Quelle est la plus belle scène de l’histoire du cinéma ? Question puérile diront certains. D’autres sauteront sur l’occasion pour invoquer le tout rouge Johnny Boy une fille à chaque bras, Motorcycle Boy qui rêvasse à la Californie, ou Redmond Barry fixant Lady Lyndon à la table de jeu, et la séduit par la seule intensité de son désir, sur le rythme lancinant de Franz Schubert…
Le 13/11/2024 à 17:45 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
13/11/2024 à 17:45
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Cette dernière scène est tirée d’un des plus beaux films du monde, Barry Lyndon. Au minimum, du « plus beau film jamais réalisé en costumes », selon les vœux mêmes de son réalisateur, Stanley Kubrick. Le maître nous a quittés le 7 mars 1999, dans son manoir de Childwickbury, installé à une heure de Londres.
Y vit toujours la dernière femme du cinéaste, Christiane Kubrick. ActuaLitté a eu la chance de pouvoir s’y rendre, grâce à François Betz, fondateur des éditions Simeio, qui porte un beau livre dédié à Barry Lyndon. Le premier véritablement sérieux autour du chef d'œuvre.
On est dans la campagne anglaise à la James Ivory, avec ses pelouses taillées et sa hautaine solitude. L’héritage élisabéthain se mêle aux rénovations, les anciennes écuries sont vides. À l’intérieur, on se retrouve dans une grande baraque comme une autre, avec ses chiens, et Tracy, qui s’occupe des lieux depuis 47 ans. À l’entrée, les masques d’Eyes Wide Shut tout de même. Dans la large cuisine, la table de Shining, et dans le jardin, les tombes de Stanley et sa fille Anya, disparue en 2009. On nous offre des pâtisseries inacceptables en France, tellement elles sont lourdes.
Au casting (de l’ouvrage de Simeio), entre autres, le regretté Michel Ciment, Lady Lyndon Marisa Berenson, le beau-frère de Kubrick et producteur exécutif pour ses quatre derniers films, Jan Harlan, ou la fille adoptive du cinéaste, Katharina Kubrick. Barry Lyndon et sa source littéraire, Barry Lyndon et les inspirations picturales, Barry Lyndon et la musique, le montage, l’image. Paul Newman d'abord, et finalement Ryan O’Neil, les costumes, les difficultés logistiques… Tout est traité avec force de détails, de précision et de pénétration, le tout agrémenté d’une vaste iconographie qui vaut mille mots.
À l’occasion de notre rencontre avec Jan Harlan et Katharina Kubrick, concentrons-nous sur la production et le Kubrick plus intime, lui qui fut un homme si difficile à cerner, à l’image de ses meilleurs films. Le juif natif de New York avait atteint un stade où l’expérience était tout, et le message, tributaire de la seule qualité des antennes de chaque spectateur. Un cinéma autant cosmique qu’arrimé à la seule nature humaine, inchangée depuis l’apparition du monolithe noir. Ou dit autrement, à hauteur de subconscient, même quand il s’agit de raconter les années 1750 et des poussières.
Les parties les plus importantes du film (Ndr : Barry Lyndon) sont les parties mystérieuses, au-delà de la raison et du langage.
- Stanley Kubrick, The New York Times, 1976
Pour le beau-frère, Barry Lyndon fut le premier film de Stanley Kubrick, pour lequel il officia en tant que producteur délégué. Avant, il a assisté le réalisateur dans la préparation de Napoléon, « un projet dont il rêvait depuis longtemps. La préparation a duré plus de deux ans mais le projet est resté à l’état de rêve car la MGM a fini par se rétracter. Elle ne croyait pas au budget et craignait que le film ne devienne tellement long qu’il faille le réaliser en deux parties. Stanley a été très déçu. »
Il continue : « J’étais prêt à retourner en Suisse ou en Allemagne, mais il m’a persuadé de rester parce que nous nous entendions à merveille. Ma tâche suivante a été d’acheter les droits cinématographiques du roman d’Arthur Schnitzler, La nouvelle rêvée. La Warner Bros a signé un contrat, mais cette fois, c’est Stanley qui s’est retiré et a remplacé ce film-là par Orange mécanique sans pour autant oublier La nouvelle rêvée, devenu son dernier film trente ans plus tard, sous le titre Eyes wide shut. Tout de suite après, il y a eu Barry Lyndon. »
Barry Lyndon raconte l’ascension d’un Irlandais plein de sève, avant sa chute pour les raisons mêmes qui l’ont fait atteindre les sommets. Une thématique universelle, d’Achille à Cyril Hanouna. Logique aussi que le tournage se déroule dans le pays de Roy Keane. Problème : il s’est tenu au début des années 70, en pleine guerre civile. Jan Harlan raconte : « Nous avons appris plus tard qu’au début, le tournage avait été bien toléré par les éléments invisibles favorables à l’IRA (armée irlandaise clandestine) ; tout s’était déroulé sans problème jusqu’au jour où l’IRA a envoyé un avertissement disant qu’elle s’en prendrait à la production ou même à Stanley Kubrick si nous n’arrêtions pas d’utiliser l’Irlande pour servir nos objectifs. Stanley est parti le jour même avec sa famille, et le tournage s’est arrêté. »
L'équipe britannique a quitté l’Irlande dans les jours suivants, pour installer une nouvelle base à Salisbury, dans le Wiltshire, au sud-ouest de l’Angleterre. Par chance, toutes les scènes essentielles dans les principaux lieux irlandais avaient déjà été filmées. Seul inconvénient : la production a coûté plus cher encore… Et le long-métrage a finalement été le plus grand échec financier de la carrière du cinéaste...
