Depuis son déploiement, le Pass Culture a fait de la France une nation de lecteurs – ou du moins, a révélé combien les jeunes bénéficiaires aimaient acheter des livres par ce biais. Phénomène intrigant dans les premiers temps, cet engouement pour certains segments éditoriaux est désormais remis en cause. Trop de livres tue le livre ?
Le 27/11/2024 à 17:56 par Nicolas Gary
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27/11/2024 à 17:56
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Voilà deux semaines, la locataire de la rue de Valois initiait une double mission portant sur le Pass : dans un contexte budgétaire de restrictions, cet outil qu’avait inspiré le Bonus Cultura de Matteo Renzi, Premier ministre italien, proposé en 2016 dans le Bel paese. Le candidat Macron le reprenait à son compte pour sa candidature présidentielle de 2017, faisant du Pass Culture l’un des piliers de sa politique culturelle…
Voici qu’en cette fin 2024, Rachida Dati envisage une réforme du système, accompagné de deux missions expresses : la première porte sur l’ouverture des crédits Pass au spectacle vivant, la seconde sur l’apport au secteur du livre. Deux sujets pour lesquels les données existent déjà : pourquoi cet empressement, d’autant que les conclusions sont attendues pour mi-décembre ?
Trois organisations professionnelles posent la même question : dans Ouest France, une tribune que co-signent le Syndicat national de l’édition, le Syndicat de la librairie française et le Conseil permanent des Écrivains, chacun s’inquiète « d’une véritable rupture avec l’esprit du projet ». Rien n’empêche l’évolution, mais en l’état, que souhaite-t-on réformer d’un outil qui fonctionne bien ?
Et de citer l’étude 2024 du Centre National du livre, pointant une baisse de l’activité de lecture chez les 7/19 ans : imagine-t-on, rue de Valois, qu’un Pass Culture réduit aurait autre chose que des conséquences négatives sur ces données ?
De fait, assurent les signataires : « L’engouement initial pour les mangas a cédé la place aujourd’hui à des ventes beaucoup plus diversifiées (près de 400.000 titres différents ont ainsi été achetés via le Pass). Une bonne part de ces jeunes continue de fréquenter ces librairies une fois le Pass utilisé. »
Que le Pass Culture ait profité, et continue de profiter à l’industrie du livre est un fait : la dernière étude de l’Inspection générale des affaires culturelles en juillet dernier le démontrait une fois de plus. Selon l'étude de l'IGAC, les découvertes que les bénéficiaires du crédit plein (300 €) « concernent surtout les livres (63 %), les bandes dessinées et les mangas (39 %), les disques CD ou vinyles (24 %), les instruments de musique (19 %) ».
« La non-dématérialisation du livre a fortement bénéficié du Pass : en créant un lien entre les utilisateurs et les points de vente, donc en privilégiant les biens culturels physiques, de fait, musique et série en pâtissent », se régale un libraire. « Il aurait été gonflé d’ouvrir les plateformes, d’où qu’elles viennent, et leurs offres numériques, à cette enveloppe. »
Ainsi, la révolution de l’ebook n’ayant pas eu lieu, celle de l’audiobook prenant son temps, le livre s’est imposé face aux usages de streaming (musicaux ou audiovisuels). Le Baromètre 2023 de l’Arcom pointait que 87 % des internautes français — 15 ans et plus — consommaient des contenus culturels et sportifs dématérialisés, films, musique et séries en tête de liste.
Sans oublier qu’il se publie nettement plus d’ouvrages chaque année qu’il ne sort de films ou d’albums. Un point qui ne va toutefois pas sans que l'on en subisse les conséquences, notamment dans l'édition indépendante.
Selon les données dévoilées lors des Rencontres nationales de la librairie — et Rachida Dati était présente pour l’entendre —, le Pass Culture représente entre 2,5 et 5 % du chiffre d’affaires des points de vente. Une goutte d’eau pour certains, mais toute hausse des ventes est bonne à prendre dans une profession aux résultats fragiles.
Alors, aubaine, manifestement pour les grandes librairies surtout, et les éditeurs, manifestement, outil électoral remplaçant le pain et les jeux, de toute évidence… Sauf qu’après trois années de Pass Culture, pourquoi procéder à son démantèlement ?
