Kamel Daoud, Prix Goncourt 2024 pour Houris (Gallimard), a-t-il substitué à une victime du terrorisme son histoire, contre sa volonté ? Dans un témoignage diffusé par une chaîne de télévision algérienne le 15 novembre dernier, Saâda Arbane accuse Kamel Daoud d'avoir nourri Houris avec sa propre vie, en s'appuyant sur des éléments communiqués par son épouse, psychiatre, malgré le secret médical. Son éditeur français s'insurge, évoquant « de violentes campagnes diffamatoires ».
Le 19/11/2024 à 12:18 par Antoine Oury
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19/11/2024 à 12:18
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Dans un entretien accordé à la chaine One TV, Saâda Arbane a accusé, le 15 novembre dernier, Kamel Daoud d'avoir « dépossédé une victime du terrorisme de son histoire, de sa vie, contre son gré », et ce malgré « les refus catégoriques de ses parents de leur vivant ».
Alors âgée de 6 ans, en 1993, Saâda Arbane a été l'une des victimes d'une attaque d'un groupe armé à laquelle elle survit, mais dont elle souffre encore de nombreuses séquelles. Laissée égorgée par les assaillants, Saâda Arbane ne peut aujourd'hui s'exprimer qu'avec une aide, en raison des blessures infligées à ses cordes vocales.
Ayant « mis plus de vingt-cinq ans pour oublier [s]on traumatisme », elle estime que Kamel Daoud aurait « remué les plaies » d’une histoire dont elle pensait être « la seule à décider comment [elle devait en] sortir ». Elle pointe par ailleurs la responsabilité de l'épouse de Kamel Daoud, psychiatre, dans l'utilisation potentielle de son récit.
En effet, Saâda Arbane a été accompagnée par la psychiatre, dévoilant à l'occasion de séances des détails de son intimité psychique. Elle affirme avoir été suivie de l’année 2015 jusqu’au départ de la famille Daoud en France, dans plusieurs établissements médicaux oranais, d’abord pour une thérapie de groupe avec sa mère, puis seule.
L'épouse de Kamel Daoud aurait même évoqué l'intérêt de l'écrivain pour l'histoire de Saâda Arbane, et cette dernière aurait clairement exprimé son refus de voir son récit changé en livre. Dans son témoignage, Arbane raconte : « [S]a femme m’a dit qu’il est en train d’écrire un livre, je lui ai dit : “Attention, je ne veux pas que ça soit sur moi”. Elle m’a dit : “Non, ça ne parle pas de toi du tout”. Plusieurs fois durant mes consultations, j’ai redit à sa femme : “Attention, je refuse qu’il fasse ça.” »
Pour appuyer ses accusations, Saâda Arbane évoque plusieurs points communs avec Aube, personnage principal de Houris : « Ma cicatrice. Ma canule. Les conflits avec ma mère. L’opération que je devais subir en France, la pension que je reçois en tant que victime [du terrorisme islamiste]. L’avortement, je voulais avorter. La signification de mes tatouages [au niveau de la nuque et du pied]. Le salon de coiffure, j’avais un salon de coiffure et d’esthétique et c’est dans le livre. Le lycée Lotfi. L’allusion romancée à ma passion pour l’équitation. »
Dans un communiqué transmis ce lundi 18 novembre, les éditions Gallimard, qui publient Houris, dénoncent « de violentes campagnes diffamatoires » contre l'écrivain. « Si Houris est inspiré de faits tragiques survenus en Algérie durant la guerre civile des années 1990, son intrigue, ses personnages et son héroïne sont purement fictionnels », assure Antoine Gallimard, PDG de la maison.
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Il cite encore la jurisprudence : « Depuis le procès intenté en 1896 au roman de Jules Verne, Face au drapeau, les juges considèrent que tout romancier est libre de s’inspirer de faits réels (historiques, politiques, judiciaires), d’évènements vécus et de personnes connues pour créer une œuvre de fiction. »
En France, cette liberté de création et de diffusion artistiques peut éventuellement se heurter au droit au respect de la vie privée. Entre l'inspiration littéraire et le dévoilement d'éléments intimes, la frontière est parfois floue, et des polémiques naissent fréquemment, particulièrement dans le domaine de l'autofiction. Parmi les dernières en date, citons celle autour de Yoga, d'Emmanuel Carrère, roman attaqué par Hélène Devynck, son ex-compagne, qui évoquait un texte paru sans son consentement.
