Le 22 novembre 2024, l'organisation PEN International a exprimé sa profonde inquiétude face aux tentatives de censure par les autorités argentines du livre Mangeterre (trad. Isabelle Gugnon, L'Iconoclaste et J'ai Lu) écrit par l'Argentine Dolores Reyes. Le 7 novembre 2024, Victoria Villarruel, colistière du président Javier Milei, a qualifié sur son compte X le roman « d'immoral et dégradant », partageant des extraits, et appelant à son retrait des écoles et bibliothèques.
Le 03/12/2024 à 12:41 par Hocine Bouhadjera
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03/12/2024 à 12:41
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Au départ de l'affaire, un groupe de parents d'élèves de Mendoza, qui ont exprimé leurs préoccupations après qu'un enseignant ait introduit ce livre dans son programme de littérature.
L'affaire a pris de l'ampleur quand Victoria Villarruel, vice-présidente de la Nation argentine, et d'autres hauts fonctionnaires ont critiqué le gouverneur de Buenos Aires, Axel Kicillof, pour avoir promu ce qu'ils qualifient de « littérature pornographique » dans les écoles publiques, à travers le programme Identidades Bonaerenses.
Lancé il y a un an, ce dernier consiste en une distribution de 100 titres de fiction et non-fiction, dans des milliers d'écoles et de bibliothèques. : « Arrêtez de sexualiser nos enfants, expulsez les personnes qui promeuvent ces programmes néfastes des salles de classe, et respectez l'innocence des enfants ! », a notamment écrit sur X Victoria Villarruel, et de publier des extraits pour justifier ses affirmations.
Cometierra, nom du roman dans sa version originale, signé Dolores Reyes, aborde le fléau des féminicides en Argentine, à travers l'histoire d'une fille capable de percevoir les derniers moments des morts en ingérant la terre qu'ils ont foulée. Dans le cadre du programme éducatif officiel, le texte est présenté comme une œuvre littéraire « qui travaille la violence de genre, la terreur et l'absence » et qui « nécessite un accompagnement enseignant », révèle France 24.
L'autrice a vu dans le post de la vice-présidente argentine, « une tentative d'intimider les enseignants par la terreur ». Et d'ajouter : « L'école est un lieu privilégié pour éduquer les lecteurs ; c'est peut-être pour cela qu'elle est constamment attaquée. »
La vice-présidente, opposée au mariage homosexuel, a également souvent critiqué l'éducation à la sexualité dans les écoles, qu'elle qualifie d'« endoctrinement » des enfants concernant les droits LGBT.
Plus généralement, l'élue de la coalition La Libertad Avanza, portée par Javier Milei, est connue pour ses positions ultraconservatrices et sa nostalgie de la dictature militaire argentine. Fondatrice du CELTYV, un centre d’études sur le terrorisme, elle a souvent été critiquée pour ses prises de positions controversées sur la dictature et les droits de l'homme. Elle défend une vision révisionniste de la dictature et a été accusée de négation du terrorisme d'État.
En plus de Cometierra, d'autres livres du programme ont été attaqués par des membres de la coalition La Libertad Avanza, notamment Les aventures de China Iron de Gabriela Cabezón Cámara, une réinterprétation féministe du poème Martin Fierro de José Hernández, finaliste du Prix Booker International, ainsi que Si no fueras tan niña de (Si tu n'étais pas une telle fille) Sol Fantin. Cette dernière, qui relate l'abus subi par l'auteur de la part d'un leader communautaire religieux, a également été accusée de contenir du contenu pornographique destiné à « sexualiser les enfants ».
Alberto Sileoni, le directeur de la Culture et de l'Éducation de la province de Buenos Aires et ancien ministre de l'Éducation sous l'administration de Cristina Kirchner, a vigoureusement défendu ce programme.
Face aux attaques de journalistes de droite tels Eduardo Feinmann, qui l'a traité de « dégénéré », il a répliqué, repris par le Buenos Aires Tribune : « C'est de la littérature, pas de la pornographie », soulignant que ces livres sont conçus comme des ressources éducatives recommandées pour les élèves âgés de 16 à 19 ans et qu'ils doivent être utilisés en classe sous la supervision attentive d'un enseignant.
