La saison des prix littéraires touche à sa fin, ou peut-être commence-t-elle réellement : au-delà de la reconnaissance par les pairs, les distinctions du secteur sont aussi de solides arguments marketing pour les achats de la fin d'année. Et, alors que l'année 2024 s'annonce morose pour l'industrie du livre, ces enjeux sont d'autant plus scrutés : l'occasion de relever les rapports de force en vigueur.
Le 06/12/2024 à 15:04 par Antoine Oury
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06/12/2024 à 15:04
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Le raout annuel des prix littéraires de la rentrée, tradition professionnelle et médiatique du landerneau parisien de l'édition, laisse désormais la place à la dernière ligne droite de 2024. Le mois de décembre à venir est crucial pour les maisons d'édition, mais aussi pour les librairies, après une année que beaucoup s'entendent déjà à qualifier de « morose ».
Multiplication des événements politiques et des conflits — que le secteur considère généralement mauvais pour les ventes de livres —, inflation toujours présente, hausse des frais de port sur les livres et montée en puissance du marché de l'occasion, pêle-mêle, font craindre des résultats peu enthousiasmants.
À cette équation s'ajoute la concentration toujours à l’œuvre dans le secteur — Editis rachète Delcourt, tandis que Madrigall s'intéresse à Christian Bourgois et les Éditions du Globe — et l'appétit de ces « supergroupes » pour lesquels les chiffres d'affaires doivent être toujours plus importants, afin de supporter les coûts et satisfaire les éventuels actionnaires.
Dans ce contexte, les prix littéraires représentent des atouts sur lesquels capitaliser. Dans un marché de l'offre, où la surproduction est par ailleurs de mise, l'acheteur en manque d'idée se laissera sans doute convaincre par un large bandeau sur couverture...
Les jurés qui attribuent ces récompenses sont issus d'un bloc sociologique particulièrement homogène, avec un profil récurrent, celui d'un homme blanc, âgé d'un peu plus de 60 ans, lui-même auteur ou journaliste (ou les deux), issu d'un milieu favorisé, y compris dans les champs culturels et politiques, comme nous l'avions montré l'année dernière. Certains siègent même dans plusieurs jurys de récompenses, renforçant ainsi leur influence, quand leur jugement peut être plus ou moins biaisé par leur statut d'auteur publié par telle ou telle maison d'édition, voire d'éditeur.
Souvent moins bien rémunérées et moins exposées médiatiquement que leurs collègues masculins, les autrices françaises pouvaient au moins se réjouir d'une présence de plus en plus marquée au sein des prix littéraires.
Ainsi, les femmes ont remporté 54 % des 14 principaux prix littéraires entre 2020 et 2023, représentant une réelle progression sur les 20 dernières années, puisqu'elles n'avaient remporté que 25 % de ces mêmes prix entre 2000 et 2009, rapportait l'Observatoire de l'égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, en mars 2024.
La cuvée de la rentrée littéraire 2024 ne s'inscrit définitivement pas dans cette tendance. Sur 22 récompenses prises en compte dans notre article, 15 ont été décernées à des auteurs, contre 7 seulement à des autrices. Si l'on se limite aux personnalités représentées dans les palmarès, on compte 11 hommes pour 6 femmes (une seule autrice a obtenu deux récompenses, quand plusieurs auteurs ont reçu plus d'une récompense).
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Si l'on se limite aux 9 prix littéraires les plus emblématiques (Académie Française, Décembre, Femina, Goncourt, Interallié, Prix des libraires, Prix du livre Inter, Médicis et Renaudot, sélection de l'Observatoire de l'égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication), seuls deux ont été remis à des autrices cette année...
L'homogénéité socio-économique des membres des jurys des prix de la rentrée a une conséquence imparable : ces quelques personnalités définissent par leurs choix une culture légitime, celle qu'il convient d'afficher dans certains cercles, voire en société, pour être considéré comme un lecteur ou une lectrice digne de ce nom.
Aussi est-il fréquent de retrouver, dans les bilans des prix littéraires, certains noms récurrents. En 2023, Neige Sinno s'était ainsi frayé un chemin, son ouvrage Triste Tigre (P.O.L) cumulant cinq récompenses notables de la rentrée. Mais la tendance à la consécration unanime d'un titre par les jurys des différentes récompenses est devenue de plus en plus rare.
En 2024, cinq auteurs mobilisent à eux seuls une quantité double de récompenses : Kamel Daoud (Prix Goncourt et Prix Transfuge), Gaël Faye (Prix Renaudot et Prix Roman News), Olivier Norek (Prix Jean Giono et Prix Renaudot des Lycéens), Miguel Bonnefoy (Prix Femina et Grand Prix du Roman de l'Académie française) et enfin Gabriella Zalapi (Prix Femina des Lycéens et Prix Blù Jean-Marc Roberts).