Les auditions dans le cadre de la mission Livre ont débuté la semaine passée, et côté industrie du livre, on reste pantois : « Les effets d’une révision seraient assez dramatiques », nous confie-t-on, « or les interlocuteurs nous demandent d’évaluer les impacts sur le secteur, sans expliciter ce qu’ils ont en tête ». Fameux.
Les idées ne manquent pourtant pas : l’une d’entre elles consisterait à conditionner le taux plein de 300 €… aux ressources. Celle du foyer, probablement, à l’image de ce qui est en vigueur pour le pass Sport, crédit de 50 €. « La logique de ce système est qu’il resterait des miettes à ceux dépassant les plafonds. Mais pour les bénéficiaires sous les seuils, cela ne diminuerait pas trop », analyse un proche du dossier.
Reste à souhaiter à un Pass Culture revu sur ce modèle une plus grande réussite que son homologue dédié aux sportifs. D’autant que son budget de 100 millions € en 2023 passerait à 74,55 millions en 2025. « Depuis sa création en 2021, jamais les enveloppes prévues n’ont été consommées. Le public visé correspond à 6,5 millions de jeunes environ. Or, il n’a été utilisé que par 1,38 million d’entre eux en 2023, contre 1,22 million en 2022 et 1 million en 2021. Le taux de recours national s’établit à 22,6 %. » (voir L'avis présenté à l’Assemblée nationale)
L’autre hypothèse s’avère nettement plus insidieuse : puisqu’il faut plaire au spectacle vivant, Valois envisagerait de réserver 50 € (toujours sur le taux plein) pour cette seule activité. Pour l’heure, la part individuelle consacrée à ce segment équivaudrait à 2 € — soit 0,6 % de l’enveloppe totale, selon le rapport de l’IGAC présenté durant l’été. 0,01 % concernait le théâtre.
La préconisation était alors simple : « Favoriser l’amplification des réservations de certaines catégories peu consommées et jugées prioritaires, en renforçant les actions de médiation spécifiques, co-construites avec les lieux et les opérateurs culturels. »
À LIRE - Le Pass Culture dépenserait-il sans compter ?
Pas assez d’offres, ou un manque d’intérêt pour ce que les 11.138 lieux inscrits proposaient aux bénéficiaires ? « Pour leur part, les scènes conventionnées et labellisées considèrent le Pass Culture comme une source de réservation marginale », souligne même le rapport…
Alors, pourquoi forcer la main ? « On vise manifestement la non-consommation de ce budget : allouez 50 € à des offres plébiscitées à la hauteur de 2 €, cela conduit à des économies habilement cachées. » Pas si discrètement que cela toutefois.
Les trois organismes signataires de la tribune alertent en effet : « La culture a toujours été synonyme de liberté et de diversité. La lecture en est la porte d’entrée, pourquoi vouloir la refermer ? La réussite du Pass Culture tient à sa liberté d’utilisation. Pourquoi vouloir la limiter ? »
Fort heureusement, la logique conduisant à établir des quotas, un temps envisagée, a été dénoncée récemment et unanimement lors d’une audition devant la Commission des affaires culturelles au Sénat. Un mot d’ordre : « Le Pass Culture, c’est une liberté de choix. Introduire des quotas reviendrait à imposer de choisir et limiter les appétences. »
Auquel cas, une question se pose : qui deviendrait l’arbitre des élégances ?
Lors d’un déplacement à Nogent-Sur-Seine, Rachida Dati a confirmé pour partie les informations de ActuaLitté. Si elle « croi[t] au potentiel du Pass Culture [qui] reste un outil exceptionnel de démocratisation culture », son grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
« Pour moi, il est essentiel que les jeunes ne passent pas à côté du spectacle vivant. Pour certains, vous êtes des femmes et des hommes de théâtre et, comme tout passionné, vous avez la passion de transmettre », indique son discours. Conclusion : une somme sera bien réservée pour le spectacle vivant, car la ministre ne se satisfait pas « qu’il occupe, aujourd’hui, moins de 1 % des réservations ».
La ministre assure que la part prépondérante que le livre occupe dans le Pass ne lui pose aucun problème : « Il est facile de moquer le “pass manga”, mais chaque fois qu’un jeune pousse la porte d’une librairie et achète un livre, il y a de quoi se réjouir. » Et pas question non plus que le livre ni la lecture ne soient pénalisés par cette part attribuée au spectacle vivant.
