#LivreGourmandPerigueux2024 – Elle s’exprime avec une sérénité apaisante : Diane Dupré la Tour avait publié Comme à la maison chez Actes Sud en mai dernier. Un témoignage intime, mais un partage avant tout, aussi nécessaire qu’accueillant. Une invitation, à s’asseoir à table et partager un repas — comprenant qu’il se trouve bien plus que de la nourriture dans l’assiette.
Le 18/11/2024 à 11:20 par Nicolas Gary
1 Réactions | 158 Partages
Publié le :
18/11/2024 à 11:20
1
Commentaires
158
Partages
Depuis 2016, avec Étienne Thouvenot, elle est cofondatrice des Petites cantines : ce réseau de restaurants participatifs, basé sur une approche conviviale et un prix libre, vise à renforcer les liens sociaux en permettant à chacun de cuisiner et de partager un repas. « Fondatrice, d’accord : en réalité, j’en suis surtout la première bénéficiaire », sourit-elle.
On compte aujourd’hui 14 de ces établissements de quartier — le dernier s’étant ouvert ce 16 novembre à Bagnolet. « Quinze autres sont prévus », précise l’autrice : un sacré chemin depuis le premier qui s’ouvrit à Lyon. « Quand les médias parlent de notre réseau, on énumère souvent les éléments les plus pragmatiques : le prix libre, l’alimentation engagée — circuit court, bio, moins de protéines animales, récupération des invendus. C’est très bien, mais dans les critères de l'alimentation durable jamais n’apparaît la dimension relationnelle du repas. »
Or, Les Petites cantines agissent avant tout sur la racine de cette « famine relationnelle », au cœur du projet : un tiers des Français en souffre, selon l’étude Solitudes 2024 de la Fondation de France. « Face à cette fragilité, la réponse la plus courante est tristement binaire : il faudrait moins de solitude et plus de lien social. Ce discours est tenu depuis des décennies or le problème ne fait que s'accroître. Si la réponse ne suffit pas, c'est que la question est mal posée. »
MICHRONIQUE – Comme à la maison
Et de poursuivre : « Quelle est donc la nature de ce lien qui se délite ? Il y a quelque chose qui se détricote en profondeur pas simplement dans notre rapport aux autres, mais aussi dans notre rapport au monde. Ma réponse est simple : la confiance, point nodal de notre société, et totalement impensé. »
De là l’ouvrage qu’elle écrivit, avec une approche très claire : un texte bref, lisible en deux heures de trajet, personnel et intime. Et les épreuves qu’elle affronta, notamment la perte tragique de son mari dans un accident de voiture en 2013. « Ce témoignage, je l’ai écrit sous le coup de la colère et d’un sentiment d’extrême nécessité. Mais pour qu’il soit entendu, il devait être sincère et bref. Personne n’aime les discours trop longs. »
Un texte résolument littéraire, qui ne relate pas des expériences de vie, mais partage des fragilités, des vulnérabilités. « Tout part d’une démarche : expliquer comment je suis passée d’un moment de terrible solitude, à en pleurer parfois, alors que mes enfants étaient là, à une métamorphose. Un changement profond qui m’a relevée, a aidé mes enfants », insiste Diane Dupré la Tour.
Le partage de la nourriture, comme rite fondateur du vivre ensemble, de la construction civilisationnelle, tout cela est pourtant bien connu. « Je n’ai pas la prétention d’inventer la roue : dans notre modernité, certains usages perturbent simplement nos comportements, nous assoupissent. »
Une critique finement analysée pointe ainsi dans le numérique un miroir aux alouettes : « Le sentiment de sécurité dont nous avons toutes et tous besoin, les écrans donnent l’illusion de nous l’apporter. Alors on apprend à accepter ces cocons, à se couper de relations de confiance. » Et il en va de même dans l’alimentation.
« La multiplication des labels découle d’un besoin des industriels de l’agroalimentaire de restaurer la confiance des consommateurs à l’égard de leurs produits. » Or, si se nourrir demeure un besoin essentiel, se sentir reliés les uns aux autres ne l’est pas moins.
Sans que tout soit joué pour autant : « La confiance, je la compare souvent au périnée : une partie du corps qu’il faut entraîner pour la muscler. Et donc s’exercer. Sans quoi on abîme notre rapport au monde et l’on verse dans ce qui serait l’inverse de la confiance à mes yeux : l’inaction. » De là l’attitude passive vis-à-vis du climat, de la planète, car « en somme la tête a compris, mais le cœur pas encore ».
Favoriser des rencontres, autour de repas préparés et partagés collectivement, comme le proposent Les Petites cantines, ne signifie pas multiplier les temps ensemble en espérant que le chiffre comble le vide.