En 2022, la concentration éditoriale avait largement dominé les prix littéraires, offrant un bel avantage aux groupes industriels du secteur dans les choix des cadeaux de fin d'année. 2023 avait un peu corrigé le tir, en réservant de belles récompenses à plusieurs maisons indépendantes.
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Qu'en est-il de cette année ? Elle souligne le retour d'une domination des groupes éditoriaux, qui raflent 15 récompenses sur les 22 prises en compte, contre 7 pour des structures indépendantes (notamment Rue Fromentin, les éditions Sabine Wespieser ou encore les éditions Zoé). Quatre groupes pointent à égalité, avec 3 récompenses chacun : Madrigall, Actes Sud, Média-Participations et Hachette Livre. Editis, n° 2 de l'édition française, s'en tire mieux qu'en 2023, avec deux trophées, tandis qu'Humensis en ramène un seul à la maison.
Pour un écrivain et son éditeur, l'obtention d'un prix représente évidemment une reconnaissance bienvenue de la part de ses pairs. Mais, pour une entreprise d'édition, ce signe distinctif accordé à une œuvre renferme un potentiel commercial indéniable.
Marronnier au même titre que les prix littéraires de l'automne eux-mêmes, la question peut toutefois être posée : quelle récompense est la plus rentable, pour un éditeur ? Bien entendu, les réponses apportées n'ont pas grande valeur, car la renommée d'un prix ne fait pas tout : la médiatisation de son lauréat ou de sa lauréate, mais aussi une éventuelle polémique, pourront faire pencher la balance.
De même, une actualité chargée le jour de la remise de la récompense — en particulier dans un contexte politique très agité — pourrait éjecter cette actualité littéraire du champ médiatique. Quantité d'autres facteurs influencent les ventes d'un ouvrage (prix — en euros —, sujet, renommée de l'auteur ou de l'autrice, campagne de promotion de l'éditeur), si bien qu'une simple observation des ventes de la semaine suivant la remise du prix par rapport à la précédente est déjà abusive.
Procédons à l'exercice, néanmoins. Sans trop de surprise, le Prix Goncourt reste le champion dans ce domaine, puisque les ventes de Houris, de Kamel Daoud, ont pratiquement été multipliées par 10 par l'obtention de ce Graal, passant de 5345 exemplaires vendus à 49.640. Le « petit frère », le Prix Goncourt des Lycéens, ne se défend pas trop mal non plus, avec des ventes triplées pour le livre de Sandrine Collette, la lauréate (de 2264 à 7667).
Le cas des écrivains déjà médiatisés et mis en avant au préalable d'une récompense est moins évident : le Prix Renaudot de Gaël Faye lui permet ainsi d'écouler 18.080 Jacaranda, contre 7844 la semaine précédente. Le Prix du Roman News, qu'il avait obtenu un peu plus tôt, avait eu l'effet « inverse » : de 15.083 exemplaires vendus, les chiffres passaient à 10.928 ventes la semaine suivant le prix !
Beaucoup d'auteurs rêveraient d'un Prix Renaudot des Lycéens, capable de mettre en avant un titre : pour Olivier Norek, la récompense n'a pas eu un effet notable sur les ventes de son livre : 6170 ventes une semaine, 6810 la suivante...
Parmi les prix littéraires à l'impact le plus faible sur les ventes (mais dans la semaine suivante immédiate, ce qui ignore un effet à plus long terme), citons le Prix Interallié, le Prix Vendredi, le Prix Wepler, le Prix Médicis, le Prix de Flore, le Prix Femina des Lycéens, le Prix Décembre, le Prix des Deux Magots ou encore le Prix Blù Jean-Marc Roberts.
En somme, une part importante des prix de la rentrée littéraire n'ont pas ou que peu d'impact sur les ventes immédiates de l'ouvrage primé. Une observation qui ne nie pas leur intérêt, cependant, pour améliorer la reconnaissance d'une œuvre d'un auteur, ou encore pour aider ce dernier à vivre de sa plume, s'il comporte une dotation.
Les chiffres de cet article sont tirés d'Edistat.
Photographie : illustration, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
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Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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Anna
07/12/2024 à 14:51
... Il manque les chiffres des mentions et passages médias.
(Tagaday peut parfaitement le faire. Encore faut-il vouloir publier les résultats...)
Antoine Oury
09/12/2024 à 10:35
Bonjour et merci pour votre commentaire, l'angle de l'exposition médiatique est aussi intéressant, mais il soulève d'autres questionnement sur le périmètre de l'étude et sur l'impact des prix sur les ventes, ainsi qu'une charge de travail difficile à assumer. Merci pour la mention de cet outil, sur lequel nous allons nous pencher : soyez assurée qu'il n'y a pas de volonté de dissimuler des informations.
Cordialement,
Antoine Oury
nathanièle lomis
12/12/2024 à 13:45
Qui aurait pu prédire ?
John Elway
15/12/2024 à 04:55
Heisman Trophy 2024: aucun blanc sélectionné. L'heureux gagnant: Travis Hunter (U. Colorado).