Un peu avant l'excellent Elisabeth que nous avons chroniqué , les éditions Le Passeur avaient réédité en 2023 le roman Le poil de la bête de René-Jean Clot (1913-1997). Une fois de plus, soyons reconnaissants à cet éditeur d’oser ainsi remettre au goût du jour des auteurs injustement oubliés. René-Jean Clot l’est inexplicablement. Par Hervé Bel
Sa réussite littéraire (Prix Renaudot 1987 après le prix des Deux Magots en 1952), ses relations (dont Camus, Jouhandeau, Truffaut, etc.), le succès de ses peintures (car il était également peintre), tout cela aurait dû laisser de lui une trace majeure dans la vie littéraire française. Mais il n’en est rien : sa chance l’a-t-il gâché ?
Matthieu Galey le décrit longuement dans son journal en date du 18 octobre 1984. « Un long visage que les bajoues rendent un peu carré, l’iris lointain et vif derrière ses épaisses lunettes de myope. Un regard tourné vers l’intérieur, comme vient de très loin cette voix sourde, au timbre tragique (…) Un homme qui fait de sa vie une catastrophe, comme d’autres en font un roman. Je trouve, dit-il, une sorte de volupté au plus profond du malheur. À l’entendre, sa vie n’aura été qu’une succession de misères et de morts, depuis qu’il a quitté son Afrique du Nord natale ou presque, qui fut son paradis d’enfance. (…) Mais il semble si serein, apaisé, il demeure si urbain au fond de son désespoir, qu’il n’en est plus tout à fait humain. »
L’Algérie : pays aimé, si aimé par René-Jean Clot ! Il écrira à propos d’Alger : « Je ne veux pas guérir de mon mal d’Alger en allant à Venise voir au Musée Correr les splendides portraits des Doges peints par Tintoret. La nuit, on écoute, parfois, battre son cœur, moi j’écoute le mien répandre dans mon esprit le souvenir d’Alger. »
C’est là-bas qu’il a vécu une jeunesse heureuse et découvert sa double vocation : la peinture et la littérature. Après des études de droit, il entre aux Beaux-Arts d’Alger, se joint l’équipe de l’éditeur Charlot où il se rapproche d’Albert Camus. En 1935, il se rend à Paris pour y travailler sa peinture. Succès presque immédiat, en 1936, il obtient le Prix Guillaume et se lie à René Huyghe. La même année, ses poèmes sont récompensés par le Prix Mesure. Retour à Alger où il publie toujours chez le même Charlot des livres d’art, avant de devenir, incroyable destin, le peintre officiel de la deuxième DB de Leclerc.
Ce n’est qu’en 1948 qu’il publie son premier roman Le Noir de la vigne. Puis encore deux autres romans avant ce Le Poil de la bête qui recueille le Prix des Deux Magots au premier tour devant Félicien Marceau. Par la suite, il écrit d’autres romans dont Le bleu d’outre-tombe. François Truffaut en achète les droits et entretient avec lui une correspondance (il écrira à Clot : « Vous qui êtes si fin, si cultivé »). Le film ne se fera pas, mais une dramatique télévisée verra le jour en 1973.
Enfin, parmi d’autres œuvres, il écrit deux pièces de théâtre, dont La révélation (1961) montée par Jean-Louis Barrault. Pour vivre, il s’est fait professeur de dessin à Versailles. En 1964, il décide d’arrêter d’écrire, souhaitant se consacrer totalement à sa peinture qu’il trouve mauvaise. Il n’est pas facile d’avoir deux vocations : ce que l’on donne à l’une, on le prend à l’autre. Est-ce pour cela, aussi, qu’il a sombré dans l’oubli ? Que se serait-il passé s’il avait continué à écrire pendant les vingt années qui ont suivi ?