Il a également suggéré que les critiques visaient à interdire l'éducation sexuelle dans les écoles, une initiative qu'il considère cruciale pour aider les enfants à signaler les abus sexuels.
L'affaire a pris une nouvelle dimension le 11 novembre dernier, lorsqu'une organisation appelée la fondation Dr. Natalio Morelli a porté plainte contre Sileoni pour « abus de pouvoir et corruption de mineurs ». Bárbara Morelli, présidente de la fondation, a argumenté que ces livres devraient être bannis des bibliothèques scolaires, affirmant que « les enfants doivent lire des livres qui éduquent » et que les élèves sont à des « âges cognitifs » nécessitant des lectures appropriées.
Le gouverneur de Buenos Aires, Axel Kicillof, a finalement pris position dans le débat en publiant sur X, le 17 novembre dernier, une photo de lui lisant Cometierra. D'autres livres controversés étaient visibles sur une table à ses côtés. Il a accompagné l'image du commentaire : « Rien ne vaut un dimanche pluvieux pour se plonger dans de la bonne littérature argentine. Sans censure. »
En réponse, Victoria Villarruel a repliqué : « Le livre que vous avez sur cette table appelé Si no fueras tan niña raconte l'histoire d'une fille de 14 ans abusée par un adulte de 30 ans. Utilisez-vous vraiment cette tragédie pour corrompre les esprits des enfants et adolescents de la province de Buenos Aires ? Ne jouez pas avec nos enfants ! » Toujours sur X, Villarruel a déclaré que quiconque promeut « l'idéologie de genre » est un « dégénéré » et que ceux qui favorisent la « sexualisation des enfants » seraient des pédophiles en puissance.
Dans une dynamique de soutien aux auteurs concernés, Dolores Reyes, Gabriela Cabezón Cámara et Sol Fantin se sont jointes à près d'une centaine d'écrivains argentins renommés et populaires pour une lecture collective de Cometierra, le samedi 23 novembre au Teatro Picadero, situé dans le centre de Buenos Aires. Des figures littéraires telles que Claudia Piñeiro, Juan Sasturain, Martín Kohan et Fabián Casas ont participé à cet événement.
La maison d'édition Sigilo, qui a publié Cometierra, a également exprimé sur X sa préoccupation : « Il est très dangereux de permettre ces méthodes antidémocratiques de censure, de harcèlement et de calomnie contre toute expression artistique. La liberté, c'est autre chose. »
Romana Cacchioli, directrice exécutive de PEN International, a de son côté commenté : « En interdisant les livres, les autorités tentent d'étouffer l'essence même de la liberté ; nous devons rester fermes pour protéger la littérature et les livres qui servent de phares de résistance dans le monde contemporain. Nous appelons les autorités argentines à mettre fin au harcèlement continu des écrivains ».
L'organisation de défense des auteurs considère cette démarche comme un pas dangereux vers la censure et l'interdiction de livres, basée uniquement sur les préférences des personnes au pouvoir. En 2024, PEN International a documenté une augmentation « significative » du discours stigmatisant et des insultes publiques ciblant les journalistes, écrivains, éditeurs et médias en Argentine.
Depuis l'accession de Javier Milei à la présidence de l'Argentine le 10 décembre 2023, PEN International exprime en effet des inquiétudes croissantes concernant la liberté d'expression et les droits culturels. Les attaques contre les médias et les professionnels de la culture se sont intensifiées, avec au moins 61 attaques recensées contre la presse argentine de janvier à juin 2024, dont 30 % imputables au président lui-même.
Parmi les faits marquants, la fermeture de Télam, la plus grande agence de presse d'Amérique Latine, en mars 2024. Le président Milei a justifié cette décision en accusant l'agence d'être un outil de « propagande ». Cette même année, Acequia TV, une autre entité médiatique importante, a également cessé ses opérations.
