Le philosophe Frédéric Schiffter ne fait pas dans la dentelle. Il l'affirme dans son Indispensable précis de détestation du travail, publié au Dilettante : le salariat contemporain est un nouvel esclavage. Armé des idées de Marx et d'une ironie mordante, il invite à une rébellion intime contre le management moderne, dévoilant ses racines problématiques... Le travail n'est ici plus ce culte tout sarkozyste, mais un terrain de lutte, où chaque voile levé provoque une étincelle.
Le 03/12/2024 à 18:11 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
03/12/2024 à 18:11
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ActuaLitté : Comment on décide de s'attaquer à cette grande idole de l'époque, le travail ?
Frédéric Schiffter : J’ai eu un geste de légitime défense. Le travail qui tue, qui aliène, qui vole du temps, est sacralisé par les capitalistes et les économistes. Leur pouvoir est une agression. On lira mon livre comme un manuel qui rappelle ce que signifie l’aliénation, en quoi consiste l’exploitation, pourquoi le travail est un esclavage.
Pourquoi un abécédaire ? Qu'est-ce que cette forme permet ?
Frédéric Schiffter : L’abécédaire est la forme adéquate d’une exposition raisonnée des termes utilisés par les esclavagistes modernes qui, dans un français appauvri, farci d’anglais, expriment des modes de domination et d’humiliation des salariés.
L’influence marxiste est assumée. En quoi cette approche est pertinente pour parler du travail en 2024 ?
Frédéric Schiffter : Marx est un philosophe et un écrivain que les ignares déclarent dépassé alors que son analyse du monde moderne est plus que jamais d’actualité. Encore faut-il le lire. Au lieu d’influence marxiste, je dirais : influence de Marx, car l’auteur du Capital lui-même récusait l’adjectif « marxiste ».
De plus, les mêmes ignares font de Marx le père du modèle soviétique russe ou chinois. Or la critique de l’aliénation par le travail, telle qu’elle occupe son œuvre, s’applique aussi à ces États qu’on peut désigner comme des formes de capitalisme bureaucratique. Marx dirait que l’esclavage salarié est planétaire. J’ajoute que mon Précis cite aussi les belles plumes de l’individualisme — Georges Darien, Émile Pouget, Herman Melville, Paul Lafargue (le gendre de Marx) —, et des auteurs latins allergiques au labeur — Cicéron, Pline le Jeune, Sénèque.
Finalement, c’est au salariat que vous en voulez, que vous opposez à l’artisan. Quel est le problème avec l’entreprise, cette « grande famille » ?
Frédéric Schiffter : L’artisan est l’homme d’un savoir-faire. Dans le monde de la marchandise et du salariat généralisé, son métier est rabaissé au rang d’emploi. Le terme d’employé est éloquent. On emploie les gens, autrement dit on les utilise. Les métiers se perdent dans la classification impersonnelle des fonctions et des « jobs ».
Il n’y a plus d’instituteurs ni de professeurs mais des enseignants. Il n’y a plus de médecins ni d’infirmiers, mais du personnel soignant. Etc. Quel est le problème de l’entreprise ? C’est un bagne où les salariés passent leur vie à effectuer des tâches sans intérêt et où ils endurent l’autoritarisme du management.
Vous aimez à déconstruire les mots du travail, comme « valeur ». Que la sémantique nous dit-elle de sa forme moderne ?
Frédéric Schiffter : Je ne prise pas le verbe « déconstruire ». J’utilise le terme de démystification. De la pointe de l’ironie, je dégonfle les baudruches verbales de la religion économique. Le travail est vécu comme une corvée, une défaite de la vie. Peut-on parler décemment d’une « valeur corvée » ?
La « valeur travail » a-t-elle toujours occupé une place centrale historiquement ? Ou est-ce l'apanage de la société bourgeoise ?
Frédéric Schiffter : Jusqu’à la révolution industrielle, le travail était perçu comme une activité ignoble, c’est-à-dire, au sens strict, sans noblesse. Il était dévolu aux dominés, et, bien sûr, aux esclaves. Le capitalisme naissant puis, aujourd’hui, mondialisé, en a fait une vertu. L’individu qui ne travaille pas, celui qui rechigne à entrer dans la vie dite active — le chômeur endurci, l’éternel étudiant, le marginal, l’absentéiste, etc. —, à présent le retraité, passent pour des parasites sociaux.
