Menacée par l'intelligence artificielle, la traduction est désormais au cœur des débats dans les quatre coins du monde. Dans ce contexte, et dans une logique de protection, Avignon université et la Cité internationale de la langue française appellent à l’inscription de ce métier au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Une initiative inédite sur laquelle revient Laurent Lombard, professeur à Avignon université et traducteur. Par Karim El Haddady.
Le 26/11/2024 à 10:54 par Auteur invité
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Publié le :
26/11/2024 à 10:54
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ActuaLitté : Avignon Université, à laquelle vous êtes affilié, et la Cité internationale de la langue française veulent que la traduction soit inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Quels sont les principaux objectifs de cette initiative ? Et où en est-elle ?
Laurent Lombard : La demande à l’UNESCO ne peut être portée que par le ministère de la Culture avec le soutien de la présidence de la République. C’est un processus très long qui prend plusieurs années. L’initiative portée par Avignon Université et la Cité internationale de la langue française (institution qui a été créée sur demande du Président de la République) sont les premières pierres de ce long processus.
Cela continuera par deux jours de rencontres sur le sujet avec les représentants des institutions et des artistes les 10 et 11 décembre 2024 à la Cité internationale de la langue française ainsi que le 20 et 21 mars 2025 avec des chercheurs et des spécialistes du droit du patrimoine à Avignon Université. Ce projet porté par la France devra ensuite impliquer d’autres pays : ce sera notre travail à partir de mars.
L’objectif principal de cette initiative est de placer au cœur des nombreux et justes débats sur la traduction la notion de création et d’artisanat, mais également de construire une stratégie nationale et internationale qui mette en valeur et sauvegarde la traduction en tant que patrimoine culturel de l’humanité. Il est aujourd’hui admis que la traduction occupe une place entière voire première dans l’histoire (inter) culturelle mondiale. C’est en cela qu’elle est un patrimoine universel.
L’histoire longue de la traduction entretient des relations intimes avec toutes les sciences et avec tous les arts ; elle est une constituante de l’histoire des idées et des langues. C’est prodigieux. À travers ce patrimoine de la traduction, on entend, du plus profond de l’histoire jusqu’à nos jours, tous ces hommes et toutes ces femmes qui, en traduisant, ont tenté par leurs idées, leurs désirs, leurs cultures, leur amitié ou leur amour des langues et des autres, de faire entendre leurs voix et celles des écrivains qu’ils ont traduits.
Dans cette longue histoire, ils ont exercé cet art de faire vivre la culture, l’Esprit et la Lettre, de faire voir et entendre le monde dans la beauté de sa pluralité des langues. La traduction est patrimoine d’alliances, de concorde, d’entente entre les peuples. La traduction est art de la paix. L’objectif de l’initiative que je porte avec le soutien d’Avignon Université et de la Cité internationale de la langue française vise au fond à parler et à faire parler de la traduction en ces termes, partout où cela est possible.
Le métier de traducteur est-il devenu si fragile et menacé qu’une intervention de l’UNESCO est urgente pour le reconnaître et le préserver ?
Laurent Lombard : Ce qui est menacé, peut-être avant tout, c’est la traduction en tant que patrimoine. L’art séculaire est menacé en tant que création libre et de liberté. Il est menacé, car l’éthique, la politique et le droit ne sont plus toujours en adéquation avec les exigences d’une traduction artisanale. Il est menacé par les situations géopolitiques complexes, qui peuvent endommager l’amitié culturelle entre les peuples et appauvrissent la circulation des livres, des idées, de l’imaginaire.
Il ne faut pas oublier que l’art de la traduction s’est enraciné dans la substance historique de la pensée et de l’intelligence humaine ; c’est en tant que tel que la traduction constitue une véritable énergie. Une énergie de paix. C’est en tant que tel qu’elle est également un patrimoine immatériel inestimable, qui nous appartient tous.
Il suffit pour s’en convaincre d’imaginer une société, un monde sans traduction : quelle société et quel monde seraient-ils ? Et encore : s’il n’y avait pas eu la traduction dans notre histoire, quelle histoire aurions-nous ?
