Sur près de 70 mètres, cette longue broderie médiévale (XIe siècle) célèbre la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie. Formidable témoin de son époque, elle franchit vaillamment les siècles pour arriver pratiquement indemne jusqu’à nous, à l’exception des derniers mètres. Une nouvelle restauration prévue entre 2025 et 2027 est l’occasion rêvée de répondre à toutes vos questions.
Sur près de 70 mètres de long et 50 centimètres de large, la tapisserie relate les dissensions entre les Anglais et les Normands, les préparatifs de la conquête de l’Angleterre par les Normands, le débarquement des troupes normandes sur les côtes anglaises et enfin la bataille de Hastings le 14 octobre 1066. Cette bataille permet à Guillaume le Conquérant de vaincre Harold, roi d’Angleterre depuis janvier 1066, et de monter sur le trône à sa place. C’est le début du royaume anglo-normand.
La version officielle, promue par Guillaume, est racontée dans la première partie de la tapisserie. Edouard le Confesseur, roi d’Angleterre depuis plus de vingt ans, meurt en janvier 1066 sans descendance directe. Son beau-frère Harold, chef de file des nobles anglo-saxons, s’empare du trône aussitôt.
Or Guillaume affirme que ledit trône lui a été promis de longue date par Edouard le Confesseur. Ce dernier a même dépêché Harold en personne en 1064 pour l’informer de cette décision.
Après de longs préparatifs qui incluent la construction de bateaux, Guillaume traverse la mer de la Manche avec son armée pour débarquer sur les côtes anglaises les 27 et 28 septembre 1066. Suite à une marche forcée avec troupes et chevaux (et un tonneau de vin normand), Guillaume tue Harold le 14 octobre 1066 lors de la bataille de Hastings. Il marche ensuite sur Londres et se fait couronner roi d’Angleterre le 25 décembre 1066. Ce couronnement est sans nul doute le sujet des derniers mètres de la tapisserie, qui ne sont malheureusement pas arrivés jusqu’à nous.
La tapisserie est en effet une broderie. Aurait‑elle été brodée à l’initiative de la reine Mathilde, épouse de Guillaume le Conquérant, pour conter les faits d’armes de son époux ? Ou par Mathilde elle‑même et ses dames de compagnie entre 1066 et 1083 ? Aurait‑elle été réalisée un peu plus tard ? Aurait-elle été brodée à Bayeux ou ailleurs ? Toutes questions sur lesquelles se penchent nombre d’historiens depuis plusieurs siècles.
La tapisserie aurait été commanditée par Odon, évêque de Bayeux et demi‑frère de Guillaume, avant ou après sa sortie de prison (il est emprisonné de 1082 à 1087) pour orner la cathédrale de Bayeux (consacrée en 1077) afin de conter par l’image les exploits de Guillaume à ses sujets, dont beaucoup ne savent pas lire. Reconnaissable à la tonsure propre aux ecclésiastiques, Odon est d’ailleurs en bonne place dans la tapisserie. Il participe à la bataille muni d’un bâton au lieu d’une épée — les ecclésiastiques ayant le droit de frapper l’ennemi, mais pas de faire couler le sang.
58 scènes — numérotées a posteriori sur une deuxième toile servant de support à la première — sont présentes sur une bande de lin écrue longue de près de 70 mètres (68,38 mètres exactement) et large de 50 centimètres. Une bande centrale (de 33 à 34 cm de hauteur) est encadrée en haut et en bas de deux bordures historiées (de 7 à 8 cm de hauteur).
Ces bordures historiées sont ornées de scènes de la vie quotidienne ou des motifs animaliers et végétaux et, plus avant dans la tapisserie, de petites scènes de bataille complétant les scènes de bataille de la bande centrale.
Le tout représente 1515 sujets brodés de laines de huit à dix teintes naturelles (rouge, marron, beige, vert foncé, vert moyen, vert bronze, bleu foncé, bleu roi, bleu clair, jaune moutarde), obtenues à partir de trois pigments naturels (pastel, garance, gaude).
Les points utilisés sont surtout le point de tige pour les contours et inscriptions et le point de couchage (appelé aussi point de Bayeux) pour remplir les surfaces. Les deux autres points présents sont le point de chaînette et le point fendu.
Les 58 inscriptions latines (soit 2000 mots) racontent le déroulement des événements et donnent un nom aux personnages et aux lieux. Brodées avec une laine bleu foncé presque noire, ces inscriptions sont censées nous éclairer sur les péripéties de cette histoire vraie, quoique certainement enjolivée en faveur de Guillaume pour justifier la conquête de l’Angleterre auprès de ses sujets.