Sa vie privée, je n’en ai trouvé que peu de traces : l’homme était discret. Mais deux faits ont compté : le suicide de sa fille et la mort accidentelle de son fils (aide-réalisateur de Truffaut puis réalisateur et scénariste) en 1983 soit un an avant la parution d’un nouveau roman Un amour interdit, chez Grasset (et non plus Gallimard qui l’avait jusqu’alors publié).
L’homme est brisé, mais écrit encore. En 1987, il publie L’Enfant halluciné qui lui vaut le Renaudot et ne lui apporte pas la gloire. À sa mort en 1997, quelques courts articles dans les principaux journaux nationaux (Le Monde, Libération). Rien de plus. Et je ne crois pas non plus que son nom soit resté dans la peinture, à l’exception sans doute dans le cœur de spécialistes de l’art (exposition au Centre Pompidou).
Quand on lit cette courte biographie, on ne peut être que frappé par ce destin où la réussite est patente puis se dérobe. Le talent et la chance étaient là. L’entregent aussi. Mais Clot, regard tourné vers l’intérieur, comme l’écrit Matthieu Galey était peut-être indifférent à son sort. Qui était-il ? Je n’en sais encore trop rien, mais l’envie irrésistible m’est venue de le connaître après la lecture de son Poil de la bête qui m’a fortement impressionné.
Le narrateur du roman, un peintre, raconte avoir été l’habitué à Alger d’une librairie-papeterie « les armes de France » prospère où il achetait ses toiles et ses tubes. Il était intrigué par la patronne, une vieille veuve, fortes hanches, poitrine croulante, une moustache légère, le visage envahi par la graisse, une énergie hommasse qui donnait à (son) regard une précision d’étau : tel était Madame Castelli. Le cœur de la papetière était sec, sans aliment d’aucune sorte, semble-t-il, pour nourrir la moindre passion désintéressée.
On dirait un personnage de Céline… Sauf que, comme le lecteur le verra s’il lit ce livre, c’est un personnage bien plus subtil. Au moment où il entreprend d’écrire, elle est déjà morte : « Me voici comme délivré d’un enchantement et disponible pour des penchants plus humains. »
Alors commence le récit (en 1938). Outre Madame Castelli, il y a trois personnages principaux. Son fils qu’on appelle Monsieur Henri, un peu moins de trente ans, homosexuel et peintre, égoïste, dépensier. Il est gâté outrageusement par sa mère possessive qui voudrait bien le garder près d’elle. Il fréquente le milieu littéraire d’Alger, et a fort mauvaise réputation.
Et puis, il y a Blanche Mouron, la fidèle employée, vers la quarantaine. Voilà ce qu’en dit le narrateur avec une ironie et cependant quelque chose tendre :
Elle avait eu autrefois un visage méridional que les malheurs conduisent vers des régions plus froides sans qu’il soit nécessaire de voyager (…) Son corps gardait un élan, une nostalgie de Diane condamnée pour la vie à garder une loge de concierge (…) Sous les paupières que Memling eût dessinées d’un seul trait, lourds de toute la foi du Moyen Âge, les yeux vous dévisageaient avec un ennui poli, mais définitif.
Enfin, voici le héros principal, presque à son insu aurait-on envie de dire : c’est le commis, Émile, à peine vingt ans, gaillard temporairement réformé malgré ses larges épaules, malmené par le sort, (il) avait toujours été plus ou moins sous-alimenté. Un pauvre garçon en vérité, bien content de son salaire qui lui permet de se nourrir, soumis à tout le monde, presque déplaisant à force de faiblesse. Sa terreur, c’est Madame Castelli et, aussi, pour d’autres raisons, les deux autres personnages de la librairie qui s’apparente à un huis clos, pas si loin de l’enfer de Sartre.
Car sitôt entré dans l’antre, Émile va devenir l’enjeu d’une sourde lutte entre les trois autres personnages qui veulent le dominer. D’abord Blanche qui le poursuit de ses assiduités qu’il feint d’ignorer, ne sachant comment réagir, jusqu’au jour où Madame Castelli s’aperçoit des agissements de son employée, et se prend alors d’une affection débordante, maternelle, pour Émile. Certes, affection, mais un peu intéressée.
