Près de quarante ans après sa première publication aux États-Unis, Le rivage des femmes, de Pamela Sargent, est un ouvrage incontestablement d’actualité. Réédité dans une nouvelle traduction de Nathalie Gouyé-Guilbert, aux éditions Mnemos, l'ouvrage est sorti début novembre. Chronique par Anne-Charlotte Mariette, Les mots délivrent.
Alors que l’autrice s’est illustrée dans des anthologies de nouvelles de science-fiction féministe, en particulier Femmes et merveilles (trad. Claude Saunier, Denoël 1975), ce sont ses romans qui feront sa renommée : Le règne des immortels (trad. Françoise Maillet), Copies conformes (trad. Jean-Louis Verdier), L’étoile blanche (trad. Jean-Louis Verdier), Vénus des rêves (trad. Guy Abadia) et Vénus des ombres (trad. Guy Abadia) font parties de ses œuvres les plus emblématiques.
Dans le contexte de critique sociale du début des années 1970, Pamela Sargent émerge comme une nouvelle voix de la SF féministe aux côtés d’autrices comme Joanna Russ, Ursula K. le Guin ou Elisabeth Vonarburg. Ces autrices dénoncent les réactions haineuses et misogynes face à l’attribution du prix Nébula de la nouvelle courte en 1972 à Joanna Russ pour Lorsque tout changea (trad. Henry-Luc Planchat).
Comme le rappelle Stéphanie Nicot dans la préface du Rivage des femmes, l’écrivain de SF Michael Coney ose écrire « Maintenant je découvre que je suis détesté pour une autre raison — parce que Joanna Russ n’a pas de bite. »
Le rivage des femmes, publié en 1986, est aujourd’hui une référence de la littérature de SF féministe. Pamela Sargent n’essaie pas d’y prédire un avenir sans les hommes, mais plutôt d’imaginer un monde où les femmes seraient devenues indépendantes de leur contrôle. Plusieurs centaines (ou milliers) d’années après une catastrophe nucléaire qui a failli détruire l’humanité, les femmes se sont retranchées dans des cités fermées et technologiquement avancées, tandis que les hommes, perçus comme des menaces, en ont été bannis et sont contraints de survivre dans des zones sauvages.
L’idée de Pamela Sargent est audacieuse et provocante : et si une société, pour se protéger des violences systémiques, en venait à écarter totalement les hommes de la civilisation ? Ce point de départ permet d’aborder des questions délicates sur le pouvoir, la peur et la dépendance entre les genres. Bien que les femmes détiennent ici le pouvoir, cette autorité repose sur une peur historique et une méfiance vis-à-vis des hommes, perçus comme la cause de l’ancienne chute de la civilisation.
Les personnages principaux, Birana et Arvil, incarnent deux perspectives opposées qui se rejoignent et se confrontent. Leur rencontre oblige les deux personnages à réexaminer les stéréotypes et les préjugés inculqués par leurs sociétés respectives. L’autrice démontre une grande subtilité en explorant la dynamique entre ces deux protagonistes : elle évite les simplifications en nous montrant que la méfiance, l’attirance, et l’incompréhension sont des sentiments mutuels, issus de contextes sociétaux profondément enracinés.
L’une des grandes réussites du roman réside dans sa capacité à explorer les notions de genre et de pouvoir sans tomber dans un manichéisme simpliste. Le monde que Sargent construit n’est ni un paradis pour les femmes ni un enfer pour les hommes. Les deux groupes sont, chacun à leur manière, prisonniers d’un système qui les prive d’une compréhension mutuelle, et d’une connexion humaine complète. La société des femmes, bien que prospère et sûre, se révèle aussi rigide et étouffante, tandis que les hommes, dans leur liberté sauvage, vivent dans la pauvreté et l’ignorance.
Malgré leur répugnance pour les hommes, les femmes ont toujours besoin du matériel génétique pour enfanter. Aussi, elles ont mis en place une religion autoritaire qui punit sévèrement toute désobéissance pour maintenir les hommes dans l’ignorance et la servitude. Des sanctuaires, dans lesquels les hommes se rendent pour prier la Dame et recevoir sa bénédiction, permettent aux femmes de récolter la semence sans avoir à approcher les hommes.
Les garçons qui sont enfantés sont expulsés très jeunes des cités, après avoir subi un lavage de cerveau pour qu’ils ne conservent aucun souvenir de leur vie à l’intérieur des cités, puis sont confiés aux hommes à l’extérieur. Les filles, quant à elles, sont élevées dans les cités. Les rares femmes qui vivent à l’extérieur parmi les hommes sont soumises à leur bon vouloir, réduites à l’esclavage et systématiquement violées.
C’est cette sauvagerie qui justifie la mise en place d’un matriarcat et de la dureté de ce système, comme le rappelle Birana : « A la façon dont vous vous comportez, vous ne faites que confirmer ce que pensaient nos ancêtres. »
Le rivage des femmes, c’est un récit dense, au contenu hautement humain qui questionne sur le clivage entre les sexes. Pamela Sargent offre une profondeur psychologique à ses personnages qui leur donne de la crédibilité et entraîne les lecteurices à réfléchir eux-mêmes sur ces questionnements sociétaux. J’ai aimé la plume intense et riche de l’autrice qui donne de la matière au récit et l’étoffe de manière à développer une intrigue soutenue.
Pamela Sargent fait preuve d’une grande maîtrise de son style, tout en sobriété et en précision. L’écriture claire et directe rend l’ouvrage accessible et permet de se concentrer sur les idées plutôt que de distraire par des artifices stylistiques. Elle parvient, grâce à un grand sens du détail, à dépeindre un univers post-apocalyptique sans alourdir le texte de longues descriptions, de manière à nous plonger au mieux dans ce possible futur.
Loin des écueils, elle adopte un ton nuancé en campant des protagonistes aux dimensions multiples, sans jamais tomber dans un manichéisme simpliste. L’action progresse lentement, mais ce rythme sert son propos : elle privilégie le développement de ses personnages et des idées aux rebondissements spectaculaires, et c’est cette lenteur calculée qui permet à ses thèmes de s’épanouir pleinement.
Lire le rivage des femmes en 2024 permet d’apporter un regard contemporain sur un récit en avance sur son temps, qui posait déjà des questions sur les rapports entre hommes et femmes, sur l’égalité des genres, la sexualité. C’est une référence incontournable de la SF et du féminisme que je ne peux que vous recommander de découvrir.
Paru le 06/11/2024
552 pages
Mnémos éditions
25,00 €
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