L'écrivain australien Richard Flanagan est l'heureux lauréat du Baillie Gifford Prize for Non-Fiction, récompense britannique qui salue, comme son nom l'indique, un essai paru au cours de l'année. Question 7 (traduit par Serge Chauvin, Actes Sud) a conquis le jury, à l'unanimité. Mais l'auteur a refusé la dodue dotation qui accompagne la distinction, soit 50.000 £ (environ 60.000 €), pointant les liens du sponsor, la société de placements Baillie Gifford, avec l'industrie pétrolière.
Le 21/11/2024 à 10:49 par Antoine Oury
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Publié le :
21/11/2024 à 10:49
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Ce 19 novembre, les 6 membres du jury du Baillie Gifford Prize for Non-Fiction ont annoncé leur verdict, unanime. La récompense revenait ainsi à Richard Flanagan pour Question 7, une « réflexion aboutie sur la mémoire, l'histoire, le traumatisme, l'amour et la mort, doublée d'une étude approfondie du fil des événements qui tissent une existence », selon les mots d'Isabel Hilton, présidente du jury.
En plus de la distinction, une des plus prestigieuses du Royaume-Uni, Flanagan héritait d'un statut particulier : il est en effet devenu le premier auteur australien à remporter cette récompense et le Booker Prize for Fiction, obtenu en 2014 pour La route étroite vers le nord lointain (traduit par France Camus-Pichon, Actes Sud).
Enfin, Flanagan devait repartir avec une dotation de 50.000 £ (soit 60.000 € environ), fournie par le sponsor du prix, auquel il donne aussi son nom, le fonds de placement Baillie Gifford. Mais il a préféré refuser, en invitant la société à « rendre public un plan pour réduire ses investissements directs, déjà minimes, dans l'extraction des énergies fossiles, et augmenter les fonds investis dans les énergies renouvelables ».
Intervenant en conclusion de la cérémonie de remise de prix, via un message enregistré quelques jours auparavant, Richard Flanagan s'est excusé de ne pouvoir recevoir sa récompense en main propre : il parcourt actuellement « les étendues sauvages de la Tasmanie, à pied [...], sans réseau et sans moyen de communication ».
L'auteur australien prend ensuite soin de remercier les membres du jury et de saluer les autres auteurs finalistes de la récompense. Il n'oublie pas non plus le sponsor, Baillie Gifford, qui se tient au côté de cette institution britannique depuis 2016 (le prix est lui-même décerné depuis 1999) : « Je remercie également le sponsor, Baillie Gifford, pour son soutien si généreux à cette récompense et pour tout ce qu'il fait et a fait pour la littérature. » D'après Flanagan, les dons et le mécénat du fonds de placement « comptent [...], à un moment très difficile pour les auteurs ».
Outre-Manche, Baillie Gifford multiplie en effet les soutiens financiers au secteur littéraire, notamment par la participation au financement de nombreux festivals du livre. Cette implication très forte dans le mécénat culturel crée la polémique depuis quelques mois, en raison des placements réalisés par le fonds.
Suite aux enquêtes d'organisations non gouvernementales, les investissements de Baillie Gifford dans l'industrie des énergies fossiles ont été relevés, ainsi que d'autres, dirigés cette fois vers des entreprises liées à la défense et à la cybersécurité de l'État d'Israël. Entre 2,5 et 5 milliards £ auraient été investis dans l'extraction de combustibles fossiles, selon l'ONG Urgewald et le média indépendant écossais The Ferret, et près de 10 milliards £ dans des entreprises technologiques dont les produits sont utilisés pour la cybersécurité israélienne, d'après plusieurs sources, dont Arts Workers for Palestine Scotland.
Ces investissements ont été jugés problématiques par plusieurs collectifs et groupes de pression, mais aussi par des organisateurs de festivals littéraires britanniques et écossais, qui ont rompu les liens avec Baillie Gifford. Les prestigieux festivals de Hay, celui d'Édimbourg, mais aussi de Borders, Wimbledon BookFest, Cheltenham, Cambridge, Stratford, Wigtown et Henley, ont pris leurs distances avec le mécène, renonçant de fait à un soutien financier conséquent. Outre-Manche, le collectif Fossil Free Books s'est donné pour mission d'éloigner le milieu littéraire des partenaires impliqués dans des écocides ou des opérations jugées néfastes pour la planète.
