut la faire remonter aux années 1970. Le directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, avait été condamné en 1961, pendant la guerre d’Algérie, pour avoir publié Le Déserteur de Maurienne (pseudonyme de Jean-Louis Hurst).
Et il y a aussi une histoire d’écrivains étrangers publiant en France, parfois dans une langue autre que le français, pour contourner la censure dans leur pays, comme Henry Miller, dont les œuvres étaient considérées aux États-Unis comme pornographiques, et y ont longtemps été interdites.
Que révèle la réaction du monde littéraire français à l'arrestation de Boualem Sansal sur la place que ce dernier occupe en son sein ?
Gisèle Sapiro : Le monde littéraire s’est mobilisé pour défendre la liberté d’expression et protester contre l’arrestation inique de Boualem Sansal, quand bien même les signataires des différentes pétitions ne partagent pas toutes et tous, loin de là, ses opinions qui le situent à l’extrême droite. Elles et ils l’ont fait tout en exprimant leur désaccord avec ses positions politiques, qui ne justifie pas pour autant qu’il ne soit pas soutenu au nom précisément de la liberté d’expression et de création.
En France, il y a une longue tradition de mobilisation collective des écrivains et écrivaines contre les restrictions à la liberté d’expression. Pendant la guerre d’Algérie, de Gaulle aurait lui-même dit, à propos de Sartre, signataire de la « Déclaration du droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » : « On n’emprisonne pas Voltaire. »
Cela est révélateur du statut accordé aux écrivain-es dans la société française. C’est aussi le cas en Algérie, du reste, où ce sont surtout les journalistes qui sont arrêtés, mais le régime est clairement moins libéral qu’en France.
Cela dit, cette arrestation est prise dans le conflit qui oppose l’Algérie au Maroc sur le Sahara occidental et les tensions diplomatiques avec la France depuis qu’Emmanuel Macron a affirmé son soutien aux revendications du Maroc dans cette affaire. Boualem Sansal s’étant prononcé sur le média Frontières en faveur des aspirations marocaine, son arrestation est aussi une démonstration de force contre la France dont il est également ressortissant.
Dans son cas comme dans celui de Daoud, tous deux binationaux, leur soutien au point de vue français les fait apparaître comme des traîtres à la nation algérienne, ce qui « justifierait » leur dénigrement dans une partie des médias de ce pays (mais on peut aussi lire des analyses plus complexes et équilibrées sur l’affaire Daoud dans Le Matin d’Algérie par exemple). Cependant, l’arrestation de Boualem Sansal et les charges contre lui sont beaucoup plus graves que la campagne de dénigrement qui vise Kamel Daoud, et d’un autre ordre.
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Gisèle Sapiro est directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS (Centre européen de sociologie et de science politique), membre de l’Academia Europeae. Spécialiste de sociologie des intellectuels, de la littérature et de la traduction, elle est l’auteure de La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999, rééd. 2006), La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France XIXe-XXIe siècle (Seuil, 2011), La Sociologie de la littérature (La Découverte, 2014), Les Écrivains et la politique en France : de l'Affaire Dreyfus à la guerre d'Algérie (Seuil, 2018) et Peut-on dissocier l'œuvre de l'auteur ? (Seuil, 2020).
Photographie : Kamel Daoud (© Francesca Mantovani, Gallimard)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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6 Commentaires
B.
11/12/2024 à 06:53
La francophonie en soi est une arme redoutable et un piège : try to think out of the box.
Le grand malentendu entre l'Algérie et la France a encore de beaux jours devant lui.
"L'homme sage sait garder le juste milieu"(Confucius).
Félix
11/12/2024 à 09:29
La francophonie en soi est une bonne chose aussi. En vacances lors d'un au pays natal. mon épouse et moi avons été agtéablement surpris de pouvoir déguster in bon couscous algérien dans le foodcourt de Cascavelle à Flic-en-Flac à l'Île Maurice.
Edco
11/12/2024 à 11:07
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mercredi-11-decembre-2024-8913940
Ce matin....
Jean Drogo
11/12/2024 à 11:29
Je dirais que Gisèle Sapiro est une sociologue engagée, une sociologue engagée à gauche.
Est-ce que cette info a un quelconque intérêt ? Pas le moindre.
Mais, au moins, moi, j'en suis conscient.
B
11/12/2024 à 14:07
La stricte distinction entre la droite et la gauche existe-t-elle encore, avec le nombre de transfuges, de trahisons et de compromissions que l' on connaît aujourd'hui ?
Brice Vollard
11/12/2024 à 15:37
Jean Drogo ta lucidité te perdra attention, ton wokisme latent frémit sous la moelle.