Pour les éditions Gallimard, Kamel Daoud représente la perspective d'une fin d'année financièrement faste : après l'obtention de la récompense, l'auteur a écoulé près de 50.000 exemplaires de son ouvrage, du 4 au 10 novembre. Houris a ainsi dépassé les 120.000 titres vendus.
L'éditeur rappelle encore que Kamel Daoud n'est pas vraiment bien considéré par le pouvoir algérien, et estime que les accusations font partie de campagnes « orchestrées par certains médias proches d'un régime dont nul n'ignore la nature ».
Réélu en septembre dernier avec près de 95 % des suffrages exprimés, le président sortant Abdelmadjid Tebboune, 79 ans, occupe ce poste depuis 2019. La participation des électeurs était toutefois en berne, avec seulement 5 millions de votants pour 24 millions d'inscrits, tandis que la place laissée aux oppositions reste minime.
Peu avant cette échéance électorale, l'organisation non gouvernementale Amnesty International dénonçait « une érosion continue des droits humains à travers la dissolution par les autorités de partis politiques, d’organisations de la société civile et de médias indépendants, ainsi que la multiplication d’arrestations et de poursuites arbitraires fondées sur des accusations de terrorisme forgées de toutes pièces », selon les termes de Amjad Yamin, directeur régional adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Les relations diplomatiques entre l'Algérie et la France sont passablement dégradées, par ailleurs, depuis qu'Emmanuel Macron s'est rapproché du roi Mohammed VI, au Maroc. Au cœur des discussions menées en octobre dernier, le devenir du Sahara occidental, un territoire situé entre le Maroc et la Mauritanie. Le premier assure qu'il fait partie intégrante de ses frontières, tandis que l'Algérie soutient l'indépendance du Sahara occidental, réclamée par le Front Polisario, mouvement politique et militaire.
Le soutien du président français à l'intégration d'une partie du Sahara occidental au Maroc a vexé l'Algérie, refroidissant considérablement les relations entre les deux pays.
Dans ce contexte, le Prix Goncourt accordé à Kamel Daoud et l'exposition médiatique de l'écrivain en France semblent nourrir l'animosité du pouvoir algérien. Début octobre, ActuaLitté révélait ainsi que les éditions Gallimard se retrouvaient « interdit[e]s de présence au salon international du livre d’Alger », organisé du 6 au 16 novembre. Le roman de Daoud semblait bien à l'origine de cette décision.
À cette différence près que les organisateurs du SILA, et les censeurs à l'origine de ce refus se préoccuperaient moins du contenu de l'ouvrage que de la médiatisation de l'écrivain.
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Houris ne sera en effet pas diffusé en Algérie, où l'évocation des années de la « décennie noire », entre 1992 et 2002, est interdite. Les affrontements très violents entre l'armée et des groupes islamistes ont fait entre 60.000 et 150.000 morts, au moins, sans évoquer les disparus, les blessés et les traumatisés.
Au début des années 2000, le pouvoir tente de rétablir la paix sociale avec des lois d'amnistie, préférant l'expression « tragédie nationale » à « guerre civile ». En 2017, la mention de la période est même interdite, pour parfaire cette réconciliation de façade. Or, c'est aussi l'époque où l'écrivain devient un fer de lance de la lutte contre l'islamisme, prêtant sa voix au pouvoir pour lutter contre le développement de l'idéologie... dans une certaine mesure.
De fait, la montée de l'islamisme en Algérie, autant que dans d'autres pays arabes, fut sinon favorisée, du moins observée sans réticence par l'État. Dans les années 70, le péril rouge est aux portes et l'on assiste alors à une montée de l'extrémisme religieux, pour casser le socialisme, la gauche et plus globalement les mouvements d'émancipation qui poignent. Autant d'éléments historiques avérés que l'on ne retrouve pas dans la dernière publication de l'auteur – certes adoubé par les élites culturelles du pays.