Le 17 mars 2024, la maison d'édition Marea, spécialisée dans le journalisme et les droits de l'homme, a été la cible d'une attaque de troll sur son compte Facebook. Cette attaque visait spécifiquement à discréditer l'ouvrage Delia, bastion de résistance, qui rend hommage à Delia Giovanola, cofondatrice du groupe Abuelas de Plaza de Mayo. Plus de 800 messages de haine et commentaires ont été postés, certains défendant la dernière dictature militaire et d'autres contenant des menaces directes contre l'éditeur et les contributeurs.
En outre, le président Milei a régulièrement dénigré les journalistes et les médias, utilisant des termes péjoratifs tels que « corrompus », « menteurs » et « maîtres chanteurs ». Il a aussi publiquement insulté des écrivains et des intellectuels, comme Jorge Fernández Díaz, qui l'avaient critiqué. Dans une interview du 9 avril, le président a même « célébré » la possible faillite d'Editorial Perfil, un groupe médiatique établi depuis 47 ans.
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La répression ne se limite pas à des attaques verbales ; elle s'est également manifestée physiquement. Entre le 31 janvier et le 2 février, au moins 35 journalistes couvrant des manifestations ont été la cible de la force publique. Ces dernières ont utilisé des balles en caoutchouc, des gaz irritants et ont même recouru à des coups, révélant un usage disproportionné de la force pour réprimer la couverture médiatique des manifestations civiles.
« L'Argentine doit respecter son obligation de promouvoir, de respecter et de protéger le droit à la liberté d'expression tel qu'il est consacré dans sa Constitution et dans les traités internationaux qu'elle a signés, y compris le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention américaine relative aux droits de l'homme », conclut PEN International.
Crédits photo : Victoria Villarruel (Vox España, CC0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 07/09/2022
250 pages
J'ai lu
7,90 €
6 Commentaires
Gaucho Marx
03/12/2024 à 14:09
"basée uniquement sur les préférences des personnes au pouvoir"...
C'est ainsi depuis que le monde est monde, non ? Et où est le mal quand ces gens ont été élus démocratiquement ? Le peuple vote mal, il faudrait en changer ?
Saviez-vous qu'il existait du temps des Kirchners, représentants d'une gauche corrompue, dans un pays aux 300 % d'inflation, un ministère du genre et de la diversité ?
La soupe idéologique, c'est digeste uniquement si on a déjà de la vraie soupe pour se nourrir !
Et c'est ainsi que Milei a été élu.
Gilles Blanc
03/12/2024 à 16:19
Gaucho Marx jamais avare d'un léchage de puissant vient nous expliquer la Démocratie, succulent, on soupèse notre ignorance, genou à terre, implorons encore plus de sagesse réactionnaire.
Lune
03/12/2024 à 17:57
Bonjour,
Cometierra a été traduit et publié en France sous le titre Mangeterre. Il est disponible aux Editions de L'Observatoire et en poche chez J'ai Lu.
C'est un excellent roman, engagé, difficile mais jamais voyeuriste.
A lire !
Cyril Balcon
04/12/2024 à 02:00
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Olivier
04/12/2024 à 15:31
Bizarre, ce "On" choisit en titres pour ne pas nommer les responsables d'extrême droite à tendances fascistes au pouvoir, en Argentine et aux Etats-Unis.
Gaucho Marx
04/12/2024 à 19:32
En attendant, la "bête immonde" qui a recouvert de sa patte velue le destin de l'Argentine, avec un an après son élection un taux de soutien de la population à faire crever de jalousie tout président français depuis De Gaulle, vient de diviser par 10 l'inflation du pays. Entre autres (bonnes) choses.
Heureusement que jusqu'à preuve du contraire, l'Argentine est une démocratie présidentielle, où, obéissant à Montesquieu, les pouvoirs restent séparés.
Heureusement que ces bons résultats économiques ne peuvent pas être attribués à un pouvoir fasciste, pour que les démocraties puissent encore être désirables sur ce plan, fondamental pour la population.