Et si l’on redécouvrait Raymonde Vincent (1908-1985) ? En 1937, alors que Mervale de Rogissart est couronné du prix Renaudot, elle remporte haut la main, à 28 ans, le prix Fémina pour Campagne (face à Robert Brasillach et Henri Bosco), 27 ans après Marguerite Audoux qui s’éteint la même année. Toutes deux originaires de la campagne berrichonne, orphelines à quatre ans, autodidactes, arrivées sans le sous à Paris, connaissent le succès grâce à une rencontre avec un homme de lettres. Pour les deux femmes, le succès se limite à leur premier roman centré sur les souvenirs nostalgiques d’une enfance paysanne, rythmée par la nature et les travaux des champs au fin fond du Berry. Elles représentent un courant populiste rural, totalement ensablé qui mérite d’être exhumé.
Campagne retrace la vie de Marie, une jeune orpheline élevée et aimée par sa grand-mère dans un petit bourg berrichon. Août 1914, la déclaration de la guerre et la mobilisation des hommes du village viennent bousculer leur paisible routine. Un oncle propose de les héberger dans la grande ferme qu’il loue depuis deux ans. Quelques jours plus tard, deux voitures à cheval emmènent les deux femmes, les chèvres et quelques meubles aux Chaumes, à une journée de route. L’adolescente de quinze ans qui n'a jamais quitté son village que pour se rendre à la messe du bourg voisin et savoure la promesse d’une vie nouvelle. "La grand-mère quant à elle resserrait sa peine en elle-même ; le regard éteint, elle voyait sans y penser défiler lentement les champs de chaque côté de la route, et restait indifférente à ces contrées qu’elle ne connaissait pas."
Arrivées aux Chaumes, elles sont accueillies par Aimable-le maître ; ses quatre garçons et tante Victoire. Le maître est veuf et doit à Victoire d’avoir pu surmonter le décès de sa femme et être parvenu à reprendre un fermage entouré de ses fils qui participent activement aux travaux des champs. Il souhaite élever Marie comme la fille de la maison afin qu’elle puisse à terme succéder à Victoire qui vieillit. Bien qu’elle ait le loisir de faire ce qu’elle veut, la grand-mère a perdu ses racines et l’unicité de la relation avec sa petite fille. Un jour, celle-ci abandonne la surveillance du troupeau, s’aventure dans la forêt, s’égare et rentre à la nuit tombée. La correction appliquée par le maître qui s’ensuit est insupportable pour la vieille qui décide de retourner chez elle, laissant Marie aux Chaumes. "Je suis trop vieille pour pouvoir t’être bonne à quelque chose à présent". Elle meurt quelques mois plus tard.
Peinée, Marie a cependant du mal à réaliser. "Ensuite, ils avaient déposé le cercueil devant l’église, et la mère Gautier était venue prendre la main de Marie, pour lui faire jeter de l’eau bénite. Mais non, ce jour-là, elle n’avait pas compris que c’était sa grand-mère qu’on allait ensevelir dans la terre, car, comment l’imaginer allongée et désormais immobile dans cette grande boîte de bois ?"
Marie se laisse porter au jour le jour, dans cette maison où elle se sent bien, entourée de ses cousins, de la bienveillance de Victoire et de la juste autorité du maître. Elle apprécie cette vie paisible et laborieuse : conduire les moutons aux champs, garder les vaches, soigner et traire les bêtes, cuire le pain et la galette aux pommes de terre. Sans monotonie, les jours se succèdent, rythmés de plaisirs simples. Le Dimanche est empreint d’une saveur particulière : "le maître s’attarda devant son rhum. C’était une complaisance qu’on ne manquait jamais de s’accorder les dimanches matins. Ils débutaient tous ainsi, on restait à bavarder autour de la table avec le maître, et c’était une façon amicale de prendre congé jusqu’au lundi, où tout le monde se retrouvait pour se mettre au travail."
Les fêtes et cérémonies sont autant de repères et d’occasion de se retrouver : Pâques, Noël, les assemblées de village, la première communion des garçons. "La table dressée devant la maison allait presque d’un bout à l’autre du bâtiment, et il avait fallu plusieurs nappes pour la recouvrir entièrement. Le dîner commença lorsque la nuit fut tout à fait venue. Les papillons nocturnes tournaient en essaims transparents autour des lampes."
Enfin, dans ce coin reculé du Berry, la vie s’imprime sur l’écran des saisons : plaisir de cueillir les premières violettes, intense labeur et gaité des moissons, labours, brûlage des déchets de pomme de terre juste arrachées, fabrique des collets pour tendre des sonnées dans les champs recouverts de neige. Marie laisse courir son imagination au contact de la nature et à l’écoute des contes à la veillée.