La locataire de Valois le garantit : « Et ils n’en souffriront pas. D’abord, parce que les jeunes ne consomment pas encore l’intégralité de leur Pass. Ensuite, parce que nous allons mieux mettre en valeur les librairies, et surtout les librairies indépendantes. »
Une expérimentation en Région Grand Est sera mise en place, dont on ignore encore tout le détail : une évolution, promet la locataire de Valois, pour « mettre en ligne non seulement une offre, mais tout ce que vous voulez pour l’accompagner ». Et de conclure : « Le spectacle et le livre, dans la logique du Pass Culture, ne sont pas des concurrents. Ce sont des alliés pour aider les jeunes à construire leur propre culture. »
Côté édition, on reste sur le qui-vive : « On attend toujours qu’ils sortent du bois avec des dispositions concrètes et précises. » Pas certain que les deux secteurs culturels, joyeusement mis dos-à-dos par leur ministère de tutelle,
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
15 Commentaires
Non mais
27/11/2024 à 18:59
"Les bénéficiaires du crédit plein (300 €), accordé à leur majorité, tendent vers les livres, les BD et les mangas"
Toujours ce mépris pour la BD et les mangas, qui SONT des livres, que vous le vouliez ou non.
Etre un média spécialisé et ne pas savoir faire la différence entre le contenant et le contenu, ça craint.
C'est avec ce genre de biais qu'on arrive à sortir des âneries du style : "Les jeunes ne lisent plus" (et en tant que libraire spé jeunesse, je peux dire qu'il n'y a rien de plus faux).
Nicolas Gary - ActuaLitté
28/11/2024 à 09:20
Bonjour
Alors, je vous remercie de le pointer : nous n'opérons pas nous, rédaction de distinction.
Il s'agit, mais je vais le préciser, des éléments communiqués et discriminés dans l'enquête IGAC
Je cite : « Les découvertes faites grâce au pass Culture concernent surtout les livres (63 %), les bandes dessinées et les mangas (39 %), les disques CD ou vinyles (24 %), les instruments de musique (19 %). »
voir ici : https://actualitte.com/article/118204/politique-publique/d-apres-un-rapport-le-pass-culture-reste-surtout-un-pass-livre
Je viens de le préciser. Merci pour votre intervention.
Arthur Magnus
28/11/2024 à 11:07
Bonjour "Non mais", concernant votre dernier paragraphe, je ne doute pas de votre expérience, mais est-elle représentative ?
Il est clair pour moi qu'un message genre "Les jeunes ne lisent plus", compris au sens strict, est une ânerie, mais ne faut-il pas le comprendre comme "(en France,) les jeunes lisent moins de livres qu'avant", et est-il dans ce cas tout autant une ânerie ?
Yves CASTEL
29/11/2024 à 08:59
Ne vous payez pas de mots. Vous défendez votre boutique, c'est bien, mais un livre ça n'est pas une BD et encore moins un manga. Quand on sait lire, on lit Victor Hugo ou Alexandre Dumas, Marguerite Yourcenar ou Duras, pas Dragon Ball ou XIII. Ce qui devrait vous interpeller, quelque part, c'est que Dati veut retirer des sous à l'industrie du livre (au sens large, vous compris) pour les offrir au "spectacle vivant" déjà subventionné, tout en sachant que les jeunes de les utiliseront pas !
Howl
29/11/2024 à 10:44
Mr Castel, pourquoi hiérarchiser les lecteurs et lectrices en fonction de leurs lectures ?
Ne peut-on pas lire Dumas et ses Trois Mousquetaires en un été et tout de même tomber en amour pour One Piece ?
On peut "savoir lire," comme vous le dites, et cependant aimer des magas, dont la qualité d'écriture n'est certes pas la même, mais qui sont tout de même des livres également.
Certes, beaucoup de jeunes ne savent "plus lire" effectivement. Mais selon moi, il veut mieux lire un Dragon Ball et garder de cette lecture et bon souvenir, qui donnera envie de lire de nouveau, que de ne rien lire du tout.
Je vous rejoins en revanche sur le fait que Dati veuille enfoncer l'industrie du livre encore un peu plus. C'est désolant.