Le film n’a pas eu de succès dans le monde anglophone ni en Europe du Nord, mais il a très bien marché au Japon et dans les pays du bassin méditerranéen – France, Espagne, Italie, Grèce et Portugal. « Barry Lyndon est un film qui nous plonge dans la même émotion que nous pouvons ressentir devant les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature », a notamment affirmé la plus importante figure de Cinecittà, Federico Fellini.
Dès qu'il est question de Barry Lyndon, les journalistes se précipitent sur la caractéristique phare du film : l'éclairage à la bougie. La prouesse technique et artistique étaient réelles : une Mitchell BNC modifiée par Ed DiGiulio, un technicien caméra bien connu à Los Angeles de l’époque, a permis de filmer des scènes éclairées uniquement par des bougies – « une manière de saluer les maîtres anciens, dont les peintures montraient si magnifiquement le contraste majeur entre ombre et lumière », commente Jan Harlan. Une caméra unique au monde, et chère. Un tournage long et laborieux, en raison des bougies dont la hauteur changeait constamment, engendrant de sérieux problèmes de continuité pour le montage final.
« Mais au bout du compte, Stanley a réussi à faire un film dont il était fier, même si le grand public ne partageait pas sa vision. Et puis, Barry Lyndon avait tout ce qu’il fallait pour perdurer, et des générations plus tard, des passionnés en parlent encore en admirant l’homme qui a filmé une histoire dévastatrice à la lueur de bougies », constate Jan Harlan.
Le secret du cinéaste, selon son beau-frère ? « Il faisait les films pour lui-même. » Un spectateur plus exigeant que les autres néanmoins. Un exemple : il aura fallu 10 jours pour tourner les dernières secondes du long-métrage. Il fallait que chaque mouvement des visages, chaque geste, soit parfaitement synchronisé avec la musique...
Jan Harlan fait le lien entre cette dernière scène et celle de séduction, évoquée plus haut, entre Redmond Barry et Lady Lyndon, en partant de la bande son : « Ce trio pour piano de Schubert avait été composé au début du romantisme, donc trente ans après l’époque où Barry Lyndon se déroule ; il correspondait si bien au film que Stanley a mis de côté ses préoccupations en matière d’exactitude historique. Il a absolument tenu à passer ce morceau au moment où Barry, plein d’aplomb, commence à séduire Lady Lyndon, morceau repris à la fin du film, comme pour couper le silence dans une scène sans paroles décrivant la fin de cette saga ; une scène suivie aussitôt d’un carton nous rappelant avec mélancolie le sort final des personnages ainsi que le nôtre. »
(La dernière scène débute à partir de 2:40)
Auprès d’ActuaLitté, le beau-frère du cinéaste conclut : « Un grand cinéaste ne doit pas seulement être un artiste, il doit aussi avoir le pouvoir de persuasion, pour convaincre les autres de réaliser sa vision. Cela fait partie intégrante de ses qualités, au-delà du talent purement artistique. »
Je ne suis pas certain de pouvoir dire qu’il y a un film que je préfère parmi tous ceux de Kubrick, mais je reviens sans cesse à Barry Lyndon. Sans doute parce que cela reste une expérience émotionnelle très profonde. L’émotion est transmise par le mouvement de la caméra, la lenteur du rythme, la façon dont les personnages se déplacent par rapport à leur environnement.
Les gens ne l’ont pas compris quand le film est sorti. Beaucoup ne l’ont toujours pas compris aujourd’hui. En fait, on assiste, image après image d’une beauté exquise, à [...] un film terrifiant parce que toute cette beauté éclairée à la bougie n’est rien d’autre qu’un voile sur la pire des cruautés. Mais une cruauté bien réelle, celle que l’on voit tous les jours dans notre société policée.
- Martin Scorsese
À LIRE - Le livre censuré par Stanley Kubrick bientôt publié
Laissons le mot pour la fin à Michel Ciment, décédé il y a tout juste un an, qui a offert à François Betz, pour ce beau livre, l’une de ses paroles publiques : « Ce récit est aussi celui d’un personnage né dans la pauvreté qui est détruit par un système de classe impitoyable. Barry émeut davantage que les autres protagonistes des années 70, le Alex de Large d’Orange mécanique ou le Jack Torrance de Shining. Ce qui rend Barry Lyndon l’un des protagonistes les plus attachants de son œuvre c’est qu’il subit autant qu’il agit lui-même. Ce qui est beau dans le film, c'est le point de vue du metteur en scène sur son personnage, une sorte de regard attristé sur un être balloté par les évènements. L’art de Kubrick illustre à merveille le propos de Hegel dans son Esthétique : “L’art occupe le milieu entre la sensibilité pure et la pensée pure”. »
Crédits photo : Christiane et Katharina Kubrick, et Jan Harlan
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 29/10/2024
172 pages
Editions Simeio
59,00 €
2 Commentaires
Al Boman
13/11/2024 à 18:14
Un film qui m'a peu intéressé et donc peu marqué. Je trouve qu'il manque quelque chose au cinéma de Kubrick.
Peut-être la même chose qu'il manque au cinéma des frères Cohen. Une certaine empathie pour leurs héros. C'est froid, distant, les personnages sont mis au service d'une narration, d'une idée, mais l'histoire ne les sert pas : ils ne sont que les variables d'une démonstration toute théorique. On sent la trame, mais pas la vie. On voit le motif, mais pas le tapis.
Frog Lemon
20/11/2024 à 09:29
"Je trouve qu'il manque quelque chose au cinéma de Kubrick"
Petit marrant.
Restez devant la télé.