Pour comprendre l’intérêt de Madame Castelli en cette affaire, le narrateur remonte dans le passé, avant l’arrivée d’Émile. Désespérée par le comportement de son fils, elle a voulu qu’il se marie avec Blanche en espérant que cela lui ferait passer ses penchants homosexuels. D’abord rétive, ladite Blanche est tombée amoureuse du bel Henri qu’elle a voulu sauver à tout prix, peut-être trop, car la mère s’est émue de cette affection qui a conduit Henri dans le lit de Blanche.
Elle a tout fait pour l’en séparer, ce que le narrateur résume ainsi : « Une femme l’aime, elle est prête pour lui à toutes les folies. À ce moment, la mère lève le pouce et s’écrie : “Halte ! Ce n’est pas le jeu. Arrêtez ! Arrêtez !” Sincèrement, on n’a pas idée d’une pareille conduite. »
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Alors, Madame Castelli a eu une autre idée : que son fils se fixe à elle en se liant à Émile. Ainsi elle l’aura à l’œil…
Le piège se referme sur Émile : Il en avait toujours été ainsi avec les Castelli, il se sentait comme un rat pris au piège dans le flot de leur tendresse. Il est couvé par Madame Castelli, mais aussi par Henri qui le poursuit, et par Blanche qui le voudrait à elle seule. Cela donne lieu à des scènes parfois cocasses (l’ironie n’est jamais loin chez René-Jean Clot), mais aussi bouleversantes. Car tous ces personnages ont des failles et une certaine grandeur.
Il n’y a pas de noir et blanc dans Le Poil de la bête. Ces héros médiocres aussi souffrent, et ils souffriront d’autant plus qu’Émile finira par leur échapper en étant appelé sous les drapeaux. Je n’en dirai pas plus pour ne pas déflorer la fin absolument étonnante de ce roman.
Finalement, le monstre, c’était peut-être Émile ? Et, autre question pourquoi ce titre Le Poil de la bête (expression citée trois fois dans le corps du texte) ? J’ai mon idée. Quelle sera la vôtre ?
Précision enfin que cette histoire tragico-comique est servie par un style riche. Les descriptions d’Alger et de la mer, précises et colorées (Clot est peintre et cela se sent) méritent le détour :
Au-dessus de sa tête, le ciel poussait dru comme une arche végétale d’unn bleu sombre. C’était un ciel sans rêve, dur et précis. L’horizon lui-même émettait des petites fumées bleues à la façon de grands tas de feuilles mortes, d’herbes sèches qui brûlaient lentement aux quatre coins de l’espace. La mer au loin resplendissait, chaque vague portant sans cesse à son sommet la fleur d’oranger de ses noces et la laissant échapper chaque fois... (...) Le golfe reposait devant lui avec la nonchalance d’un grand chat endormi sur le seuil de l’abîme bleu.
Comme l’écrira l’écho d’Oran (décembre 1950) : René-Jean Clot, c’est le romancier du tragique intérieur, des coups de chaleur et des sautes de vent qui congestionnent ou dessèchent.
Dans le Figaro littéraire du 26 janvier 1952, j’ai trouvé un petit article à propos du Prix des Deux Magots obtenu par René-Jean Clot. Voilà un extrait :
Timidement, René-Jean Clot s’approcha de la table. Alors sans que l’on sût exactement comment il y était venu, le chat de la maison se retrouva dans les bras du lauréat. Le poil de la bête était rigoureusement blanc.
Timide, René-Jean Clot l’était certainement trop.
Pour ceux qui seraient intéressés d’en savoir plus :
Courte biographie de René-Jean Clot : ici
Quelques tableaux de René-Jean Clot : ici
Postcast du site Oublieuse postérité : René-Jean Clot — les ténèbres hallucinés.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 09/11/2023
467 pages
Le Passeur Editeur
18,00 €
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