Il faut donc une prise de conscience majeure et mondiale pour que ce patrimoine soit sauvegardé. Et si cela peut aboutir à une inscription sur les listes de l’UNESCO, ce serait une grande victoire pour cet art et cette histoire interculturels. Le métier de traducteur se fragilise ou se fragilisera si ce patrimoine, dont les traducteurs sont les ouvriers, les artisans, est abîmé.
Avec l’émergence des logiciels de traduction, des associations, en France, appellent à une transparence quant au recours des professionnels à cette technologie dans leurs travaux de traduction. Que pensez-vous de ce débat ?
Laurent Lombard : C’est essentiel et moral, dirais-je même. S’inscrire dans un patrimoine, c’est s’inscrire dans une tradition. En l’occurrence, ici, une tradition artisanale. Une traduction artisanale implique que la traduction soit une création intellectuelle de l’humain.
C’est là par ailleurs tout le sens du droit d’auteur. Cette transparence réclamée, qui est une exigence impérieuse, est donc tout à fait légitime, au sens premier du terme, et devrait être juridiquement obligatoire. Au fond, tout cela dépend de la raison politique. Les débats actuels sur la traduction dépendent inéluctablement de l’action politique.
La traduction est-elle toujours un moyen de dialogue et de communication interculturelle ?
Laurent Lombard : Oui, et plus que jamais avec les déplacements de population. La traduction est un lieu d’accueil et d’enrichissement de chaque société, de chaque langue et chaque langue, comme le dit l’académicienne Barbara Cassin, qui nous a fait l’honneur d’être présente à Sorbonne Université lors de la journée de lancement de notre initiative de faire reconnaître la traduction comme patrimoine immatériel, « porte une vision singulière du monde qui définit la traduction comme un savoir-faire avec les différences ». La traduction est la langue du monde, elle met le monde en dialogue.
Comment promouvoir l’art séculaire de la traduction qui s’automatise petit à petit ?
Laurent Lombard : Il faut justement faire prendre conscience que la traduction est un art, un patrimoine immatériel. Rappeler que la traduction est une combinaison intense d’observation et de spéculation qui forme la vibration de la création. Il nous manque le mot juste pour désigner l’extraordinaire énergie, l’extraordinaire maîtrise de l’instinct, l’extraordinaire mobilisation de l’intuition, dont fait preuve un traducteur et qui sont les signes distincts de tout artiste.
L’art de la traduction, puissant et complexe, est logé dans la main du traducteur, comme il l’est dans la main du sculpteur ou du peintre, ou de tout artisan. Il faut également éviter d’opposer la traduction artisanale à l’intelligence artificielle. Dans l’histoire, la traduction a su perdurer en faisant avec, non pas contre.
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Pour cela, il est essentiel de débattre autour de la traduction et de se poser la question : quel est le statut ontologique, le statut d’être et de sens de la traduction aujourd’hui ? Cette question peut se poser, selon moi, dans tout enseignement de la traduction. Il faudrait d’ailleurs développer l’enseignement de la traduction. L’histoire de la traduction devrait faire partie de l’organisation de l’enseignement très tôt. C’est un enseignement riche, large et multiple.
Il n’y a pas une pensée de la traduction, mais une diversité de réflexions. Chacune constitue un cours d’eau qui vient enrichir les grands courants de la création littéraire, donc du patrimoine de l’humanité.
Crédits image : © Laurent Lombard
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
1 Commentaire
Félix
26/11/2024 à 18:09
Entièrement d'accord avec les opinions et convictions intimes du professeur Lombard. J'ai moi-même enseigné la traduction au niveau universitaire et au-delà de ses implications interculturelles, on peut résumer l"art de traduire par la formule mathématique suivante : c'est - théoriquement parlant - comme le disait Catford dans sa "A linguistic theory of Translation" révolutionnaire à l'époque (dans les années 1980) le passage d'une langue A à une langue B + tout ce qui englobe leurs contenus métalinguistiques, C.