On compte 636 personnages dans la bande centrale, dont seulement trois femmes et trois enfants, y compris 15 personnages principaux identifiés par leur nom en latin (dont Guillaume, Harold, Edouard, Odon et quelques autres). Les scènes de bataille sont heureusement compensées par des scènes de la vie quotidienne, par exemple la chasse des oiseaux à la fronde ou les labours avec semailles et hersage.
On compte 202 chevaux et mulets, 55 chiens et 505 autres créatures réelles et fantastiques. Certaines scènes sont inspirées des fables d’Ésope (le corbeau et le renard, le loup et l’agneau, le loup et la cigogne, la lice et sa compagne, etc.). Un bestiaire très varié (coqs, paons, béliers, cerfs, ours, poissons, lions, chameaux) est doublé d’animaux mythologiques (centaures, dragons, oiseaux fabuleux) souvent disposés deux par deux et entourés de bandes obliques ou de motifs floraux.
On compte également 37 édifices militaires et religieux (y compris le Mont-Saint-Michel, l’abbaye de Westminster et les châteaux de Winchester, de Bayeux et de Rouen) et 41 bateaux (vaisseaux ou barques).
Les 49 arbres présents montrent que la nature n’est pas oubliée, aussi bien pour la construction des bateaux que pour séparer les scènes de la tapisserie les unes des autres.
Neuf panneaux de toile de largeur (ou hauteur) identique, mais de longueur inégale (3 à 14 mètres) sont assemblés les uns aux autres par de fines coutures. Le premier surfilage est peu discret, avec un décalage visible entre les panneaux, mais les surfilages suivants se remarquent à peine.
L’ensemble pèse 350 kilos, si bien que la tapisserie serait non seulement la bande dessinée la plus ancienne, mais aussi la plus lourde au monde. La tapisserie est doublée d’une seconde toile de lin en 1724, pour résister au poids des ans et pour faciliter son accrochage. C’est sur cette seconde toile que sont ajoutés les numéros des scènes.
Suite à deux restaurations en 1724 et en 1842, une nouvelle restauration est entreprise en 1860, avec 120 reprises faites sur la toile et l’ajout de 518 fragments par rapiécer les parties trouées ou trop fragiles, surtout vers la fin de la tapisserie, mais cette fois avec des laines teintes au moyen de colorants de synthèse.
La tapisserie nous offre une foule d’informations sur les techniques du XIe siècle pour l’architecture civile et militaire, l’équipement militaire, la navigation et l’agriculture. On apprend par exemple à quoi ressemblent les châteaux, y compris celui de Westminster, avec des terrassiers à l’œuvre en direct. La même remarque vaut pour les bateaux puisque les bûcherons coupent les arbres sous nos yeux pendant que les charpentiers construisent la flotte qui permettra aux Normands d’envahir l’Angleterre.
Grâce à la tapisserie, on apprend que, en temps de paix, les nobles (ducs et comtes) montent leurs chevaux sans armement, accompagnés de leur meute de chiens de chasse. Lorsqu’ils ne sont pas à cheval, faucon au poing, ils sont assis sur des sièges ornés de coussins pour recevoir les messagers et délibérer de l’avenir du pays.
Ils dînent à table (avec couteaux, bols, coupes, pichets, plats et cornes à boire) et n’arrachent donc plus la viande à pleines mains ou à pleines dents comme certains de leurs ancêtres vikings. Les cuisiniers préparent des mets rôtis ou bouillis à base d’aliments protéinés (porc, bœuf, mouton, volaille, poisson). Les soldats mangent du pain, de la soupe et des poulets rôtis sur place en utilisant leur bouclier comme table (ou comme assiette) pour plus de commodité.
Ils boivent le vin local, puisque la Normandie produisait du vin avant d’être connue pour son cidre. Lors de la construction des bateaux permettant de franchir la mer de la Manche, 36 hectolitres de vin — et cent mille litres d’eau à partager avec les chevaux — auraient été livrés sur place pour consommation quotidienne sur le chantier. Traîné par deux hommes, un tonneau de vin cerclé de fer et surmonté de hallebardes se trouve en tête du convoi des troupes à pied et à cheval en route vers l’Angleterre, juste derrière Guillaume le Conquérant, avant la traversée de la Manche en bateau.
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La plupart des combattants portent des broignes (vêtements de défense protégeant le thorax) et certains portent des cottes de mailles, apparues récemment et en train de se généraliser. Leurs boucliers sont ornés de signes distinctifs et ils se battent souvent à main nue (et non gantés) avec diverses armes (haches, masses, lances, épées, arcs). Les troupes sont soit à pied soit à cheval.
