Entretien avec Laura Brignon, traductrice de Merveilles de Viola Ardone. Elle a traduit une trentaine d’ouvrages, principalement des romans contemporains, comme ceux de Nicola Lagioia et Claudio Morandini. Elle explore aussi d’autres genres : autobiographie, théâtre, bande dessinée, beaux-livres et récits de voyage. Elle a également traduit des textes inédits de grands auteurs du XXe siècle, tels que Carlo Levi et Curzio Malaparte, pour diverses maisons d’édition.
Le 26/11/2024 à 12:18 par Federica Malinverno
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Publié le :
26/11/2024 à 12:18
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Dès que vous avez lu les premières pages de Grande Meraviglia (Einaudi Stile Libero, 2023), qu’est-ce que vous avez pensé ? Saviez-vous déjà que vous alliez le traduire ?
Laura Brignon : Oui, je savais que j’allais le traduire, donc ma lecture était orientée, j’anticipais déjà les questions qui se poseraient au moment de la traduction et là, immédiatement, je me suis demandé : comment je vais me débrouiller ? Parce que dès les premières lignes, il y a un jeu de mots avec « gatti » (chats) et « matti » (fous) qui n’est pas transposable tel quel en français, ainsi qu’un néologisme, etc., et tout cela inséré dans un rythme très vif.
Les inventions et les jeux linguistiques sont récurrents dans le roman, qui couvre la période 1982-2020 et où la narration est prise en charge par deux voix, celle d’Elba, une jeune fille enfermée à l’asile psychiatrique de Naples, et celle de Fausto Meraviglia, un psychiatre élève de Franco Basaglia, qui lutte pour une réforme de l’institution psychiatrique et la libération des patients.
Dans la perspective d’une traduction, ce sont donc ces deux éléments – usage particulier de la langue et deux narrateurs distincts, dont la voix évolue au cours du récit – qui ont particulièrement retenu mon attention.
Quel rôle joue la langue dans ce roman ? Quel rapport a-t-elle avec les personnages ?
Laura Brignon : Elle joue un rôle très particulier pour chacun des personnages principaux. Pour Elba, en tout cas dans la première partie, le rapport ludique à la langue est en partie une carapace qui la protège de l’univers terrible dans lequel elle grandit, une façon de créer une espèce de réalité parallèle protégée encouragée par sa mère, elle aussi internée – à certains égards, cette démarche peut évoquer La vie est belle de Roberto Benigni. Pour Fausto, la langue joue également un rôle de premier plan, parce que c'est à travers la parole que la thérapie se fait : la langue est son outil de travail.
Il me fallait trouver le ton pour restituer en français ces deux voix contrastées : celle, très fraîche d’Elba, qui garde une forme d'innocence, rendre son côté pétillant, ses inventions linguistiques, sa verve, et celle, professionnelle, désabusée et ironique tout à la fois, de Fausto.
La langue occupe dans Les Merveilles une place différente de celle qu’elle avait dans les romans précédents de Viola Ardone. Par exemple dans Le train des enfants (Albin Michel, 2019), il y a un travail de reconstruction d'une voix enfantine, ce qui est un enjeu narratif en soi, mais la langue ne représente pas un enjeu pour le personnage, me semble-t-il, à part lorsqu’il se trouve confronté aux dialectes du Nord de l'Italie, qu’il ne comprend pas. Idem dans Le choix (Albin Michel, 2022), même s’il y a un travail sur la langue, par exemple à travers le recours aux dictons, qui se font le reflet d’une mentalité figée et étouffante pour la protagoniste.
Dans Les Merveilles, on peut distinguer au moins deux niveaux : le rôle que joue la langue pour chacun des personnages, et le travail de l'écrivaine pour caractériser et différencier les deux voix narratrices.
Est-ce que le fait d’être la traductrice des romans précédents de Viola Ardone vous a aidé à traduire Les Merveilles ?
Laura Brignon : Incontestablement, parce que j’étais déjà familière de son approche et de son écriture. Même si les trois ouvrages sont très différents, on retrouve dans chacun d’eux une espèce de griffe de l'autrice. Vu que c’était le troisième roman de Viola Ardone que je traduisais, j'avais une aisance en m'emparant du texte que je n'avais pas quand j'ai commencé à traduire Le train des enfants (Albin Michel). Il y avait une forme de complicité déjà établie avec la langue de l'écrivaine, qui a grandement facilité le travail de traduction.
Dans quelle mesure la langue, ou, comme vous disiez, la « griffe » de Viola Ardone, se reconnait dans celle qui a été considérée en Italie comme une « trilogie » ? Et dans quelle mesure sa langue évolue de roman en roman ?
Laura Brignon : D’après moi, on y retrouve une ligne de fond : non pas que ce soit le même style à chaque fois, mais il y a quelque chose de commun, déjà dans le rythme, qui me semble constituer une « spécificité Ardone ». Dans les trois romans, le rythme du premier paragraphe est très enlevé, très caractérisé, et emporte immédiatement le lecteur dans une réalité singulière.
Ensuite, chacun d’entre eux donne la parole, à la première personne, à des personnages qui font face à des problématiques sociales difficiles dans un contexte historique donné : la misère dans le Naples de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale ; le mariage réparateur en Sicile dans les années 1960 ; les conditions de l’enfermement en psychiatrie dans les années 1980. Mais Viola Ardone aborde ces réalités qui sont très dures par un angle qui n’est jamais désespéré.
C'est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles elle est appréciée des lecteurs : elle arrive à toujours insuffler une forme de légèreté, que ce soit dans le ton, dans le choix des voix qu'elle donne à ses personnages, ou dans la conclusion. Il y a toujours de l'espoir, toujours une possibilité de s'en sortir. On retrouve cela de façon très forte dans ces trois romans.