« L’économie irrigue nos vies : proposer un prix libre, c’est déjà aller à l’encontre d’un modèle en vigueur. Mais je ne crois fondamentalement pas que nous soyons à contre-courant : nous sommes en réalité le courant, quand un système entier s’écroule, s’effondre sur lui-même, laissant des gravas et faisant un grand bruit. »
De même que Comme à la maison passe par la littérature pour partager l’intime au plus grand nombre, Les Petites cantines donnent à vivre de l’intime, dans un espace en partage. Objectif : moins s’apprivoiser les uns les autres que de redécouvrir la confiance.
De fait, l’expérience d’un repas implique une mise en danger : la quantité d’aliments est limitée, ce qu’en économie on appelle un ”bien rival“. « Celui ou celle d’à côté prendra-t-il trop, au point que je n’aurais pas assez ? Ou vais-je lui laisser trop, qu’il prendra entièrement ? Tout est là : la réactivation de la confiance en soi, en l’autre commence par cette démarche, car la confiance est un “bien viral”, par opposition. »
Et que plus les évidences nous reviennent à la conscience, plus les choses se remettent en place. « Ce que nous avons mis en place, c’est une logique de réciprocité, pour sortir des idées de gain ou de perte — donc de performance, de productivité. Nous pratiquons les mêmes vertus que le son : sur tout obstacle, on rebondit. » Quiconque a cuisiné le sait : dans un tel espace, l’effervescence est de rigueur et tout se passe bien dès lors que chacun joue sa partition — se sentant qui plus est légitime de l’interpréter.
La relation, avant les chiffres
Les anciens élèves de sociologie auront reconnu le concept amorcé par Marcel Mauss de réciprocité, approfondi et porté par Alain Caillé : « Les Petites cantines portent un apprentissage qui découle de tout cela, en quatre vertus : demander, donner, recevoir et rendre. Cela bouscule radicalement la logique d’échanges quantitatifs et rompt en fait avec les comportements où le chiffre devance la relation », poursuit Diane Dupré la Tour, intarissable.
En recentrant les rapports humains sur la relation à qui l’on donne la même valeur que l’être avec qui on l’entretient, « on transforme radicalement toutes les interactions d’un système en place. Nous sortons du paradigme de prédictibilité, visant un avenir désirable, de souplesse, de confiance en soi, en l’autre, à l’égard du groupe, de l'avenir ».
Sur cette route, la cofondatrice du réseau de restaurants a croisé des femmes et des hommes portés par la même utopie qu’elle. « Ce projet a réveillé en moi le désir enfoui, et fait naître l'utopie. Pour moi c'est un mot positif. » Et de citer Julia Faure, la cofondatrice de la marque de vêtements Loom, qui lutte pour l'adoption d'une loi contre la fast fashion et a déjà réussi à la faire approuver par l'Assemblée nationale à l'unanimité.
« De prime abord, nous venons d’univers différents : sans cette envie de modifier le monde, à la manière d’Archimède et de son levier, par petites poussées circulaires patiemment répétées, nous ne nous serions jamais rencontrées. Mais c’est là : elle porte comme moi, comme tant d’autres une de sortir des rapports de domination, d'isolement et de construire un monde qui nous relie à tout ce qui est vivant. »
Et de glisser avant de nous quitter : « Il faut s’intéresser aux éditions La Mer salée. Elles publient Les Utopiennes, chaque année, un recueil de nouvelles, articulées autour d’un message. » Pour 2024, il s’agit de « Ne renoncez pas, nous avons gagné. »
Fabrication écologique, édition éthique, la maison s’est dotée d’un slogan que Diane Dupré la Tour nous glisse comme une promesse : « Les utopies d’aujourd’hui, sont les évidences de demain. »
Il est des interviews qui ressemblent à des hasards, et des hasards qui deviennent des rencontres. Et très certainement dans Les Petites cantines, certaines rencontres deviennent des évidences : celle que l’on ne pouvait résolument pas être heureux, tant que l’on ne cultivait pas ce muscle de la confiance.
Crédits photo : Diane Dupré La Tour - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Le Festival du Livre Gourmand édition 2024
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 01/05/2024
144 pages
Actes Sud Editions
16,50 €
1 Commentaire
Nico
19/11/2024 à 07:01
Oui l avenir se joue dans notre assiette. Commensalité et convivialité sont un début de lutte contre le délitement de nos sociétés. Et permet de revoir notre rapport au vivant pour préserver les liens qui nous maintiennent en vie. le contenu de notre assiette est politique, écologique et social.