Nick Thomas, associé chez Baillie Gifford, s'était défendu sur la question des soutiens à des entreprises sollicitées par l'État d'Israël : « L'affirmation selon laquelle nous avons des sommes significatives d'argent dans les territoires palestiniens occupés est trompeuse et offensante. Baillie Gifford est un grand investisseur dans plusieurs entreprises technologiques multinationales, incluant Amazon, Nvidia et Meta. Exiger un désinvestissement de ces entreprises mondiales, utilisées par des millions de personnes à travers le monde, est déraisonnable et ne sert à rien. »
S'il a pris soin de saluer l'engagement de Baillie Gifford pour la littérature, Richard Flanagan n'en rappelle pas moins la responsabilité de chacun face au changement climatique. « Le monde est complexe. Ces sujets sont difficiles. Personne n'est irréprochable. Nous sommes tous complices. De grands libraires qui écoulent mes livres sont la propriété de groupes pétroliers, des éditeurs de renom qui publient mes amis sont possédés par des fascistes. » Il évoque plus particulièrement sa propre responsabilité, en tant qu'auteur de Question 7. Son ouvrage s'interroge, en effet, sur les conséquences, parfois immenses, des choix et des actes.
S'il n'avait craint les sentiments que lui inspirait la jeune Rebecca West, H. G. Wells, le père de la science-fiction, ne se serait pas enfui en Suisse pour y écrire un livre dans lequel il imagine, en 1912, une arme capable d'embraser le monde... S'il n'avait lu ce roman méconnu, le physicien Leo Szilard n'aurait probablement jamais eu l'idée, quelque vingt ans plus tard, d'une réaction nucléaire en chaîne et, terrifié par ses possibles applications, tout mis en œuvre pour convaincre Roosevelt de doter son pays de la bombe atomique.
Si les États-Unis n'avaient pas bombardé Hiroshima puis Nagasaki, en août 1945, des dizaines de milliers de personnes auraient survécu, mais le sergent Flanagan, prisonnier de guerre des Japonais, aurait certainement péri et son fils Richard ne serait pas né seize ans plus tard en Tasmanie. Question 7 est le récit virtuose, aux accents sebaldiens, d'une série d'événements ; l'examen magistral et déchirant de ce que signifie être en vie alors que tant d'autres sont morts.
– Le résumé de l'éditeur pour Question 7
« Mon âme serait agitée si je ne soulignais pas que les forêts tropicales et les landes où je campe cette nuit, uniques au monde, sont menacées dans leur existence même par la crise climatique. Si je ne parlais pas de l'impact terrifiant des énergies fossiles sur mon île natale [la Tasmanie, NdR], [...] je trahirais l'esprit de mon livre », a souligné Flanagan, qui assure que Question 7 a été suscité par cette observation de la disparition d'un monde.
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Il précise encore que son refus de la dotation ne doit pas être perçu « comme une critique de Baillie Gifford, mais plutôt l'inverse. C'est la croyance en la bonne foi de Baillie Gifford et la recherche d'une possible amélioration. »
D'après les déclarations du jury, citées par The Guardian, deux autres auteurs finalistes de la récompense avaient demandé le retrait de leurs ouvrages de la compétition, l'un pointant explicitement les investissements de Baillie Gifford. Viet Thanh Nguyen, finaliste, a indiqué sur Instagram qu'il faisait don de sa dotation de 5000 £ (environ 6000 €) à l'association We Are Not Numbers, qui organise des ateliers d'écriture auprès de jeunes Palestiniens, à Gaza.
La réponse de Baillie Gifford au geste de Richard Flanagan a été immédiate, par la voix de Peter Singlehurst, gestionnaire de fonds pour la société. Il a affirmé, selon ABC, que « la pureté est une illusion », ajoutant que « ce que l'on nous demande est impossible ». « Le milieu littéraire doit nous accepter tels que nous sommes, ou pas du tout. » Le directeur du prix, Toby Mundy, a assuré qu'il souhaitait renouveler le partenariat avec Baillie Gifford, qui prend fin en 2026.
Photographie : Richard Flanagan, en 2021 (Zamotmum12, CC BY SA 4.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Paru le 04/09/2024
288 pages
Actes Sud Editions
22,50 €
3 Commentaires
Rose
22/11/2024 à 10:21
BRAVO !
Edco
22/11/2024 à 11:10
La grande classe 👏
Nico
22/11/2024 à 13:11
Bravo monsieur Richard Flanagan nous ne sommes pas obligés de faire ce pourquoi nous sommes attendus. Protège nos milieux de vie et et conséquemment notre santé peut se faire par une trahison créatrice et vertueuse. Refuser cette dotation ne changera pas lé monde mais elle porteuse d espoir pour tout ce qui souhaite un avenir désirable.