Paul Lafargue rappelle dans son Droit à la paresse que la Révolution française a supprimé des centaines de jours fériés. « La bourgeoisie a fermé les églises pour instaurer le culte du travail », écrit-il. Et puis, de quelle « valeur travail » parlent les patrons actuels et leurs perroquets des plateaux de télévision ? Dans leurs discours, il est plutôt question du coût du travail, toujours trop élevé. La « valeur travail » est un vent de bouche voulant dire en réalité : « Vive le boulot quand il est sous-payé ! »
C’est tout un système que vous remettez en cause, du salariat aux loisirs, en passant par le RH et le Burn out. Selon vous, quelle alternative à ce système serait bénéfique pour l'individu et la société dans son ensemble ?
Frédéric Schiffter : Je rappelle que ce qu’on nomme les loisirs, au pluriel, n’ont nul rapport avec le loisir, au singulier — l’otium des latins. Les premiers sont le prolongement du travail, du negotium, en ce qu’ils impliquent un emploi du temps pour divers amusements — c’est-à-dire, comme l’indique l’étymologie, des agitations sans les muses. Le second est l’oisiveté où on prend le temps de se décrasser l’esprit et de s’adonner aux plaisirs de l’égoïsme, et cela, sans regarder l’horloge.
Ce n'est pas innocent si les entreprises proposent à leurs salariés des loisirs stupides. N’étant pas un idéologue ni un militant, je ne vends aucune révolution. En revanche, je suggère des formes de révolte in situ contre le harcèlement, le chantage, la tyrannie des responsables, telles que l’absentéisme, la démission silencieuse (en faire le moins possible), la démission pure et simple, le sabotage, le règlement de compte avec un chef ou un DRH, ou encore le chômage volontaire.
Pouvez-vous présenter Reinhardt Höhn et son apport à l'organisation moderne du travail ?
Frédéric Schiffter : Dans son ouvrage essentiel, Libre d’obéir (Gallimard), l’historien Johann Chapoutot évoque la figure de Reinhard Höhn, le général SS chargé par Hitler de réformer le mode de commandement dans l’armée et du contrôle dans le monde du travail. Il invente pour les casernes et les usines l’« esprit de groupe », la « culture d’entreprise », l’« initiative personnelle », l’« esprit de responsabilité », etc.
À la fin de la guerre, il échappe à la dénazification — comme le lieutenant SS Hanns-Martin Schleyer qui deviendra président du patronat ouest-allemand — et fondera, en 1956, la première académie de management d’où, pendant plus de vingt ans, sortiront des milliers de cadres d’entreprises européennes et américaines. Son ouvrage, Le pain quotidien du management (1978), sera la bible du patronat mondial. Toutes les techniques actuelles de mise au pas des salariés procèdent de cette doctrine totalitaire recyclée.
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Le nom du nazi n’est plus cité, mais les managers, les directors, les dirigeants actuels, des secteurs privé et public, en sont, consciemment ou non, les disciples. Une raison de plus pour détester cette engeance.
Crédits photo : Gabrielle Duplantier © Flammarion
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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3 Commentaires
Félix
04/12/2024 à 07:23
Extrêmement intéressant. Cet article vient à point nommé pour confirmer ce que je pense aussi au sujet des entreprises modernes. J'étais en train de lire le Hors-série annuel - Édition 2022 de la revue "L'Éco austral" (sous-titré "Les idées et les hommes de l'Océan Indien) sur les principales entreprises de la Réunion, de Maurice, de Madagascar et de Mayotte) et où parle notamment d'un fait nouveau, celui du concept de RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) dans leur évaluation. Et si dans le monde moderne, il faut travailler pour vivre - indépenfamment du système politique du pays concerné - à quoi rime cet entêtement obsessionnel à toujours travailler plus et contribuer, à son corps défendant, à cette fuite en avant, toujours plus de profits à outrance pour les grosses multinationales, comme Walmart ou Carrefour?
Anjo
04/12/2024 à 08:09
Fort intéressant a priori...à sans doute rapprocher du "Droit à la paresse" du gendre de Marx, et de l' étymologie latine, "tripalium" engin de torture à trois pieds.
D. L.
04/12/2024 à 09:59
Si le confinement a apporté un point très positif, c'est bien la remise en question de l'esclavage salarial (ou entrepreneurial) qui gâche le temps de vie qui nous est donné sur Terre.
Les hommes se sont enfin rendu compte qu'ils n'étaient pas fait pour travailler, encore moins engraisser des actionnaires. (Famille Heuliez, Décathlon, + de 1 milliard de dividendes).
Les défenseurs des négriers ont crié à la fainéantise !
Non, ils auraient dû dire : quel réveil !
Bref, une dictature est bien plus sournoise quand elle est "consentie". Nous sommes "obligés" de travailler, pas besoin de coups de fouet, les factures, les abonnements, les taxes et impôts nous empêchent de dévier du couloir aux murs montant jusqu'au ciel. La pub et la téléréalité omniprésente font le reste.