L’important pessimiste hongrois (pléonasme ?), Laszlo Krasznahorkai, révèle le secret des bibliothécaires : si cela ne tenait qu'à eux et elles, ils chasseraient les lecteurs de la bibliothèque « comme on chasse les porcs d’une bijouterie, car les bijouteries sont remplies de porcs ».
Le 01/12/2024 à 11:22 par Hocine Bouhadjera
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01/12/2024 à 11:22
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C’est en tout cas ce qu'affirme Herman Melvill, qui n’est pas Herman Melville puisqu’il manque un e, mais un bibliothécaire à la Public Library de New York, - ville de Herman Melville, par ailleurs.
Le fonctionnaire, seule voix de Petits travaux pour un palais (trad. Joëlle Dufeuilly), est formel : « Tous les bibliothécaires pensent la même chose, regardez ! Lorsque vous, lecteur, leur demandez un livre, les bibliothécaires, j’entends les vrais bibliothécaires, ne vous regardent presque jamais dans les yeux, et ils sont toujours de mauvaise humeur, quand vous leur adressez la parole, ils bougonnent, et ne vous répondent pas, comme si vous ne parliez pas assez fort, ou comme s'ils n’avaient pas compris votre question, ou qu’ils la trouvaient trop stupide. »
Le quarantenaire, de l'espèce de Bartleby le Scribe, porte un rêve : un jour, refuser, « ne serait-ce qu’une seule fois », de donner au lecteur le livre réclamé, et ainsi commencer à bâtir ce que lui « et tous les autres vrais bibliothécaires, quand bien même ils dissimulaient leurs véritables ambitions », désiraient, et de cette façon jeter des bases pour donner à la bibliothèque son véritable sens, d’être « ÉTERNELLEMENT FERMÉE ». Vous vous dites peut-être, quelle drôle d’idée : il s’agit de réagir à « la catastrophe »...
Comme souvent chez le camarade de Béla Tarr, on est dans la tête d’un « fatigué », entre une étrange lucidité aux accents de démence, et un fort ressentiment. Un marginal enfermé dans sa tête, obnubilé par quelques problèmes précis, aux aguets de ce qui le traverse. Le bibliothécaire s'adresse à nous, le monde, en noircissant des carnets : un flot ininterrompu qui avance en tournant comme une roue.
Le bibliothécaire a des fixettes, à commencer par, logiquement, Herman Melville. Cruels parents, qui ont décidé de donner à leur enfant le nom de l’un des plus grands auteurs américains, certains diront le plus grand. Plus ou moins consciemment, on se compare, c’est obligé.
Le Melville qui intéresse Melvil, comme pour exorciser le poids de ce patronyme, est l’inspecteur des douanes au Customs Office de 1896, après le bide Moby-Dick : « Comment peut-on connaître un échec avec un Moby-Dick ?! c’est un peu comme si on disait que l’Iliade ou La Divine Comédie avaient été des échecs, et je me suis dit, pendant que je feuilletais les ouvrages de Parker et de Jay Leyda à la bibliothèque, voici un homme avec, derrière lui, Moby-Dick, et, devant lui, l’humiliation infligée par les critiques et le nombre d’exemplaires vendus, et une grande bouteille de brandy. » Voici le grand écrivain humanisé, comme Venise est ramené, en hiver, à un plus commun. C’est une aussi une manière de véritablement trouver l’homme derrière la figure.
Vieux gars, je ne m’intéressais qu’aux idées, aux opinions, aux théories, jamais aux personnes, et surtout pas de façon approfondie, à l’exception de Melville, mais lui, c’était juste à cause du nom, l’homme ne m'intéressait pas, du moins pas au début parce que, par la suite, oui, et comment !
À travers le « Grand Herman Melville », le bibliothécaire de petite taille, un peu bedonnant, raconte New York. Plus : comprendre le trajet quotidien de l'auteur, son territoire, c’est le comprendre. « Constituer un territoire, c’est la naissance de l’art (...), couleur, ligne, champs », selon Deleuze. Tout un comportement, une musique interne, un état d’esprit, un état sensible, des avoirs qui font un être. Herman Melvill note : « L’architecture qui s’est développée dans les métropoles modernes occulte notre sempiternel rapport à la question OÙ SOMMES-NOUS. Non, pas seulement l’architecture, dans les métropoles modernes, tous les courants de pensée artistiques, scientifiques et philosophiques l’occultent également. »
Malcolm Lowry, autre grand protagoniste de ce monologue solitaire, est un « outlandish » : il s’est « déterritorialisé », en débarquant à New York en 1934. Dans sa valise : une chaussure de rugby, « pas une paire, non, une seule chaussure », et un vieil exemplaire… de Moby-Dick.
Eurêka pour notre bibliothécaire ! l’Américain du XIXe siècle et le Britannique partagent en réalité le même « milieu naturel », la catastrophe, comme tout le monde, en dernière analyse : « Voilà pourquoi chacun de nous doit se fixer un objectif qui puisse répondre au mieux à la nature de la réalité révélée, comme moi je l’ai fait en décidant de construire et d’emmurer une gigantesque Bibliothèque, que nous ne pourrons, je ne le répèterai jamais assez, admirer que de loin, j'ai ruminé tout cela dans ma tête un moment, le temps a filé, on était, disons… »
Le Britannique et l’Américain ont eu cette révélation face au même Rocher, comme un monolithe noir moderne, Manhattan, représenté par l’architecte Lebbeus Woods. Pour pénétrer cette idée, il faudra lire le texte de Laszlo Krasznahorkai.
Comme toujours dans la réalité du Hongrois, Dieu est absent et Satan partout. Et parfois, en face, « c’est l’absurde dignité, responsable de la tragédie humaine, qui se manifeste pleinement à l’instant précis, l’instant sacré où l’homme s’oppose à la vérité suprême, alors que dans le même temps cette opposition constitue la clé de sa dignité ».
Dans cet ouvrage, l'ambiguïté est, là-encore, maintenue : a-t-on à faire à la sainteté ou la folie ? Que les deux soient dans le même homme n’est, évidemment, pas à exclure.
À l'image de La venue d'Isaïe, court texte réédité chez Cambourakis en 2023, Laszlo Krasznahorkai propose ici un livre d’une centaine de pages, qu’on dirait d'un jet exalté. D’une puissance fulgurante.
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 04/09/2024
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16,00 €
Paru le 04/09/2024
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