Car en Algérie, Daoud en tant qu'éditorialiste, plus qu'écrivain finalement, agace passablement : affichant un certain mépris social, ses interventions médiatiques notamment dans Le Point font grincer les dents du lectorat. Très critique de la société algérienne, mais aussi des pratiques religieuses associées à l'islam, il est également perçu comme une voix très française, un sentiment renforcé par son acquisition de la nationalité française, en 2020, puis son exil, quelques années plus tard.
En août dernier, Daoud expliquait être attaqué en Algérie, « car je ne suis ni communiste, ni décolonial encarté, ni antifrançais », dans un entretien au Point, où il est aussi chroniqueur.
Sollicité par ActuaLitté, Philippe Claudel, président de l'Académie Goncourt, n'a pas souhaité faire de commentaires. Or, la question se posera peut-être : si le récit découle d'une violation du secret médical – et il se trouverait des documents en attestant –, les jurés cautionneront-ils encore l'attribution du prestigieux prix ? Ce serait une première, assurément, mais qui entrainerait une autre question : les membres de l'Académie auraient-ils pu être au courant de la manière dont l'histoire fut écrite ?
Quelques jours avant l’attribution du prix, Tahar Ben Jelloun, proche de l’écrivain, auteur Gallimard et juré du Goncourt, avait défendu l’ouvrage avec force au micro de France inter. Et se défendait dans le même temps d’être à la manœuvre pour que l’ouvrage soit récompensé.
« Si, effectivement, Kamel Daoud a le Goncourt, ça serait une explosion. Dans la mesure que tout ce que l’Algérie, enfin les généraux, voulait cacher pour la guerre civile — parce que c’est interdit de parler de cette guerre civile — va être connu du monde entier et par les traductions dans le monde entier. »
Que dirait-il aujourd’hui des déclarations publiques de Saâda Arbane, incriminant le romancier ? (voir les propos à 5'14)
Photographie : Kamel Daoud, en 2015 (Claude Truong-Ngoc, CC BY SA 3.0)
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
Paru le 15/08/2024
411 pages
Editions Gallimard
23,00 €
13 Commentaires
Aurelien Terrassier
19/11/2024 à 14:17
Rien de très étonnant de Kamel Daoud. Si les ressemblances entre l'héroïne et la patiente de sa femme sont troublantes, cela sera en effet à la justice de trancher s'il y a violation du secret médical ou non. Cela dit ce n'est pas incompatible de critiquer le pouvoir autoritaire et répressif algérien et l'imposture de Kamel Daoud qui même si je ne l'apprécie pas contenu de ses positions très reactionnaires en essentialisant les populations arabes au fondamentalisme religieux islamique ne mérite pas pour autant de se faire interdire de meetings et de salons au même titre qu'Actualitte en Algérie
Nap
20/11/2024 à 14:02
Chouette comme article, merci Actualitté ! Plutôt d'accord avec ce commentaire soit dit en passant ! Dommage d'en faire un martyr en le blacklistant
Gaucho Marx
19/11/2024 à 16:27
Si Saada Arbane n'en avait pas parlé, personne, à part ses tout proches, n'aurait su mettre de la chair et de l'os sur la fiction de Daoud.
Et encore... Il y a 200000 victimes du terrorisme islamiste pendant la guerre civile algérienne. Saada Arbane n'est sans doute pas hélas un cas isolé.
Et encore... Le propre du romancier est d'écrire sur et pour l'humanité, pas de livrer une autobiographie. La reprise de certains faits n'est là que pour donner corps à une histoire. Boris Vian disait un truc du genre : cette histoire est réelle car je l'ai entièrement inventée. La vie de Saada Arbane, pardon, n'intéresse personne ; son destin, confondu avec celui de toutes les victimes de l'islamisme, si.
J'ai du mal à m'empêcher, je peux me tromper, de voir dans ce surgissement médiatique, démarré dans les medias algériens vraiment autre chose qu'une façon de se payer le Daoud.