Pourtant, l’équilibre est fragile. Après la mort de sa femme, le Maître a connu la misère et la honte de devoir placer ses garçons. Il redoute régulièrement que le malheur ne frappe à nouveau la maisonnée. La Grande Guerre lointaine dans la première moitié du récit, s’invite peu à peu à la ferme : mobilisation du père Devaud qui laisse sa femme seule et inquiète dans la maison voisine; messe en l’honneur des soldats de la paroisse morts au front et surtout mobilisation de Robert la cheville ouvrière de la maison. "On s’aperçût un jour aux Chaumes que la guerre durait toujours. Jusque-là on l’avait un peu ignorée parce que l’on vivait isolés et qu’on avait guère l’occasion d’en entendre parler."
A compter de ce jour, le récit bascule et s’accélère. L’angoisse s’empare à nouveau du maître. L’entretien de la ferme se dégrade peu à peu. Robert revenu lors d’une permission n’est plus le même et met un terme à son engagement avec sa promise. "Faudra pas que tu me gardes rancune, Germaine, parce que c’est pas ma faute à moi. Mais y vaut mieux pas que tu m’attendes, je serai plus tranquille si je me dis que tu ne penses plus à moi." C’est ainsi qu’ils se séparèrent. Le maître n’a pas la force d’accompagner son fils au bourg voisin pour rejoindre le front, la séparation est déchirante. "Marie eut le sentiment qu’il y manquait quelque chose : il y régnait cette sorte de vide qu’elle lui avait déjà connu une fois, le matin où sa grand- mère avait quitté les Chaumes pour toujours. "
Sans surprise, Robert ne reviendra pas du front. Le maître sombre dans le chagrin. La tante Victoire n’a plus l’âge de se battre et meurt de vieillesse. Quant à Marie, séquence de flash back dans les cinquante dernières pages où le lecteur découvre qu’elle a exhaussé le souhait du maître. Mariée, mère de deux enfants Renée et Blanche, elle a repris la ferme.
Pour ce premier roman, Raymonde Vincent s’est largement inspirée de son enfance comme l’illustre son récit autobiographique Le temps d’apprendre à vivre publié en 1982. En revanche, Campagne est un texte beaucoup plus abouti ; le récit est plus structuré, le père de l’auteur est magnifié dans le personnage du maître, le style beaucoup plus riche. "Elle repensa à sa grand-mère, à leur retour de la grand-messe, sur la route blanche, aux troupeaux de moutons dans la plaine brûlée ; aux odeurs de menthe chaude le long des talus, à la soie grise des pins ; à la croisée des routes ; aux sons de cloche et d’orgue qu’elle entendait encore couvrir toute la campagne."
Raymonde Vincent est née près de Châteauroux dans une famille paysanne. A la mort de sa mère, elle tient la maison de son père, métayer d’une ferme dépendant d’un château. Adolescente à l’instruction négligée, elle enchaîne de petits emplois dans les ateliers textiles castelroussins. A 17 ans, elle part pour Paris et gagne tant bien que mal sa vie comme modèle. En 1926, elle rencontre Albert Béguin (1901- 1957) spécialiste et traducteur d’écrivains romantiques allemands qu’elle épouse en 1929 en suisse. Après la seconde guerre mondiale au cours de laquelle le couple a participé à la résistance, Raymonde quitte son mari. Elle revient de temps à autre dans l’Indre avec Monique et André, les enfants de sa sœur jumelle qu’elle a adoptés, autre point commun avec Marguerite Audoux. Lorsqu’elle apprend qu’Albert Béguin est très malade, elle le rejoint en Italie pour rester à son chevet jusqu’à sa mort. Elle s’installe ensuite définitivement en Berry, à Saint Chartier.
Raymonde Vincent a publié une dizaine de livres dont aucun ne connaît le succès de Campagne : Blanche en 1939 – auquel Eric Dussert a consacré un article dans son récent ouvrage Cachées par la forêt aux éditions de la Table Ronde -, Elisabeth en 1943, Les noces du matin en 1950, La couronne des innocents en 1962…
Si vous souhaitez découvrir ou redécouvrir les auteurs du centre de la France, je recommande la lecture de Ballade en région Centre dans la collection "Sur les pas des écrivains" aux éditions Alexandrine (2013) qui propose une charmante promenade alternant paysages écrits, lieux d’écriture et courtes biographies parmi lesquelles Marguerite Audoux, Raymonde Vincent mais aussi Maurice Genevoix, Alain Fournier, George Sand, Hervé Bazin, Rabelais, Marcel Proust..
Par Les ensablés
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