Gaucho Marx
27/11/2024 à 19:51
"Et de citer l’étude 2024 du Centre National du livre, pointant une baisse de l’activité de lecture chez les 7/19 ans : imagine-t-on, rue de Valois, qu’un Pass Culture réduit aurait autre chose que des conséquences négatives sur ces données ?"
Certes, mais aussi difficile d'imaginer une réelle efficacité du Pass.
En somme, on nous refait le coup des shadoks :
- Il vaut mieux pomper même s'il ne se passe rien que risquer qu'il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.
Avec tout ça, j'ai du mal à croire à un réel intérêt du Pass pour la culture-lecture, alors la culture-spectacle vivant, pourquoi pas ?
Ilona
28/11/2024 à 04:49
"Dans un contexte budgétaire de restrictions," alors qu'en réalité il suffirait que les ex présidents et ministres arrêtent d'être payés at vitam eternal et que la paie des senateurs baisse. On ferait déjà de grosses économies et le budget pass culture pourrait augmenter. Gouvernement de rats…
Emmanuel Trogneux
28/11/2024 à 10:06
Le pass culturel a existé en Italie, il y a quelques années. Dans la pratique, les jeunes bénéficiaires du pass, le revendaient à un prix bradé à des adultes. On en trouvait sur eBay. Cela permettait à ces adultes de bénéficier de livres pour moins cher, et aux jeunes de se faire un peu d’argent de poche aux frais du contribuable. L’Italie a arrêté ce pass culturel. Pourquoi les choses seraient-elles différentes en France ?
Nicolas Gary - ActuaLitté
28/11/2024 à 10:10
Bonjour
Le Bonus Cultura est devenu 18App et a changé de nouveau en janvier dernier, mais n'a pas été arrêté du tout.
Voyez ici : https://www.ilmessaggero.it/fr/adieu_a_18app_bienvenue_aux_nouvelles_cartes_de_bonus_culturel_pour_les_jeunes-7896629.html
Certains des ajustements ressemblent, bien que de loin, aux réflexions portées par la mission en place. À ce titre, personne ne nie l'évolution nécessaire : on s'interroge sur les méthodes pour penser l'évolution...
Un observateur
28/11/2024 à 11:32
Le lobby du spectacle vivant a finalement gagné. Mais pense-t-on sérieusement que les jeunes se rueront dans les salles de spectacles subventionnées où un théâtre de l'entre-soir règne ?
Il se passera ceci : les jeunes iront au concert, et les musiques actuelles seules seront gagnantes.
Pour ce qui est du discours rance sur la BD et le manga, je renvoie à Manchette parlant du roman noir "(il) n'a pas attendu grandes têtes molles pour se faire en ce siècle une stature que peu d'écoles ont réussi à atteindre".
Nous n'entendons, grandes bouches, que des éclairés qui n'ont même jamais ouvert Tanizaki, Les Roses de Versailles ou GunM, des Trissotin et des nains...
Les gamins lisent grâce au PASS culture, qui ne liraient pas forcément. Vive le Pass...
Howl
28/11/2024 à 17:14
Sans nécessairement parler d’entre soi, beaucoup de jeunes n’ont tout simplement pas accès à une salle de spectacles proches. Ça le fait pour des étudiants parisiens et d’autres grandes villes, mais ceux en campagne seront, comme souvent, délaissés.
Sous Intel la vie est belle
29/11/2024 à 14:21
Monsieur Yves CASTEL donne des leçons de savoir lire quant lui mériterait un entartage pour s'afficher en pompeux cornichon. Doit être pote avec la momie Compagnon.
Yves Castel
01/12/2024 à 08:24
Attaque ad nominem sans fondement et sans intérêt. Révisez l'orthographe au lieu de lire des mangas.
un lecteur
01/12/2024 à 11:51
et vous votre latin. Ah hominem, pas ad nominem...
Komprom@t Office
01/12/2024 à 15:22
Monsieur Castel, vous êtes prié de retourner à vos chers auteurs, nul ne vous interdira la génuflexion devant les sphères hautaines de la Culture qui, croyez-vous, fait de votre petite personne un être supérieur, apte à donner des leçons, car illusionné par son propre savoir, imbu moqué par Ubu ne seriez-vous pas l'empêcheur de branler en rond ? niqueur Sadien à l'abri des boudoirs ?