Pour la partie politique de l'article, j'y vois un contresens. Le FLN, au pouvoir depuis 1962, a mis en avant le socialisme jusqu'à la fin des années 80. Nationalisations, réformes agraires... la politique algérienne a très longtemps emprunté les grands classiques du socialisme, jusque dans les discours anti-impérialisme, anti-capitalisme et anti-sionisme.
Independamment de cela, l'Algérie a vécu, comme bcp de pays arabes, la montée des courants islamistes.
Le malheur a voulu que la tentative de démocratisation, signant la fin de la dictature ouvertement socialiste autour des années 90 a profité aux islamistes qui ont commencé à gagner des élections.
La suite est tristement connue.
........
Et l'Algérie est toujours une dictature qui vit dans l'ombre de la guerre d'indépendance et exige, comme hier, que la France se prosterne devant son histoire tragique. Une façon comme une autre de rejeter la longue liste de ses échecs sur son bouc émissaire préféré.
Je comprends que Daoud ait préféré devenir français comme tant d'autres Algériens, surtout des jeunes, fuyant un pays dont démocratie et resilience ne font pas partie.
Laïk c'est chic
19/11/2024 à 19:13
Tout à fait d'accord avec votre analyse. J'ajouterais juste que l'expression évoquant l'opinion d'une certaine intelligencia algérienne sur Daoud comme étant "trop français" est pour moi inaudible. Comme si il y avait une opinion française homogène sur ce sujet. Un français comme Jordan Bardella, comme Emmanuel Macron , comme Jean-Luc Mélenchon, comme Raphaël Glucksmann, comme Maurice Audin ?
Je pense comme vous que ce terme ramène encore une fois au colon français dont les crimes que je ne conteste absolument pas doivent être toujours et encore mis en valeur pour raviver la gloire du FLN qui a bouté les colons hors d'Algérie et masquer cette période bien moins glorieuse de la décennie noire.
NAUWELAERS
20/11/2024 à 00:36
Gaucho Marx,
Merci de votre analyse lucide et équilibrée.
CHRISTIAN NAUWELAERS
NAUWELAERS
20/11/2024 à 00:34
Pas «qui poignent» mais qui pointent !
Sinon, un article très utile et informatif...introuvable dans la presse quotidienne.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Team ActuaLitté
20/11/2024 à 11:00
Bonjour
Eh bien, pour le verbe pointer, oui, mais pour le verbe poindre, non :)
Or, c'est bien le second qui est utilisé !
NAUWELAERS
20/11/2024 à 18:23
Team Actualitté,
«Mea culpa» car c'est bien «ils poignent» comme conjugaison au présent de l'indicatif au pluriel de
«poindre» !
Ou vous avez raison.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Louise Célib
20/11/2024 à 09:19
Connait pas ce Daoud. Un bon parti ?
NAUWELAERS
20/11/2024 à 18:15
Connais pas, non: connaît pas cet immense écrivain.
Bravo à vous.
CHRISTIAN NAUWELAERS
Odile
20/11/2024 à 09:55
Si Saada Arbane ne s'était pas manifestée, personne (ou presque) n'aurait fait le lien avec son cas personnel. Là, elle provoque exactement ce qu'elle voulait (soit-disant) éviter, à savoir l'orientation des projecteurs sur son cas personnel.
Marie
20/11/2024 à 09:59
Le "secours" et le "silence" sont assourdissants. Comme de Droit. Quel avenir pour un humanité qui n'a de cesse de "pinailler", de jalouser, de mettre en exergue un éléphant à la place d'une puce, d'être incapable de se réjouir et d'appeler à "faire son deuil" là où il n'est que naissance...
Aurelien Terrassier
20/11/2024 à 12:10
@Team Actualitte @Antoine Oury Vous auriez pu aussi citer l'exemple de Christine Angot qui fut condamné à 40000 euros d'amende pour atteinte à la vie privée avec un personnage de son roman qui n'est autre que la mère des enfants avec un célèbre rappeur qui fut son amant.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/proces-christine-angot-a-t-elle-depasse-les-limites-de-l-autofiction_1234607.html