Les Normands ont la nuque et le bas du crâne rasés alors que les Anglais ont les cheveux courts sur tout le crâne et portent des moustaches. Leur coupe de cheveux permet donc aisément de distinguer les Normands des Anglais, surtout en temps de paix lorsqu’ils ne portent pas de casque.
L’Angleterre fait partie du royaume anglo-normand entre 1066 et 1153, date à laquelle elle retrouve son indépendance pour être ensuite régie par la dynastie Plantagenêt et ses 14 rois successifs. Quant à la Normandie, après une période faste sous l’égide de Guillaume jusqu’à sa mort en 1087, elle est annexée à la France en 1204 suite aux dissensions internes entre les descendants de Guillaume, qui affaiblissent la région et font le bonheur des Francs.
Fidèle à sa mission originale, la tapisserie de Bayeux propage les exploits de Guillaume le Conquérant auprès des nouvelles générations. Elle se trouve mentionnée pour la première fois par écrit dans l’Inventaire des biens de la cathédrale de Bayeux dressé en 1476 par Louis d’Harcourt, évêque de Bayeux. Elle apparaît sous le numéro 262 comme « une tente très longue et estroicte de telle a broderie » qui est suspendue le long de la nef de la cathédrale une semaine par an (du 1er au 8 juillet) pour la Fête des Reliques.
La tapisserie échappe de peu à une troupe de huguenots venue mettre la cathédrale à sac en 1562. C’est à nouveau le cas pendant la Révolution française, comme raconté dans Wikipédia : « En 1792, la France étant menacée d’invasion, des troupes furent levées. Au moment du départ du contingent de Bayeux, on s’avisa qu’un des chariots chargés de l’approvisionnement n’avait pas de bâche. Un participant zélé proposa de découper la tapisserie conservée à la cathédrale pour couvrir le chariot. Prévenu tardivement, le commissaire de police, Lambert‑Léonard Le Forestier, arriva cependant juste à temps pour empêcher cet usage. »
Sauvée in extremis de la destruction, la tapisserie devient un bien national issu des confiscations de 1790, comme tant de biens de la noblesse et du clergé. Son renom dépasse désormais l’échelon local puis régional pour susciter l’admiration nationale, notamment lors de son exposition à Paris en 1803 à la requête de Napoléon. Napoléon souhaite faire de la tapisserie un outil de propagande pour une campagne militaire qu’il projette l’année suivante en Angleterre, projet auquel il renonce ensuite, suite à quoi la tapisserie est rendue à la ville de Bayeux.
La tapisserie devient officiellement le premier livre de la bibliothèque municipale de Bayeux en 1842. Vu ses 70 mètres de long et ses 350 kilos, une salle entière lui est consacrée. Elle est ensuite cachée pendant la guerre franco-prussienne de 1870 puis à nouveau pendant la Première Guerre mondiale avant d’intégrer en 1913 son premier musée dédié. Elle est à nouveau cachée pendant la Seconde Guerre mondiale alors que la ville de Bayeux, proche des plages du débarquement, est durement meurtrie en juin 1944. Exposée au Musée du Louvre à Paris en décembre 1944, elle revient à Bayeux en 1945.
Après un premier musée en 1913, la tapisserie est exposée depuis 1983 dans un musée dédié dénommé Centre Guillaume le Conquérant. Nouvelle étape dans une renommée désormais mondiale, la tapisserie rejoint en 2007 le registre Mémoire du monde de l’UNESCO, qui recense le patrimoine documentaire ayant à la fois un intérêt international et une valeur universelle. Et la tapisserie est bien entendu un des fleurons des célébrations des 950 ans de la bataille de Hastings en 2016.
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Une rénovation majeure de la tapisserie et de son musée est prévue en septembre 2025, avec ouverture du nouveau musée au printemps 2027 pour célébrer le millénaire de la naissance de Guillaume le Conquérant. À cette occasion, les derniers mètres manquants de la tapisserie vont être recréés, ou plus exactement donner lieu à une œuvre textile contemporaine suite à deux appels d’offres (sélection de l’artiste puis sélection de l’atelier de confection).
Wikipédia bien entendu, notre bible des temps modernes, et le beau site du musée de la tapisserie de Bayeux, une source d’information inépuisable.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tapisserie_de_Bayeux
https://www.bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/
Pour clôturer le tout, voici une vidéo animée de David Newton avec son et musique de Marc Sylvan.
Par Marie Lebert
Contact : marie.lebert@gmail.com
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