Comment avez-vous travaillé pour restituer en français le rythme de l’écriture de Viola Ardone ?
Laura Brignon : Ma réponse vaut pour toutes mes traductions, pas seulement celles de Viola Ardone : l’italien, par sa plasticité plus grande que le français dans l’ordre des m
ots, et par son accent tonique, dont la place varie, impulse un dynamisme particulier à la langue. En français, où la syntaxe est plus rigide et où l’accent tonique tombe toujours sur la dernière syllabe, il faut trouver d’autres procédés pour reconstruire le rythme.
Cela passe par une série de détails. Par exemple, il m'arrive de changer l'ordre des mots dans une énumération pour éviter que celle-ci s'achève sur un mot qui tombe un peu à plat en français. La question du rythme joue également beaucoup dans le mot que je vais choisir entre plusieurs synonymes possibles, c’est aussi elle qui peut me conduire à jouer sur des allitérations pour apporter plus de relief. J’essaie de récupérer comme ça – même si c'est tout à fait illusoire, on n’y arrive jamais vraiment – un souvenir du tempo italien.
Face à des éléments, de langage ou de contexte, très italiens, comment travaillez-vous ?
Laura Brignon : C’est au cas par cas. La ligne directrice est la manière dont j’interprète le rôle que jouent ces éléments dans le texte original. Dans le cas des Merveilles, par exemple, s’est posée la question de la traduction des slogans publicitaires : traduire à la lettre par fidélité au contexte original ou bien s’attacher à les rendre percutants, quitte à s’éloigner un peu du sens original ?
J’ai préféré l’effet à la précision, parce qu’il me semblait que leur rôle n’était pas tant documentaire que celui de caractériser le ton d’Elba, qu’ils signalaient son rapport en un sens jubilatoire à la langue, qui se serait perdu si j’avais traduit à la lettre. Par contre, j’ai conservé le nom des émissions et des produits, il était hors de question de dissimuler le contexte original.
Une autre spécificité de la langue de Fausto, c’est qu’il a des tics de langage, dont « sopravvalutato », que vous avez traduit avec « surfait ». Comment êtes-vous arrivée à cette solution ?
Laura Brignon : De fil en aiguille. Je ne me rappelle plus des étapes, mais ce n’est pas quelque chose qui est venu immédiatement. Je cherchais un mot qui ne soit pas trop rare, qui ne sonne pas faux, mais qui ne soit pas non plus trop courant : un mot qui attire l'attention, pour que le lecteur repère rapidement qu’il s’agit d’un tic, tout en restant cohérent avec le personnage. Et j’imaginais très bien Fausto, un peu blasé, avec son goût de tout tourner en dérision, dire en français : « c'est très surfait ».
Comment avez-vous choisi le titre français ?
Laura Brignon : Bien que souvent discuté de concert avec les traducteurs, le choix du titre est une prérogative des maisons d’édition. Dans ce cas, une traduction littérale (le titre original étant Grande Meraviglia) n’était pas envisageable, car « grand » n’a pas en français le même double sens qu’en italien (à la fois « grand » mais aussi « super »). Et puis il y a un jeu sur meraviglia, qui est aussi le nom de famille de Fausto. « Les Merveilles » est une idée de la maison d’édition, Albin Michel.
La traduction des néologismes, des inventions linguistiques comme « mezzo-mondo », c’est un défi qui pose problème ou peut aussi amuser la traductrice ?
Laura Brignon : Pour moi, c'est un plaisir et un défi. Parfois, j’ai des intuitions et je trouve rapidement une formule qui me convient, parfois il faut plus de temps. Concernant « mezzo mondo », je l’ai traduit par « monde à moitié ». Mais au début j’avais traduit littéralement, par « demi-monde », une traduction qui ne me satisfaisait pas, et c’est lors du deuxième jet, me semble-t-il, que m’est venue cette idée alternative, qui a été retenue jusqu’à la publication.
C’est ici l’occasion de rappeler que, même si les traducteurs et traductrices sont bien sûr les auteurs des traductions et ont le dernier mot sur le texte, celui-ci est scrupuleusement relu par plusieurs personnes : l’éditrice, la préparatrice de copie et la correctrice.
À chaque étape, des remarques et suggestions sont faites, qui peuvent conduire à revoir des choix et débouchent souvent sur des solutions plus pertinentes. Les étapes de relecture sont très importantes pour moi, c’est la première rencontre entre la traduction et des lecteurs, à un stade où, après avoir passé des mois en compagnie du texte, je commence à manquer de recul et où il est encore possible d’apporter des améliorations.
Il arrive aussi que certaines trouvailles proviennent de mon entourage, à qui je fais part des questions que je rumine pendant la traduction. Par exemple, dans Les Merveilles, comme je l’ai évoqué tout à l’heure, il y avait dès le début le jeu de mots sur gatti/matti (« chats »/« fous »), avec l’expression gatti da legare (littéralement, « chats à lier »).
C’était un des nombreux cas où il fallait faire un pas de côté pour réussir à trouver une traduction qui fonctionne. J’avais la piste « félins/fêlés » mais elle ne fonctionnait pas pour ce jeu de mots. En fin de compte, l’idée des « chats perchés », qui figure dans la traduction, m’a été soufflée par une amie traductrice. Bref, tout cela pour dire que derrière chaque texte se cache une choralité invisible.
Crédits photo : Romain Boutillier/ATLAS
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 21/08/2024
400 pages
Albin Michel
22,90 €
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